diversité territoriale française : la France Catholique

La diversité territoriale française dans les domaines politique et social

Dossier : TerritoiresMagazine N°760 Décembre 2020
Par Hervé LE BRAS (X63)

Les cir­con­stances économiques et poli­tiques récentes sont évo­quées d’habitude pour expli­quer les résul­tats des élec­tions. Elles ser­vent de déto­na­teur, mais le ter­rain sur lequel elles influ­ent est déter­miné par une his­toire poli­tique, anthro­pologique et sociale anci­enne, voire très anci­enne dans la plu­part des cir­con­stances, comme on le véri­fiera ici sur cinq exem­ples marquants.

Lorsqu’on trace sur une carte la vari­a­tion ter­ri­to­ri­ale de l’intensité d’un compor­tement poli­tique ou social en France, presque tou­jours des formes appa­rais­sent, quelle que soit l’échelle, et non une répar­ti­tion aléa­toire. Des con­ti­nu­ités et sou­vent de vastes zones assez homogènes, qui se main­ti­en­nent au cours du temps avec de faibles vari­a­tions, dessi­nent une mosaïque ou une mar­que­terie plutôt qu’un archipel ou un kaléi­do­scope. On a l’impression d’observer une para­doxale con­ta­gion immo­bile comme on va le véri­fi­er sur les exem­ples qui suiv­ent. De telles formes n’existent pas de tout temps. Elles sont apparues à un cer­tain moment, puis elles se sont rapi­de­ment stabilisées. 

Pour en com­pren­dre l’origine et l’évolution, il faut pass­er de la mor­pholo­gie à la mor­phogenèse. Le proces­sus de leur créa­tion et de leur immo­bil­i­sa­tion obéit dans de très nom­breux cas à un schème en trois phas­es : l’événement, le ter­rain et la réac­tion de l’environnement. On observe cette trilo­gie dans les cinq cas qui suivent. 

Premier exemple : le CPNT

À l’élection prési­den­tielle de 2002, Jean Saint-Josse s’est présen­té sous l’étiquette Chas­se, pêche, nature et tra­di­tions (CPNT). Il a obtenu de forts scores dans plusieurs endroits, par­ti­c­ulière­ment autour de la baie de Somme où il a récolté dans cer­taines com­munes plus de 30 % des suf­frages. L’événement fon­da­teur était une cir­cu­laire européenne adop­tée peu de temps aupar­a­vant qui inter­di­s­ait la chas­se tra­di­tion­nelle aux oiseaux migra­teurs dans les vasières à l’embouchure de la Somme. Les chas­seurs, mais aus­si ceux qui s’en sen­taient proches et le jour­nal région­al le Cour­ri­er picard, ont vive­ment man­i­festé leur mécon­tente­ment qui s’est traduit un peu plus tard dans les urnes.

diversité territoriale française vue par le vote CPNT entre 2002 et 2007
Pour­cent­age de suf­frages exprimés en faveur de Jean Saint-Josse à l’élection prési­den­tielle de 2002 et de Frédéric Nihous à celle de 2007 sous l’étiquette CPNT.

La carte mon­tre un ter­rain très pré­cis de ce vote. Il s’étend, en s’amenuisant, à tout le départe­ment de la Somme et à une grande par­tie de celui du Pas-de-Calais, mais il n’arrive pas à pénétr­er ceux de la Seine-Mar­itime ni de l’Oise pour­tant voisins. Le vote CPNT se propage dans les cam­pagnes en con­tour­nant les villes petites ou grandes, Abbeville d’abord, puis Amiens, et finit par buter sur le chapelet urbain du sil­lon houiller. La fron­tière avec la Seine-Mar­itime et l’Oise qu’il ne parvient pas à franchir est aus­si celle de la cir­cu­la­tion du Cour­ri­er picard.

Ce ter­rain n’a rien de com­mun avec les géo­gra­phies sociales et poli­tiques locales : le sud de la Somme qui abri­tait de petites entre­pris­es d’étamage votait com­mu­niste et le nord, très agri­cole, à droite. Le chô­mage et la sous-instruc­tion étaient plus répan­dus dans toute la Somme et dans les villes que dans le sud du Pas-de-Calais. La carte fait penser à la prop­a­ga­tion d’une épidémie. À l’élection suiv­ante où Frédéric Nihous avait rem­placé Saint-Josse comme can­di­dat CPNT, la répar­ti­tion spa­tiale des votes est restée à peu près la même, bien que glob­ale­ment à un niveau plus faible. En fait de con­ta­gion, la géo­gra­phie du vote CPNT s’est figée, comme vitrifiée. 

