Mathematisation du temps

La mathématisation du temps

Dossier : ExpressionsMagazine N°805 Mai 2025
Par Alexandre MOATTI (78)

Jean-Pierre Cas­tel (X68) et Jean-Claude Simard publient La Mathé­ma­ti­sa­tion du temps. De la science hel­lé­nis­tique à la science moderne. Appré­cia­tions d’un cama­rade his­to­rien des sciences.

Il s’agit du 50e ouvrage de la col­lec­tion Zêtê­sis, qui a été fon­dée en 1998 par les Presses de l’Université Laval (Qué­bec) et dont la plu­part des volumes sont coédi­tés avec la pres­ti­gieuse librai­rie philo­sophique Vrin à Paris. Les deux auteurs affichent dès le départ – sachons leur en gré – leurs deux thèses phi­lo­so­phiques, qu’ils vont déve­lop­per lon­gue­ment, avec force réfé­rences (de Lucrèce à Koy­ré en pas­sant par Nico­las Oresme et Michel Serres) et grande éru­di­tion – la phi­lo­so­phie n’est-elle pas par­tie inté­grante de son his­toire, se nour­ris­sant de son passé ?

La pre­mière est que la révo­lu­tion scien­ti­fique de la Renais­sance relève plus de la mathé­ma­ti­sa­tion du temps que de celle de la nature – comme on le croit trop sou­vent, répé­tant à l’envi la fameuse phrase attri­buable à Gali­lée (« La nature est un livre écrit en lan­gage mathé­ma­tique »). Les Grecs maîtri­saient la mathé­ma­tique et l’appliquaient à de nom­breux phé­no­mènes phy­siques natu­rels.

« La révolution scientifique de la Renaissance relève plus de la mathématisation du temps que de celle de la nature. »

En fait, c’est véri­ta­ble­ment l’énoncé du prin­cipe d’inertie par Gali­lée (« le mou­ve­ment rec­ti­ligne uni­forme, c’est comme rien », pour para­phra­ser le savant) qui consti­tue la révo­lu­tion de la science moderne – bien plus que, par exemple, l’héliocentrisme, simple phé­no­mène natu­rel (et déjà dis­cu­té par les Grecs). Et, ce fai­sant, l’acceptation et la repré­sen­ta­tion men­tale du temps comme gran­deur phy­sique, acces­soirement mathé­ma­tique : « Le mou­ve­ment iner­tiel four­nis­sait ain­si l’horloge qui bat­tait la mesure du temps uni­forme » ; ou, mieux, en anglais, an iner­tial body is a clock bea­ting abso­lute time, Richard T. Arthur, 2007 (p. 164) – quoiqu’attention au temps abso­lu, nous dira Einstein.

« Si mathématisation du temps il y a, la relativité restreinte en est l’apothéose. »

Le même Ein­stein qui approuve par anti­ci­pa­tion (1936) nos auteurs : « la loi d’inertie marque le pre­mier pro­grès de la phy­sique, on peut même dire son début réel » (p. 75). Rele­vons d’ailleurs que, si mathé­ma­ti­sa­tion du temps il y a, la rela­ti­vi­té res­treinte en est l’apothéose (pro­vi­soire ?), rap­por­tant ce temps à un fac­teur algé­brique γ tout en lui sous­trayant xv/c² (for­mules de Lorentz) ! Mais, on l’aura com­pris, l’ouvrage, déjà com­plet, s’arrête à la science moderne.

Sa deuxième thèse consiste dans le rejet de « l’origine soi-disant chré­tienne de la science moderne », idée il est vrai lar­ge­ment dif­fu­sée, avec en annexe une cri­tique acé­rée de l’article fameux d’Alexandre Kojève (1964) sur le sujet. Méri­tait-il cet excès d’honneur ? Et, d’ailleurs, pour­quoi cette éclo­sion d’une science moderne aurait-elle dû attendre 1 500 ans après J.-C. ? Notre cama­rade Cas­tel pour­suit ici son long et consis­tant tra­vail, enta­mé dans de pré­cé­dents ouvrages, visant à cla­ri­fier les rap­ports entre science et monothéisme(s), celle-là ne devant rien à ceux-ci, selon lui. La dis­cus­sion his­to­rique est menée minu­tieu­se­ment, toute ana­lyse rapide ris­quant de conduire à des caram­bo­lages idéo­lo­giques, comme le relèvent non sans iro­nie les auteurs (de type : Kojève aurait fait une « inver­sion de l’affaire Gali­lée, mon­trant que non seule­ment le chris­tia­nisme ne se confond pas avec l’obscurantisme, mais qu’il aurait don­né son impul­sion à la tech­nos­cience » ! p. 51).

“On peut accepter plusieurs vérités, même contradictoires.”

Pour ma part, sans être adepte du feye­ra­ben­disme (any­thing goes), et loin d’être rela­ti­viste, j’ai ten­dance à pen­ser que, pour cha­cune des deux thèses expo­sées dans cet ouvrage, on peut accep­ter plu­sieurs véri­tés, même contra­dictoires (ce qui peut cho­quer plus d’un poly­tech­ni­cien !), en pon­dé­rant cha­cune de ces véri­tés dans l’opinion glo­bale que l’on se fait d’un sujet. Je m’en tiens à l’aphorisme émer­veillé d’Einstein (« le plus incompréhen­sible, c’est que le monde soit com­pré­hen­sible ») : car tout est affaire de compréhension(s), de réflexion, de plans d’analyse dif­fé­rents – cet ouvrage impor­tant, éru­dit et char­pen­té, nous invite à cette réflexion.


La Mathé­ma­ti­sa­tion du temps. De la science hel­lé­nis­tique à la science moderne, Jean-Pierre Cas­tel (X68), Jean-Claude Simard, PUL & Vrin, 2024, 525 pages, 44 €

Commentaire

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J.-Y. Gres­serrépondre
6 juin 2025 à 17 h 56 min

Après avoir médi­té sur le temps des hor­loges et lu l’Ordre du temps de Car­lo Rovel­li, je me demande si cet ouvrage ne méri­te­rait un sup­plé­ment sur la dis­pa­ri­tion du temps dans les équa­tions de la phy­sique (quan­tique) contemporaine.

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