La maîtrise des contraintes d’exécution :

Dossier : La BanqueMagazine N°605 Mai 2005Par : Patrice de VILLEROY, associé, INEUMconsulting

Les délocalisations : un courant de fond

Les délocalisations : un courant de fond

La délo­cal­i­sa­tion, c’est-à-dire l’exé­cu­tion d’opéra­tions à par­tir d’un lieu de pro­duc­tion moins coû­teux dans une logique de long terme, est un mode de ges­tion de plus en plus util­isé par les grandes insti­tu­tions finan­cières. D’après une étude de Deloitte Research, le phénomène va pren­dre une ampleur con­sid­érable dans les années à venir : l’é­tude estime que deux mil­lions d’emplois vont quit­ter les secteurs financiers des pays indus­tri­al­isés en direc­tion des pays émer­gents d’i­ci 20081. Jusqu’à une péri­ode récente, seules les insti­tu­tions finan­cières anglo-sax­onnes avaient ten­té des délo­cal­i­sa­tions d’en­ver­gure. Ain­si, Cit­i­group et GE Cap­i­tal sont présents en Inde depuis plus de dix ans et emploient locale­ment plusieurs mil­liers de per­son­nes sur des fonc­tions finan­cières et de back-office bancaire.

Plusieurs fac­teurs peu­vent expli­quer cette avance sur les acteurs d’Eu­rope con­ti­nen­tale. D’une part, les résis­tances sociale et poli­tique sont moin­dres aux États-Unis ou en Grande-Bre­tagne qu’en Europe con­ti­nen­tale. D’autre part, les pays d’ac­cueil pro­posent une offre crédi­ble et peu coû­teuse pour servir ces grandes ban­ques et com­pag­nies d’as­sur­ances, fondée sur une main-d’œu­vre for­mée, ren­for­cée par une com­mu­nauté de langue — l’anglais — et des affinités cul­turelles. Enfin, les précurseurs améri­cains ou bri­tan­niques avaient dévelop­pé très tôt des straté­gies multi­na­tionales, où les délo­cal­i­sa­tions s’in­séraient logiquement.

Jusqu’à présent, le con­texte était dif­férent pour les ban­ques français­es. D’une part, du fait des résis­tances sociales qui ont pu ren­dre frileux les par­ti­sans des délo­cal­i­sa­tions. D’autre part, les pays fran­coph­o­nes, notam­ment ceux du bassin méditer­ranéen, ne dis­po­saient pas d’un poten­tiel de main-d’œu­vre suff­isam­ment fiable et for­mé pour rem­plac­er les postes étab­lis en France. Enfin, le niveau de matu­rité de l’in­dus­trie finan­cière française per­me­t­tait encore d’ex­téri­oris­er des réduc­tions des coûts sig­ni­fica­tives (notam­ment à tra­vers la con­cen­tra­tion du secteur), ren­dant les délo­cal­i­sa­tions moins oppor­tunes. Cette sit­u­a­tion est en train de chang­er. Les départs en retraite mas­sifs prévus à par­tir de 2006 vont fournir une occa­sion unique de redis­tribuer la géo­gra­phie des emplois ban­caires en lim­i­tant les con­séquences sociales.

Après quelques ten­ta­tives en Inde sur le mod­èle anglo-sax­on, les prin­ci­paux étab­lisse­ments français se tour­nent désor­mais vers le Maghreb. Min­imisées à l’ini­ti­a­tion des pro­jets d’ex­ter­nal­i­sa­tion vers l’Inde, les dif­férences cul­turelles, la langue, la dis­tance, le décalage horaire ont finale­ment con­sti­tué de réels obsta­cles à la réus­site de ces pre­mières expéri­ences. Le Maroc et la Tunisie ont dévelop­pé une main-d’œu­vre qual­i­fiée et une offre de ser­vice d’ex­ter­nal­i­sa­tion crédi­bles à même de repren­dre des activ­ités actuelle­ment basées en France. Des inci­ta­tions fis­cales récem­ment mis­es en place ont favorisé ce mou­ve­ment. Il existe ain­si un pen­dant fran­coph­o­ne aux cen­tres anglo­phones à bas coût tels que l’Inde. De plus en plus d’in­sti­tu­tions finan­cières se pré­par­ent donc à tir­er par­ti des délo­cal­i­sa­tions, cer­taines ayant déjà expéri­men­té la délo­cal­i­sa­tion de cen­tres d’ap­pels ou de fonc­tions de développe­ment informatiques.

