La Chimie à l’École polytechnique

La Chimie à l’École polytechnique : un héritage pour l’avenir

Dossier : La ChimieMagazine N°749 Novembre 2019
Par Samir Z. ZARD

Avec la révo­lu­tion indus­trielle, la Chi­mie fut à l’honneur aux pre­miers temps de l’École. Un peu oubliée au XXe siècle, elle reprend aujourd’hui toute sa place à l’École, jus­ti­fiée par son rôle fon­da­teur pour de nom­breuses appli­ca­tions dans tous les domaines, de l’industrie à la bio­lo­gie, en pas­sant par l’informatique et la médecine.

Antoine Laurent de Lavoi­sier © Geor­gios Kollidas

Le 8 mai 1794, Antoine Laurent de Lavoi­sier est guillo­ti­né à Paris. Ayant deman­dé un sur­sis pour ache­ver une expé­rience, il se voit répondre par Jean-Bap­tiste Cof­fin­hal, pré­sident du tri­bu­nal révo­lu­tion­naire : « La Répu­blique n’a pas besoin de savants ni de chi­mistes ; le cours de la jus­tice ne peut être sus­pen­du. » Le len­de­main, le grand mathé­ma­ti­cien Joseph Louis Lagrange remar­qua : « Il ne leur a fal­lu qu’un moment pour faire tom­ber cette tête et cent années, peut-être, ne suf­fi­ront pas pour en repro­duire une semblable. »

Des chimistes parmi les pères fondateurs

Lavoi­sier ne put voir la créa­tion de l’École poly­tech­nique, qui advint quelques mois après son exé­cu­tion. Cepen­dant, quatre chi­mistes de ses élèves et dis­ciples figurent par­mi les pères fon­da­teurs de l’École : Antoine Fran­çois de Four­croy (1755−1809), Claude Louis Ber­thol­let (1748−1822), Louis Ber­nard Guy­ton de Mor­veau (1737- 1816) et Ber­trand Pel­le­tier (1761−1797 ; père de Pierre Joseph Pel­le­tier, le pre­mier, en col­la­bo­ra­tion avec Joseph Bie­nai­mé Caven­tou, à avoir iso­lé, entre autres, la qui­nine, la chlo­ro­phylle, la caféine et la strychnine).

La pré­émi­nence de la chi­mie à cette époque tenait en grande par­tie à l’importance de la poudre à canon, dont la fabri­ca­tion avait été gran­de­ment per­fec­tion­née par Lavoi­sier et ses col­la­bo­ra­teurs. Elle explique l’existence, jusqu’à très récem­ment, du corps des Poudres par­mi les corps issus de l’École.


REPÈRES

La chi­mie se consti­tue véri­ta­ble­ment en science au XVIIIe siècle, échap­pant aux alchi­mistes et apo­thi­caires pour deve­nir l’une des dis­ci­plines fon­da­trices de la révo­lu­tion indus­trielle. Elle connaî­tra son apo­gée à l’X au XIXe en tant que dis­ci­pline auto­nome, pour s’effacer quelque peu de l’enseignement au XXe alors qu’ailleurs dans le monde la chi­mie a connu pen­dant cette même période un essor incroyable à la fois aca­dé­mique et indus­triel, et a joué un rôle abso­lu­ment essen­tiel dans les pro­grès tech­no­lo­giques du XXe siècle. 


Une grande lignée de successeurs

À la suite des chi­mistes fon­da­teurs, d’autres grands savants se sont suc­cé­dé, qui furent soit leurs col­la­bo­ra­teurs, soit leurs élèves. Ain­si, Jean-Antoine Chap­tal (1756−1832), ami et col­lègue de Ber­thol­let, a cher­ché à élu­ci­der le méca­nisme de la fer­men­ta­tion et mon­tra que l’ajout de sucre per­met d’augmenter le taux d’alcool dans le vin (chap­ta­li­sa­tion). Nico­las Louis Vau­que­lin (1763−1829), bras droit de Four­croy, décou­vrit le chrome et le béryllium.

Louis Jacques The­nard (1777−1857) rejoi­gnit le labo­ra­toire de Vau­que­lin et devint le répé­ti­teur de Four­croy. Il décou­vrit le sili­cium et l’eau oxy­gé­née, et tra­vailla avec Gay-Lus­sac sur la décou­verte du bore et l’isolement du sodium et du potas­sium. Louis Joseph Gay-Lus­sac (1778−1850 ; X1797 et pre­mier d’une longue lignée de poly­tech­ni­ciens) fut d’abord pré­pa­ra­teur de Ber­thol­let. Il décou­vrit le cya­no­gène, l’acide cyan­hy­drique, démon­tra que le chlore est un corps simple, et éta­blit la loi de la dila­ta­tion des gaz et les lois volu­mé­triques qui portent son nom.

