La mathématisation du temps

Jean-Pierre Castel (X68) et Jean-Claude Simard publient La Mathématisation du temps. De la science hellénistique à la science moderne. Appréciations d’un camarade historien des sciences.
Il s’agit du 50e ouvrage de la collection Zêtêsis, qui a été fondée en 1998 par les Presses de l’Université Laval (Québec) et dont la plupart des volumes sont coédités avec la prestigieuse librairie philosophique Vrin à Paris. Les deux auteurs affichent dès le départ – sachons leur en gré – leurs deux thèses philosophiques, qu’ils vont développer longuement, avec force références (de Lucrèce à Koyré en passant par Nicolas Oresme et Michel Serres) et grande érudition – la philosophie n’est-elle pas partie intégrante de son histoire, se nourrissant de son passé ?
La première est que la révolution scientifique de la Renaissance relève plus de la mathématisation du temps que de celle de la nature – comme on le croit trop souvent, répétant à l’envi la fameuse phrase attribuable à Galilée (« La nature est un livre écrit en langage mathématique »). Les Grecs maîtrisaient la mathématique et l’appliquaient à de nombreux phénomènes physiques naturels.
« La révolution scientifique de la Renaissance relève plus de la mathématisation du temps que de celle de la nature. »
En fait, c’est véritablement l’énoncé du principe d’inertie par Galilée (« le mouvement rectiligne uniforme, c’est comme rien », pour paraphraser le savant) qui constitue la révolution de la science moderne – bien plus que, par exemple, l’héliocentrisme, simple phénomène naturel (et déjà discuté par les Grecs). Et, ce faisant, l’acceptation et la représentation mentale du temps comme grandeur physique, accessoirement mathématique : « Le mouvement inertiel fournissait ainsi l’horloge qui battait la mesure du temps uniforme » ; ou, mieux, en anglais, an inertial body is a clock beating absolute time, Richard T. Arthur, 2007 (p. 164) – quoiqu’attention au temps absolu, nous dira Einstein.
« Si mathématisation du temps il y a, la relativité restreinte en est l’apothéose. »
Le même Einstein qui approuve par anticipation (1936) nos auteurs : « la loi d’inertie marque le premier progrès de la physique, on peut même dire son début réel » (p. 75). Relevons d’ailleurs que, si mathématisation du temps il y a, la relativité restreinte en est l’apothéose (provisoire ?), rapportant ce temps à un facteur algébrique γ tout en lui soustrayant xv/c² (formules de Lorentz) ! Mais, on l’aura compris, l’ouvrage, déjà complet, s’arrête à la science moderne.
Sa deuxième thèse consiste dans le rejet de « l’origine soi-disant chrétienne de la science moderne », idée il est vrai largement diffusée, avec en annexe une critique acérée de l’article fameux d’Alexandre Kojève (1964) sur le sujet. Méritait-il cet excès d’honneur ? Et, d’ailleurs, pourquoi cette éclosion d’une science moderne aurait-elle dû attendre 1 500 ans après J.-C. ? Notre camarade Castel poursuit ici son long et consistant travail, entamé dans de précédents ouvrages, visant à clarifier les rapports entre science et monothéisme(s), celle-là ne devant rien à ceux-ci, selon lui. La discussion historique est menée minutieusement, toute analyse rapide risquant de conduire à des carambolages idéologiques, comme le relèvent non sans ironie les auteurs (de type : Kojève aurait fait une « inversion de l’affaire Galilée, montrant que non seulement le christianisme ne se confond pas avec l’obscurantisme, mais qu’il aurait donné son impulsion à la technoscience » ! p. 51).
“On peut accepter plusieurs vérités, même contradictoires.”
Pour ma part, sans être adepte du feyerabendisme (anything goes), et loin d’être relativiste, j’ai tendance à penser que, pour chacune des deux thèses exposées dans cet ouvrage, on peut accepter plusieurs vérités, même contradictoires (ce qui peut choquer plus d’un polytechnicien !), en pondérant chacune de ces vérités dans l’opinion globale que l’on se fait d’un sujet. Je m’en tiens à l’aphorisme émerveillé d’Einstein (« le plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ») : car tout est affaire de compréhension(s), de réflexion, de plans d’analyse différents – cet ouvrage important, érudit et charpenté, nous invite à cette réflexion.
La Mathématisation du temps. De la science hellénistique à la science moderne, Jean-Pierre Castel (X68), Jean-Claude Simard, PUL & Vrin, 2024, 525 pages, 44 €
Commentaire
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Après avoir médité sur le temps des horloges et lu l’Ordre du temps de Carlo Rovelli, je me demande si cet ouvrage ne mériterait un supplément sur la disparition du temps dans les équations de la physique (quantique) contemporaine.