Les leçons de l’expérience

Grâce à leur posi­tion de “suiveuses”, les ban­ques français­es peu­vent béné­fici­er du retour d’ex­péri­ence de leurs homo­logues anglo-sax­onnes. La pre­mière leçon, illus­trée par un sondage auprès de plusieurs grandes insti­tu­tions finan­cières, est l’im­por­tance de la plan­i­fi­ca­tion et de la mise en œuvre dans la réus­site d’une opéra­tion de délo­cal­i­sa­tion. Par­mi les opéra­tions étudiées, les pro­jets ayant man­qué leurs objec­tifs avaient en com­mun une péri­ode de plan­i­fi­ca­tion sig­ni­fica­tive­ment plus courte que la moyenne. Enfin, on a con­staté qu’après un échec les insti­tu­tions renonçaient générale­ment à pour­suiv­re d’autres délo­cal­i­sa­tions. À l’in­verse, l’ex­péri­ence acquise sur des délo­cal­i­sa­tions réussies est cap­i­tal­isée sur d’autres pro­jets sim­i­laires et de plus grande enver­gure. En effet, les insti­tu­tions finan­cières aguer­ries sont plus ambitieuses que les entre­pris­es délo­cal­isant pour la pre­mière fois : elles espèrent des économies supérieures de 60 %, réduisent leurs délais de plan­i­fi­ca­tion de plus de 20 %, et prévoient de délo­calis­er des effec­tifs supérieurs à 50 %. Inté­grée dans la stratégie et bien maîtrisée, la délo­cal­i­sa­tion engen­dre un cer­cle vertueux et devient un véri­ta­ble avan­tage com­péti­tif sur les con­cur­rentes moins agiles.

Clés de la réussite : méthode et pragmatisme

Com­ment éla­bor­er un plan de mise en œuvre effi­cace ? Il est indis­pens­able de se repos­er sur une méthodolo­gie qui trait­era l’ex­haus­tiv­ité des aspects de la délo­cal­i­sa­tion. Une opéra­tion de délo­cal­i­sa­tion sus­cite deux types de prob­lé­ma­tiques : d’une part les ques­tions spé­ci­fiques aux délo­cal­i­sa­tions, et d’autre part les chantiers que l’on retrou­ve dans tout grand pro­jet de trans­for­ma­tion d’en­tre­prise : la direc­tion de pro­jet, l’é­val­u­a­tion économique, les sys­tèmes d’in­for­ma­tion, l’or­gan­i­sa­tion et les proces­sus, la con­duite du change­ment, la logis­tique et l’in­fra­struc­ture. La dif­fi­culté con­siste à pilot­er cha­cun de ces chantiers mal­gré la dis­tance géo­graphique, cul­turelle et par­fois lin­guis­tique des participants.

Les ques­tions pro­pres aux délo­cal­i­sa­tions sont par­ti­c­ulière­ment cri­tiques au démar­rage de l’opéra­tion, par­mi celles-ci on retien­dra en particulier :

  • quelles activ­ités transférer ?
  • les activ­ités délo­cal­isées peu­vent-elles servir plusieurs métiers ?
  • dans quelle région ?
  • com­ment péren­nis­er les béné­fices financiers atten­dus sous con­trainte d’un niveau min­i­mal de qual­ité con­forme au niveau actuel (proces­sus de cer­ti­fi­ca­tion, recrute­ment, moti­va­tion de la main-d’œuvre) ?
  • selon quels mod­èles juridique et financier ?
  • s’ag­it-il d’off­shoring ou d’out­sourc­ing ?
  • faut-il s’im­planter seul ou en partenariat ?
  • quelles sont les modal­ités de gou­ver­nance de la struc­ture locale ?
  • quelles sont les per­spec­tives de crois­sance à moyen terme ?


