La grande guerre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°699 Novembre 2014Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Plus encore que la Deuxième Guerre mon­diale, c’est la Pre­mière qui aura mar­qué le plus fort l’évolution des arts, et par­ti­cu­liè­re­ment de la musique.

Sans doute est-ce parce que les hommes y décou­vraient l’horreur des mas­sacres de masse à une échelle incon­nue jusque-là. Mais tous les artistes n’ont pas été affec­tés de la même manière.

Tan­dis que la guerre empor­tait de jeunes com­po­si­teurs par­mi les­quels se trou­vaient peut-être un futur Bach ou Mozart, d’autres, res­tés à l’arrière, igno­raient le cata­clysme qui secouait l’Europe.

Erik Satie

Il est dur d’être un pré­cur­seur. Satie en a su quelque chose, qui n’a connu aucun suc­cès de son vivant, est mort dans la misère et qui serait bien éton­né d’apprendre que ses Gym­no­pé­dies font aujourd’hui par­tie des « tubes » que l’on peut entendre sous toutes les formes et en tous lieux, y com­pris dans les ascenseurs.

Le com­po­si­teur qui écri­vait des lettres tota­le­ment far­fe­lues pour poser sa can­di­da­ture – en vain, évi­dem­ment – à la direc­tion du Conser­va­toire de Paris, aura influen­cé la musique de son temps, de Stra­vins­ki à Pou­lenc, y com­pris celle de Ravel qu’il détestait.

Ami de Ver­laine puis com­pa­gnon des sur­réa­listes, proche de Man Ray et Jean Coc­teau, entre autres, Satie avait 48 ans quand écla­ta la Pre­mière Guerre mon­diale. Un disque tout récent publié par Skar­bo (que dirige notre cama­rade Jean-Pierre Férey) pré­sente une ver­sion orches­trale d’une cin­quan­taine de pièces écrites entre 1912 et 1915, par l’Orchestre régio­nal de Basse-Nor­man­die1.

Il s’agit de pièces très courtes – la plus longue n’excède guère deux minutes – dont les titres – Les Trois Valses dis­tin­guées du pré­cieux dégoû­té, Véri­tables Pré­ludes flasques (pour un chien), Les Avant-der­nières Pen­sées, etc., sans doute expres­sion d’une pudeur qui se réfu­gie der­rière une agres­sive volon­té de déri­sion – ne témoignent en rien de leur qua­li­té musi­cale : mélo­dies élé­gantes et qua­si ato­nales, uti­li­sa­tion nova­trice du contre­point, extrême conci­sion – on pour­rait dire musique concentrée.

Le mini­ma­lisme de Satie est à l’origine de toute une école contem­po­raine et a pro­fon­dé­ment influen­cé John Cage, notam­ment. Ajou­tons que l’orchestration, due à Michel Decoust, est remar­quable, fouillée et sub­tile et rend délec­tables des pièces qui, au pia­no, sont par­fois aus­tères en rai­son de leur briè­ve­té même.

Les musiciens et la grande guerre

Sous ce titre, les édi­tions Hor­tus ont entre­pris un pro­jet ambi­tieux : publier des pièces de com­po­si­teurs connus ou incon­nus, com­po­sées entre 1914 et 1918 et réunies en volumes dont les trois der­niers viennent de paraître.

Les mélo­dies du volume IV – genre en vogue au début du XXe siècle – sont inter­pré­tées par le bary­ton Marc Mauillon accom­pa­gné au pia­no par Anne Le Bozec2. L’essentiel de ce recueil est consa­cré à des musi­ciens morts au com­bat, des deux côtés. On ne peut écou­ter sans avoir la gorge ser­rée les mélo­dies de Fritz Jür­gens, André Devaere, Rudi Ste­phan, Fre­de­rick Kel­ly, Fer­nand Hal­phen, George But­ter­worth, Ernest Far­rar, tous fau­chés entre 1914 et 1916 et aus­si celles de Ivor Gur­ney, reve­nu de la guerre fou et de Erwin Schul­hoff, com­po­si­teur tchèque mort en 1942 dans un camp de concentration.

CD Les musiciens et la grande guerre chez HortusCe qui frappe d’emblée dans ces pièces, c’est leur charge émo­tion­nelle et, sou­vent, la mélan­co­lie qui les anime. Plu­sieurs d’entre elles sont très nova­trices dans la forme – celles de Ste­phen, Devaere, Schul­hoff notam­ment – et laissent aper­ce­voir ce qu’aurait pu être l’œuvre du com­po­si­teur si la vie lui en avait lais­sé le temps.

Sous le titre La nais­sance d’un nou­veau monde, le volume V réunit des pièces pour vio­lon­celle et pia­no de Schul­hoff, Bridge, Gra­na­dos, Boul­nois, de La Presle, par Tho­mas Duran, vio­lon­celle, et Nico­las Mal­larte, pia­no 3. L’ensemble témoigne de l’évolution déci­sive de la musique en ce début de siècle.

Mais ce sont les Sonates de Schul­hoff et de Boul­nois qui sont les plus mar­quantes, tout par­ti­cu­liè­re­ment celle de Boul­nois, mort en 1918, qui rompt avec la musique « dis­tin­guée » et annonce ce que seront les pièces dures et crues de Stra­vins­ki et Bartok.

On retrouve Boul­nois avec un Cho­ral dans le volume VI, dénom­mé Méta­mor­phose, consa­cré à des pièces pour orgue, jouées par Tho­mas Mon­net sur l’orgue de Dude­lange (Luxem­bourg) 4. À l’exception de Boul­nois, les com­po­si­teurs ne sont pas tom­bés à la guerre mais toutes les œuvres enre­gis­trées ont été com­po­sées à cette époque, et sont, à deux excep­tions près (la Toc­ca­ta de Pro­ko­fiev et le Tom­beau de Cou­pe­rin de Ravel, qui sont des trans­crip­tions de pièces pour pia­no), mar­quées par la tra­gé­die qui secouait l’Europe.

On écou­te­ra avec émo­tion la der­nière œuvre de Max Reger, Traue­rode, com­po­sée peu avant sa mort – d’une crise car­diaque – en 1916. Au total, trois recueils pas­sion­nants, qui démontrent, s’il en était besoin, com­ment un évé­ne­ment majeur influence l’art – ici la musique mais ce fut vrai aus­si pour la pein­ture, voir les peintres expres­sion­nistes alle­mands – de manière indélébile.

Il ne s’agit pas d’une mode, mais d’une bles­sure : après 1918, plus ne sera jamais comme avant.

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1. 1 CD SKARBO
2. CD WW1 MUSIC
3. 1 CD WW1 MUSIC
4. 1 CD WW1 MUSIC

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