La rai­son n’est pas dif­fi­cile à trou­ver : les par­tis tra­di­tion­nels, d’abord pris de court, avaient récupéré les thèmes de CPNT, le can­di­dat com­mu­niste (et député élu) Maxime Gremetz allant jusqu’à défil­er en tête d’une man­i­fes­ta­tion de chas­seurs-pêcheurs. On a donc bien les trois phas­es annon­cées, l’événement avec le règle­ment européen sur la chas­se, le ter­rain avec la préférence pour les cam­pagnes et l’aire de dif­fu­sion du Cour­ri­er picard, et la con­trainte de l’environnement con­sti­tué par les par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels. On va retrou­ver ces trois élé­ments chez les Bon­nets rouges bretons.

Deuxième exemple : les Bonnets rouges

Votée en 2009, une taxe sur les poids lourds devait entr­er en vigueur au 1er jan­vi­er 2015. Elle a soulevé la colère des Bre­tons que leur éloigne­ment du cen­tre de l’Europe con­damnait à une impo­si­tion plus élevée que le reste de la France. Des man­i­fes­ta­tions d’opposition à la taxe se dévelop­pent dès 2013 au cœur de la Bre­tagne. Elles se pla­cent sous la ban­nière des Bon­nets rouges, référence à une révolte sauvage­ment matée par Louis XIV en Cornouaille et dans le Poher. Les man­i­fes­tants sabo­tent les por­tails chargés de récolter la taxe. Devant l’agitation, le gou­verne­ment cède et retire son pro­jet en novem­bre 2014.

Forts de cette rec­u­lade, les Bon­nets rouges présen­tent une liste aux élec­tions régionales de 2015. Voilà pour l’événement. Le ter­rain main­tenant : les voix obtenues par cette liste dessi­nent sur la carte une grosse tache à cheval sur le Fin­istère et les Côtes‑d’Armor, dans les régions du Huel­go­at et du Trégorrois.

diversité territoriale française à travers les Bonnets rouges en Bretagne
Pour­cent­age de voix obtenues par Chris­t­ian Troad­ec lors des élec­tions européennes de 2014 à la tête de la liste « Europe nous te fer­ons » (à gauche) et pour­cent­age de voix du par­ti com­mu­niste à l’élection lég­isla­tive de 1986 avec la local­i­sa­tion des vil­lages à quévaise.

Comme on le voit sur la carte, c’est à peu près la zone où le par­ti com­mu­niste obte­nait de gros scores dès la fin de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, une zone large­ment déchris­tian­isée au con­traire du reste de la Bre­tagne. Une zone où, dès la Révo­lu­tion, on comp­tait de nom­breux prêtres « jureurs » et, comme l’a étudié l’historienne Jeanne Lau­rent, une zone qui s’est repe­u­plée au Moyen Âge avec la créa­tion de « qué­vais­es » (ou dis­tri­b­u­tion de ter­res incultes sur un principe égal­i­taire par les ordres monas­tiques). Main­tenant la con­trainte qui a lim­ité l’extension du mou­ve­ment : quand on com­pare les deux cartes, on voit que les Bon­nets rouges se sont éten­dus vers l’ouest religieux du Fin­istère et ont régressé dans les Côtes‑d’Armor, se rap­prochant ain­si de l’extension géo­graphique de la langue bre­tonne jusqu’à une époque récente, et lim­i­tant par là même leur progression.

Troisième exemple : les Gilets jaunes

C’est une autre taxe écologique qui a déclenché, comme on sait, la révolte des Gilets jaunes. Leur pre­mière et plus impor­tante man­i­fes­ta­tion a eu lieu le 17 novem­bre 2018 dans de nom­breux lieux, le plus sou­vent des ronds-points routiers qui ont ensuite été occupés spo­radique­ment. L’événement est donc sim­ple. Le ter­rain est lui aus­si évi­dent comme on le voit sur les deux cartes. La fréquence des Gilets jaunes dans la pop­u­la­tion a été d’autant plus impor­tante que l’on se trou­vait loin des ser­vices essen­tiels tels que le médecin, la poste, la phar­ma­cie, etc. Logique­ment, il s’agit des zones où la den­sité est faible et où la pop­u­la­tion con­tin­ue de dimin­uer, ce qui entraîne la dis­pari­tion pro­gres­sive des ser­vices qui sub­sis­taient encore. Plus pré­cisé­ment, le ter­rain a été déter­miné par l’usage de la voiture : là où elle est néces­saire à la vie quo­ti­di­enne, la révolte s’est installée.

“Le terrain des Gilets jaunes a été déterminé
par l’usage de la voiture.”

Diversité territoriale : la France des Gilets Jaunes
Pour­cent­age de la pop­u­la­tion ayant annon­cé la veille sa par­tic­i­pa­tion à la pre­mière man­i­fes­ta­tion des Gilets jaunes, le 17 novem­bre 2018, à gauche et, à droite, pour­cent­age de la pop­u­la­tion vivant à plus d’un quart d’heure de dis­tance d’un panier de douze ser­vices impor­tants (Insee).