Arbi­tr­er de façon claire sur ces ques­tions est essen­tiel au démar­rage du pro­jet et afin d’éviter les remis­es en cause coû­teuses et sources de retards.

Pour être ” délo­cal­is­able “, une activ­ité doit sat­is­faire plusieurs critères, en particulier :

  • être stan­dard­is­ée, suiv­re des règles de ges­tion claires et facile­ment assim­i­l­ables, être large­ment informatisée ;
  • deman­der un min­i­mum de con­tacts physiques avec les clients ou les autres activ­ités de la banque, et les inter­faces-inter­ac­tions avec les autres activ­ités doivent être pré­cisé­ment identifiées ;
  • représen­ter un vol­ume de trans­ac­tions et des effec­tifs suff­isants à moyen long terme pour que les économies prévues cou­vrent le coût de l’opéra­tion. Pour attein­dre ce degré de matu­rité et envis­ager une délo­cal­i­sa­tion, la banque doit avoir opti­misé les activ­ités domes­tiques concernées.


Au fil des ratio­nal­i­sa­tions de sys­tèmes et de proces­sus, de plus en plus d’ac­tiv­ités répon­dent à ces critères. Après les développe­ments infor­ma­tiques et les fonc­tions compt­a­bles, les ban­ques les plus avancées procè­dent même aujour­d’hui à la délo­cal­i­sa­tion de proces­sus méti­er tels que l’ad­min­is­tra­tion de crédit.

En ce qui con­cerne la région de des­ti­na­tion, le choix doit pren­dre en compte des fac­teurs mesurables, mais égale­ment l’élé­ment cul­turel, sou­vent plus dif­fi­cile à éval­uer. Les critères mesurables illus­trent les prin­ci­paux objec­tifs et risques des délocalisations :

  • objec­tifs financiers : coût du tra­vail et de l’im­mo­bili­er, con­di­tions fis­cales et inci­ta­tions gouvernementales ;
  • objec­tifs opéra­tionnels : apti­tudes lin­guis­tiques, dis­tance et décalage horaire avec la France ;
  • risques poli­tiques et économiques : pro­tec­tion de la pro­priété intel­lectuelle, sta­bil­ité poli­tique du pays ;
  • risques humains : com­pé­tences disponibles sur le marché du tra­vail et à tra­vers le sys­tème d’en­seigne­ment, mécan­ismes de réten­tion des ressources critiques.


Quant à l’élé­ment cul­turel, il est impor­tant de ne pas le sous-estimer. Suiv­ant ce critère, le Maroc et la Tunisie restent des des­ti­na­tions priv­ilégiées pour les activ­ités français­es. La plu­part des grandes ban­ques français­es en con­nais­sent l’en­vi­ron­nement à tra­vers leurs fil­iales locales. Mal­gré des coûts plus élevés, le Québec con­stitue égale­ment une région d’ac­cueil à con­sid­ér­er. La ges­tion de l’é­cart cul­turel passe aus­si par les échanges de per­son­nels : une pra­tique effi­cace est d’im­merg­er au siège français les futurs respon­s­ables, pen­dant plusieurs mois avant de les envoy­er diriger les activ­ités délo­cal­isées dans leur pays d’origine.

Quant au mod­èle juridique et financier, il peut pren­dre plusieurs formes : entité con­trôlée à 100 %, joint-ven­ture, exter­nal­i­sa­tion auprès d’un prestataire local. Le choix d’un mod­èle résulte d’un équili­bre entre le degré de con­trôle souhaité par la banque, la flex­i­bil­ité d’évo­lu­tion req­uise, la rapid­ité de mise en œuvre et l’ac­cord entre la cul­ture de la mai­son mère et celle du cen­tre délocalisé.