Jean-Bap­tiste Dumas (1800−1884) fut d’abord l’assistant de The­nard, qu’il rem­pla­ça ensuite comme pro­fes­seur. Il est l’un des fon­da­teurs des méthodes d’analyse quan­ti­ta­tive modernes.

Pierre Louis Dulong (1785−1838 ; X1801), élève de Ber­thol­let et de The­nard, col­la­bo­ra avec le phy­si­cien Alexis Thé­rèse Petit (1791−1820 ; X1807, major d’entrée) sur la rela­tion entre la cha­leur mas­sique et la masse ato­mique d’un corps simple (loi de Dulong et Petit).

Théo­phile Jules Pelouze (1807−1867), assis­tant de Gay-Lus­sac et décou­vreur des nitriles orga­niques, s’est inté­res­sé aux explo­sifs et a eu Alfred Nobel comme élève dans son labo­ra­toire pen­dant un an.

Edmond Fre­my (1814−1894), lui aus­si un pro­té­gé de Gay-Lus­sac, a été pré­pa­ra­teur, puis répé­ti­teur de Pelouze. Il lui suc­cé­da comme pro­fes­seur. Fre­my a trou­vé, sans le savoir à l’époque, le pre­mier radi­cal libre per­sis­tant syn­thé­tique (le sel de Fre­my). Il fut le pre­mier à obte­nir l’acide fluor­hy­drique anhydre. Pour don­ner une idée de cet exploit, il faut savoir qu’une goutte de cet acide anhydre sur la peau peut tuer un homme après une ago­nie atroce. Fre­my a essayé sans suc­cès d’obtenir le fluor molé­cu­laire ; c’est son élève, Hen­ri Mois­san (1852−1907 ; prix Nobel de chi­mie 1906), phar­ma­cien de for­ma­tion et sans lien avec l’École poly­tech­nique, qui fina­le­ment réus­sit à iso­ler l’élément le plus élec­tro­né­ga­tif de la table pério­dique et le plus ter­rible à mani­pu­ler. La décou­verte de Mois­san a per­mis quelques décen­nies plus tard, un peu avant la Deuxième Guerre mon­diale, la syn­thèse du poly­té­tra­fluo­roé­thy­lène (le Teflon) dans les labo­ra­toires de E.I. DuPont de Nemours à Wil­ming­ton. La boucle avec Lavoi­sier est ain­si bou­clée. On peut noter que, sans la décou­verte acci­den­telle du Teflon, la sépa­ra­tion des iso­topes d’uranium pour la fabri­ca­tion de la bombe ato­mique n’aurait pas été pos­sible, et la fin de la guerre aurait été très différente.

Jacques Joseph Ebel­men (1814−1852 ; X1831, corps des Mines) n’a pas ensei­gné à l’École poly­tech­nique, mais à l’École des mines. Chi­miste métal­lur­giste et miné­ra­liste, il mit au point une méthode simple pour fabri­quer arti­fi­ciel­le­ment des pierres pré­cieuses, tels l’émeraude et le corindon.


Un spin-off notoire

Pour l’anecdote, un autre élève de Lavoi­sier, Éleu­thère Iré­née Dupont de Nemours (1771−1834), d’une famille plu­tôt roya­liste, quit­ta la France pour les États-Unis, avec son père et son frère. Il remar­qua, au cours d’une par­tie de chasse, la mau­vaise qua­li­té de la poudre uti­li­sée outre-Atlan­tique, et eut l’idée de créer une fabrique locale. Il s’installa à Wil­ming­ton dans le Dela­ware et y fon­da une pou­dre­rie, qui devint E.I. DuPont de Nemours and Com­pa­ny, main­te­nant plus sim­ple­ment DuPont, et qui reste encore à l’heure actuelle à la tête des indus­tries chi­miques les plus innovantes.


Vers la chimie moderne

Plus proche de nous, Hen­ry Le Cha­te­lier (1850−1936), major de sor­tie de sa pro­mo­tion de 1869 et fils de poly­tech­ni­cien, a étu­dié les équi­libres chi­miques. Il a énon­cé le prin­cipe qui porte son nom, et qui a une por­tée consi­dé­rable en chi­mie et en bio­lo­gie. Son contem­po­rain Joseph Achille Le Bel (1847−1930 ; X1865) relie l’activité optique avec la pré­sence d’un car­bone asy­mé­trique, la même année que le Hol­lan­dais Jaco­bus Van’t Hoff, et assoit ain­si les bases de la sté­réo­chi­mie moderne. Enfin, Georges Dar­zens (1867−1954, X1886) est licen­cié en mathé­ma­tiques, agré­gé de phy­sique et doc­teur en méde­cine ! Mais c’est en chi­mie qu’il laisse son empreinte en décou­vrant une syn­thèse effi­cace d’esters gly­ci­diques (réac­tion de Darzens).