Ni les cen­tres-villes, ni les couronnes urbaines, en par­ti­c­uli­er les cités, n’ont rejoint les Gilets jaunes. L’autre lim­ite a été poli­tique. Au départ, la répar­ti­tion des Gilets jaunes ne cor­re­spondait à aucun espace par­ti­san, ni de gauche, ni de droite, ni lep­éniste, ni mélen­chonien. Mais rapi­de­ment les par­tis extrêmes ont cher­ché à s’emparer de la révolte, la coupant de sa base pro­fonde, ce qui l’a con­damnée à dépérir. Un sur­saut de la colère ini­tiale est toute­fois per­cep­ti­ble aux élec­tions munic­i­pales de 2020 : la pro­gres­sion de l’abstention a été la plus réduite là où la révolte avait surgi.

CPNT, Bon­nets rouges, Gilets jaunes, ces trois exem­ples sont lim­ités. Leur intérêt pour l’analyse est d’établir assez sim­ple­ment le sché­ma en trois stades que l’on va retrou­ver dans la géo­gra­phie plus ample et plus durable du catholi­cisme et dans celle du Rassem­ble­ment national. 

Quatrième exemple : les catholiques

Les deux cartes qui représen­tent la répar­ti­tion des catholiques en 1791 et autour de 1965 sont presque iden­tiques. Toutes deux reposent sur des don­nées exhaus­tives, la grande enquête sur la pra­tique religieuse menée dans toutes les paroiss­es par le chanoine Boulard dans les années 1960 et le ser­ment des 150 000 prêtres à la Con­sti­tu­tion civile du clergé en 1790–1791, étudié par Tim­o­thy Tack­ett. Le catholi­cisme aurait-il eu les mêmes ter­res d’élection de tout temps ? Les recherch­es menées sur l’Ancien Régime ne mon­trent rien de pareil. L’événement fon­da­teur a été ce ser­ment imposé par l’Assemblée lég­isla­tive en 1791, qui a coupé le clergé en curés jureurs et curés réfrac­taires, entraî­nant une divi­sion nette de la France en deux blocs. 

diversité territoriale : la France Catholique
Pour­cent­age de prêtres ayant prêté ser­ment à la Con­sti­tu­tion civile du clergé (jureurs) en 1790–1791, à gauche et, à droite, pour­cent­age de la pop­u­la­tion adulte assis­tant régulière­ment à la messe domini­cale (mes­sal­isant), autour de 1965.

Quel en a été le ter­rain ? Au nord de la Loire, les réfrac­taires ont été nom­breux dans les régions qui jouis­saient d’une cer­taine autonomie : Bre­tagne avec son par­lement ; Artois et Flan­dres, provinces réputées étrangères ; Alsace et Franche-Comté encore dans l’Empire romain ger­manique. Au sud de la Loire aus­si les pays d’État jouis­saient de règles par­ti­c­ulières. S’y ajoutait la méfi­ance des bas­tions protes­tants sup­posés acquis à la Révo­lu­tion. Le troisième stade, celui des lim­ites de l’extension de ce qu’il faut bien appel­er la révolte catholique, a été l’État jacobin qui s’est per­pé­tué en État centralisateur. 

Au fil du temps, la reli­gion catholique a imposé ses principes moraux là où elle était puis­sante : mariage tardif, peu de con­tra­cep­tion, peu de nais­sances hors mariages, écoles « libres ». Puis la poli­tique s’en est mêlée sous la Troisième République, la droite se fix­ant dans les régions catholiques et la gauche dans les fiefs des anciens jureurs. Encore aujourd’hui, la répar­ti­tion des voix du Modem, par exem­ple celles de François Bay­rou à l’élection prési­den­tielle de 2012, recou­vre celle de la pra­tique catholique. À nou­veau, on retrou­ve donc les trois ter­mes : l’événement avec la Con­sti­tu­tion civile du clergé, le ter­rain avec l’autonomie régionale et la lim­ite avec l’État centralisateur. 

Cinquième exemple : le lepénisme

Groupons sous ce terme le Front et le Rassem­ble­ment nation­al. Sur la carte de gauche, on lit le résul­tat du FN à l’élection européenne de 1984, la pre­mière à laque­lle il obtient un score non nég­lige­able (11 %) alors qu’il avait pla­fon­né à 0,2 % aux lég­isla­tives de 1978. Sur la carte de droite, on voit le résul­tat de Marine Le Pen au pre­mier tour de l’élection prési­den­tielle de 2017. La simil­i­tude des deux dis­tri­b­u­tions est grande mal­gré les trente-trois ans d’écart.