Une fois la cible définie, les retours d’ex­péri­ence sur ce genre de pro­jet s’ap­par­entent beau­coup aux leçons tirées de grands pro­jets d’in­té­gra­tion post­fu­sion ou de mise en place de grands sys­tèmes d’in­for­ma­tion, avec des reflets spé­ci­fiques aux délo­cal­i­sa­tions. D’abord, les erreurs de per­spec­tives sont fréquentes, surtout lorsque la délo­cal­i­sa­tion est une “pre­mière” pour la banque et que le pays d’ac­cueil est mal connu :

  • sous-esti­ma­tion des délais de mise en œuvre, aus­si bien pour le recrute­ment et la for­ma­tion du per­son­nel local que pour les négo­ci­a­tions avec des parte­naires de cul­ture com­mer­ciale et légale différente ;
  • éval­u­a­tion erronée des capac­ités des prestataires ou des employés locaux (par exem­ple, il n’est pas rare de sures­timer les com­pé­tences fonc­tion­nelles des prestataires de ser­vice indi­ens, sou­vent issus de l’ex­ter­nal­i­sa­tion informatique) ;
  • éval­u­a­tion incom­plète des con­traintes régle­men­taires, sur des thèmes tels que la pro­tec­tion des don­nées ou l’ac­ces­si­bil­ité des infor­ma­tions à des fins d’au­dit. Sur le plan fis­cal, une esti­ma­tion erronée des impacts fis­caux peut sérieuse­ment lim­iter l’in­térêt économique du projet ;
  • absence ou insuff­i­sance des plans de sec­ours et de repli.


L’autre grande caté­gorie de dif­fi­cultés con­cerne la ges­tion du change­ment. Les effets d’une délo­cal­i­sa­tion dépassent bien sou­vent les seules activ­ités déplacées. Ils rejail­lis­sent sur l’im­age de l’en­tre­prise, remet­tent en cause les habi­tudes de tra­vail pour “ceux qui restent”, et mod­i­fient les pra­tiques de man­age­ment. Ain­si, l’ex­péri­ence mon­tre que les pro­jets de délo­cal­i­sa­tion souf­frent fréquemment :

  • du manque de sup­port et d’ori­en­ta­tion de la part de la direc­tion générale, qui est pour­tant à l’o­rig­ine de la délo­cal­i­sa­tion dans la plu­part des cas ;
  • de la dif­fi­culté à traiter les pres­sions externes : per­son­nel de la com­pag­nie, opin­ion publique, gou­verne­ment, etc.;
  • de la dif­fi­culté à mobilis­er le per­son­nel et l’en­cadrement sur un pro­jet dont ils peu­vent se sen­tir les “vic­times”. Le trans­fert de leurs con­nais­sances vers la nou­velle implan­ta­tion est pour­tant indis­pens­able pour assur­er une tran­si­tion sans heurt.

Le savoir-faire en matière de délocalisation : un capital rentable

En fin de compte, la ques­tion qui se pose aux ban­ques français­es n’est plus “faut-il délo­calis­er ?”, car la plu­part ont déjà répon­du par l’af­fir­ma­tive. La ques­tion est main­tenant : “com­ment acquérir la capac­ité de plan­i­fi­ca­tion et d’exé­cu­tion qui fera la dif­férence entre une réus­site et un échec ?”. Pour les insti­tu­tions engagées dans la voie des délo­cal­i­sa­tions, cette capac­ité est un cap­i­tal et son acqui­si­tion un investisse­ment rapi­de­ment rentable à con­di­tion d’en maîtris­er le proces­sus de mise en œuvre.

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1.
“The Cusp of a Rev­o­lu­tion : How off­shoring will trans­form the finan­cial ser­vices indus­try”, Deloitte Research, 2003.

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