“La République a absolument besoin
de savants, et aussi de chimistes”

Une discipline en réveil ?

Autant la chi­mie à l’École poly­tech­nique a été riche au xixe siècle, autant elle s’est étio­lée durant la majeure par­tie du XXe. Les avan­cées faites en Europe et aux USA ne se sont pas retrou­vées dans l’enseignement de la chi­mie à l’École. Il fau­dra attendre les cours des pro­fes­seurs Mar­cel Féti­zon (X47 ; réac­tif de Féti­zon) et Nguyên Trong Anh (X57 ; modèle de Fel­kin-Anh), son élève, pour que l’enseignement de la chi­mie reflète à nou­veau l’état de la science. Cela a coïn­ci­dé avec une restruc­tu­ra­tion pro­fonde de la recherche en chi­mie au début des années 1980 et la créa­tion du dépar­te­ment de recherche et d’enseignement, le pre­mier de son genre à l’École poly­tech­nique. À l’heure actuelle, le dépar­te­ment s’est conso­li­dé et pour­suit des recherches dans des domaines très variés, cou­vrant la cata­lyse, la chi­mie orga­no­mé­tal­lique, la modé­li­sa­tion et la chi­mie théo­rique, les tech­niques d’analyse des traces, la syn­thèse orga­nique, la poly­mé­ri­sa­tion contrô­lée, la mise au point de nou­velles réac­tions et de réac­tions à mul­ti­com­po­sants, les maté­riaux nou­veaux, etc.

Mar­cel Féti­zon (47) © Col­lec­tions École poly­tech­nique (Palai­seau)

Éloge de la chimie

D’Arcy Went­worth Thomp­son (1860−1948), un grand mathé­ma­ti­cien et bio­lo­giste écos­sais, a dit : « Che­mis­try is the most cos­mo­po­li­tan of sciences, the most secret of arts. » La chi­mie est par­tout dans la vie quo­ti­dienne, et l’industrie chi­mique irrigue toutes les autres indus­tries. Cela va des déter­gents et cos­mé­tiques aux par­fums et aux médi­ca­ments, aux colo­rants et pein­tures, aux plas­tiques et fibres, aux maté­riaux ultra-per­for­mants pour la chi­rur­gie, dans les ordi­na­teurs et les outils de com­mu­ni­ca­tion, dans les trans­ports et l’industrie aéro­spa­tiale, en fait dans tout ce qui est uti­li­sé dans notre socié­té moderne. Pour­tant, pour la majo­ri­té de la popu­la­tion, la chi­mie reste un art secret, un lan­gage her­mé­tique à cause de son for­ma­lisme et de sa nomen­cla­ture obs­cure. Aucun client ne vou­drait ache­ter du β-D-fruc­to­fu­ra­no­syl-α-D- glu­co­py­ra­no­side ; pour­tant c’est ce que les gens font tous les jours en ache­tant du sucre ! Le mot « pro­duit chi­mique » éveille immé­dia­te­ment les soup­çons et attise la méfiance en évo­quant des visions de can­cer, de pol­lu­tion et de marée noire, alors que nous-mêmes et tout ce qui nous entoure sommes consti­tués de « pro­duits chimiques ».

Ce qui est en fait remar­quable, et même magique, est que le chi­miste, et seul le chi­miste, soit capable de conver­tir ce gou­dron innom­mable qui par­fois, mais heu­reu­se­ment rare­ment, se déverse sur nos plages à cause de la négli­gence humaine, en une essence lim­pide pour nos voi­tures, en Cha­nel N° 5, en Kev­lar pour les skis et les gilets pare-balles, en médi­ca­ment anti-sida, et en un mil­lion d’autres sub­stances et maté­riaux uti­li­sés tous les jours. Si l’espérance de vie a pra­ti­que­ment dou­blé au XXe siècle, c’est en grande par­tie grâce à la chi­mie et aux prouesses des chi­mistes. Les avan­cées en bio­lo­gie doivent beau­coup au savoir-faire des chi­mistes : sans chi­mie, pas de bio­lo­gie molé­cu­laire, de séquen­çage d’ADN, de struc­tures de pro­téines. La bio­lo­gie s’appuie sur la chi­mie, comme la chi­mie s’appuie sur la phy­sique, et cette alliance des sciences de la nature (et des mathé­ma­tiques) est le meilleur atout de l’humanité pour com­battre la misère et la maladie.

La Répu­blique a abso­lu­ment besoin de savants, et aus­si de chimistes.