Diversité territoriale du vote lepéniste
Pour­cent­age de suf­frages exprimés en faveur du FN aux élec­tions européennes de 1984, à gauche, et, à droite, pour­cent­age de suf­frages obtenus par Marine Le Pen au pre­mier tour de l’élection prési­den­tielle de 2017.

Reprenons les trois stades : d’abord quel événe­ment explique le sur­gisse­ment du FN en 1984 ? L’arrivée de la gauche au pou­voir dit-on sou­vent. Mais les élec­tions par­tielles qui ont suivi 1981 ne mon­trent rien de tel avant Dreux et Aulnay-sous-Bois précé­dant de quelques mois seule­ment l’élection européenne. Le tour­nant de la rigueur pris en mars 1983 est un meilleur can­di­dat. À ce moment, la dis­tinc­tion entre la gauche et la droite com­mence à s’effacer, pous­sant les mécon­tents vers une autre solution.

La géo­gra­phie per­met de com­pren­dre le sec­ond stade, le ter­rain sur lequel le vote FN se développe. C’est un très ancien ter­rain, celui des pop­u­la­tions « agglomérées », par oppo­si­tion aux bocages où les habi­tants sont dis­per­sés. La socia­bil­ité a été boulever­sée par l’usage de la voiture dans les petits vil­lages du Nord-Est et les gros bourgs méditer­ranéens. Com­merces et emploi local ont dis­paru, détru­isant les rap­ports de voisi­nage. Au con­traire, à l’Ouest et au Sud-Ouest, la voiture a désen­clavé les pop­u­la­tions dis­per­sées, leur per­me­t­tant d’atteindre facile­ment les services.

Diversité territoriale de la population vivant en agglomération (quelle que soit sa taille) en 1982.
Pour­cent­age de pop­u­la­tion vivant en aggloméra­tion (quelle que soit sa taille) en 1982.

La carte qui représente la pro­por­tion de pop­u­la­tion agglomérée en 1982 est ain­si une bonne approx­i­ma­tion de celle des votes FN et plus générale­ment d’un mécon­tente­ment latent qui trou­ve ain­si le moyen de s’exprimer. Au troisième stade, quelle lim­ite a ren­con­tré la pro­gres­sion du FN-RN ? Tout d’abord, comme dans le cas de CPNT, la rhé­torique fron­tiste a été en par­tie reprise par d’autres par­tis, par exem­ple la stig­ma­ti­sa­tion de l’immigration.

Plus pro­fondé­ment, la cause orig­inelle qui con­cer­nait le malaise des petites com­munes s’est con­cen­trée sur elles, aban­don­nant les villes. C’est d’ailleurs la prin­ci­pale cause de dif­férence entre la répar­ti­tion des voix fron­tistes en 1984 et en 2017 : le score est tombé à 5 % à Paris, 12 % dans les grandes villes et il a dépassé 30 % dans les com­munes de moins de 1 000 habi­tants, alors qu’initialement il était un peu plus élevé dans les grandes villes, à leur cen­tre comme dans leurs banlieues. 

Glissements de terrain

La soudaineté des événe­ments laisse penser que les ter­rains sont immo­biles depuis tout temps. En fait les événe­ments mod­i­fient les ter­rains ; ils les com­bi­nent, les asso­cient, les mor­cè­lent. Ils en changent la sig­ni­fi­ca­tion. Ils créent l’histoire. Les cinq exem­ples précé­dents le mon­trent cha­cun à sa manière. Ain­si le ter­rain com­mu­niste du cen­tre de la Bre­tagne évolue vers le ter­rain lin­guis­tique du breton.

L’opposition archaïque entre pop­u­la­tion éparse et pop­u­la­tion agglomérée qui a servi de sup­port au FN nais­sant évolue vers le con­traste mod­erne entre ville et rural­ité. De la zone dépe­u­plée de la diag­o­nale du vide d’où sont sor­tis les Gilets jaunes émerge une demande de démoc­ra­tie locale qui s’exprime par un pro­grès relatif de la par­tic­i­pa­tion à l’élection com­mu­nale. Le vote CPNT dans la baie de Somme a servi de passerelle vers le vote FN.

Ini­tiale­ment instal­lée par un refus du jacobin­isme, l’Église catholique impose ensuite au XIXe siè­cle sa con­cep­tion du mariage, de la sex­u­al­ité et de la famille là où elle est influ­ente. Ces quelques exem­ples de l’interaction entre les événe­ments et les ter­rains ne peu­vent cepen­dant pas être qual­i­fiés de dialec­tiques car les événe­ments restent imprévus, sans rap­port direct avec le ter­rain. Ain­si, par leur entrem­ise, au fil du temps, la diver­sité des com­porte­ments dans l’espace français se main­tient tout en changeant lente­ment de formes et de significations.

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