Commentaire

Ajouter un commentaire

robert.ranquet.1972répondre
18 novembre 2019 à 10 h 02 min

EMMANUEL GRISON (37), CHIMISTE – PROFESSEUR A L’ECOLE
En com­plé­ment au dos­sier sur la Chi­mie paru dans notre n°749, deux anciens pro­fes­seurs à l’Ecole : Clau­dine Her­mann (Phy­sique) et Pierre Lasz­lo (Chi­mie), par ailleurs pré­cieux et fidèles col­la­bo­ra­teurs de La Jaune et la Rouge, nous font part de leurs sou­ve­nirs sur Emma­nuel Grison
C.H. : Sor­ti dans le corps des Poudres, Emma­nuel Gri­son a été pro­fes­seur de Chi­mie à l’X de 1964 à 1968, direc­teur de la Métal­lur­gie au CEA de 1969 à 1975, puis direc­teur du Centre CEA de Saclay de 1975 à 1978. Pour moi, il a d’a­bord été un direc­teur de l’en­sei­gne­ment et de la recherche, de 1978 à 1984, au début de l’ins­tal­la­tion à Palai­seau, d’une hon­nê­te­té extra­or­di­naire alliée à une grande fer­me­té, qui a mené des réformes impor­tantes au niveau de l’en­sei­gne­ment. Une fois à la retraite, ce fut un his­to­rien de l’X en géné­ral et de la chi­mie à l’X en par­ti­cu­lier, qui fai­sait montre d’en­thou­siasme, sym­pa­thie ou anti­pa­thie pour les per­son­nages d’il y a presque deux siècles. Il a été le pre­mier pré­sident de la SABIX.
P.L. : Je fus nom­mé pro­fes­seur de chi­mie à l’Ecole en 1986 et j’y exer­çais jusqu’à l’été 1999. Je ren­con­trai donc Mon­sieur Gri­son dès après ma venue à Palai­seau. En effet, après avoir cédé la direc­tion des études à Mau­rice Ber­nard peu de temps aupa­ra­vant (un an ou deux), il visi­tait fré­quem­ment l’Ecole : par fidé­li­té, l’une de ses atta­chantes carac­té­ris­tiques ; sans doute pour dis­cu­ter avec le nou­veau DER de tel ou tel pro­blème pen­dant ; mais aus­si, peut-être sur­tout, pour ren­con­trer ses col­lègues, ceux qu’il connais­sait déjà, ou les nou­veaux comme moi, lors du déjeu­ner dans la salle à man­ger des cadres. J’eus donc la chance de cau­ser sou­vent avec lui.
Tou­jours impec­ca­ble­ment mis, son phy­sique res­tait celui d’un jeune homme, souple et rapide dans ses mou­ve­ments, d’une grande défé­rence envers qui­conque, quel que soit son statut.
C’était un homme d’une urba­ni­té exquise, tou­jours cour­tois, tou­jours bien­veillant, et d’une intel­li­gence aus­si vive que repo­sant sur une vaste culture. Nous par­ta­gions un inté­rêt actif pour l’histoire de la chi­mie. Ain­si, pour don­ner un exemple de son éru­di­tion, lorsque je lui par­lai du livre d’Octave de Ségur, qui reflète l’enseignement de chi­mie dis­pen­sé à l’Ecole au début du Pre­mier Empire, où l’auteur use d’une nota­tion chi­mique très par­ti­cu­lière, M. Gri­son y recon­nut immé­dia­te­ment celle d’Hassenfratz, dont il était le grand spé­cia­liste mondial.
Il me recru­ta plus tard pour un expo­sé à un col­loque dans le cadre du Club d’histoire de la chi­mie, qu’il avait contri­bué à fon­der. Outre sa bio­gra­phie de Has­sen­fratz, les his­to­riens lui doivent une édi­tion de la cor­res­pon­dance Kir­wan-Guy­ton de Mor­veau, dont il fut l’un des co-éditeurs.
Je cite­rai, pour finir, une anec­dote témoi­gnant de son grand cœur, plus encore que de sa rapi­di­té de pen­sée. Il était ques­tion, dans une conver­sa­tion à table, de confé­ren­ciers à faire venir à l’Ecole. Je citai le nom de France Qué­ré, la grande théo­lo­gienne pro­tes­tante, l’épouse aus­si d’Yves Qué­ré (bien trop tôt dis­pa­rue). Il s’écria, « sur­tout pas. Elle est déjà beau­coup trop sol­li­ci­tée. Elle se sen­ti­rait obli­gée d’accepter. Vous ne pou­vez pas lui faire ça. »
Bref, comme je l’écrivis à sa famille, c’était un Juste, que je m’honore d’avoir ren­con­tré et dont je conserve un sou­ve­nir aus­si admi­ra­tif qu’ému.

Plus sur le pro­fes­seur excep­tion­nel que fut Emma­nuel Grison :
– dans la JR : https://www.lajauneetlarouge.com/emmanuel-grison-37-la-force-de-conviction/
– et le numé­ro 59 de la revue de la SABIX (juin 2016)

Répondre