Jamais trop tard

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°638 Octobre 2008Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Vous avez décidé une fois pour toutes qu’il y avait, en matière d’interprétation, des som­mets abso­lus ; que les Suites pour vio­lon­celle seul de Bach ne seraient jamais mieux jouées que par Casals, que Sam­son François avait gravé la ver­sion défini­tive de la Sonatine de Rav­el, que vous n’écouteriez jamais plus la 3e Sym­phonie de Mahler que dirigée par Clau­dio Abba­do. Et si par acci­dent vous enten­dez une de ces œuvres dans une autre inter­pré­ta­tion que celle que vous con­sid­érez comme indé­pass­able, vous êtes choqué et con­forté : cela ne vaut pas Casals, Sam­son François, Abba­do. Aus­si, faut-il beau­coup de courage à un jeune inter­prète pour se col­leter avec des œuvres dont d’autres ont enreg­istré une ver­sion de légende. La seule voie pour un inter­prète est celle de notre cama­rade Jonathan Gilad (2001) : se faire sa pro­pre idée de l’œuvre d’après la seule par­ti­tion, et, surtout, n’écouter en aucun cas les ver­sions dites de référence.

Piano 1890–1910

Claire Cheval­li­er a enreg­istré des pièces d’Erik Satie, dont les Gnossi­ennes, Le Fils des étoiles, les Trois Gymnopédies, et, moins con­nues, Ogives, Son­ner­ies de la Rose-Croix, Prélude de la porte héroïque du ciel1. Aldo Cic­col­i­ni avait gravé jadis des pièces pour piano de Satie une qua­si inté­grale con­sid­érée depuis comme la ver­sion de référence. Claire Cheval­li­er, qui col­lec­tionne les pianos anciens, joue sur un Érard de 1905 aux bass­es puis­santes et aux aigus cristallins, dont le tim­bre très typé con­fère à ces pièces un par­fum nos­tal­gique bien en sit­u­a­tion avec la musique de « Eso­terik », comme on avait surnom­mé Satie.

Des deux livres de Préludes de Debussy, il existe au moins trois ver­sions de référence : Clau­dio Arrau, Robert Casadesus, et, bien sûr, Sam­son François, sans par­ler de celle de Giesek­ing. Le pianiste améri­cain Ivan Illic en donne une inter­pré­ta­tion assez per­son­nelle, servie par un très bon piano et une prise de son excep­tion­nelle2. L’originalité de cette ver­sion est qu’elle est très proche du texte et aux antipodes de l’impressionnisme, c’est-à-dire très claire et servie par une tech­nique sans faille et un touch­er très fin.

Hélène Cou­vert, elle, s’éloigne des sen­tiers bat­tus et enreg­istre des pièces de Janacek : le cycle Sur un sen­tier recou­vert, la suite Dans les brumes, et la Sonate3. Con­tem­po­rain de Debussy, Janacek a écrit une musique inclass­able, ni postro­man­tique ni mod­erne, mais très tchèque, c’est-à-dire com­plexe, affec­tive, secrète. Si vous aimez le Quatuor « Let­tres intimes » de Janacek, vous devez décou­vrir ces pièces peu jouées, d’un charme indéfinissable.

Baroques

La musique baroque se porte bien, grâce pré­cisé­ment à ceux qui, lassés d’un univers musi­cal qui se borne sou­vent à une ving­taine de com­pos­i­teurs de Couperin à Schoen­berg, aiment à chercher du nou­veau dans le passé. On se con­tentera, faute de place, de citer quelques enreg­istrements récents. Réu­nies sous le titre La Cour du Roi René, un ensem­ble de poly­phonies com­plex­es et sub­tiles des xive et xve siè­cles (Josquin des Prés, Dufay, Bin­chois, etc.) par l’Ensemble Perce­val4. Le Con­cert secret des Dames de Fer­rare, madri­gaux avant-gardistes écrits au xvie siè­cle pour un trio féminin de la cour du duché de Fer­rare, par le groupe Doulce Mémoire5. Absa­lone et autres can­tates de Mau­r­izio Caz­za­ti, maître de chapelle à Bologne et Man­toue au xvi­ie siè­cle6, par l’Ensemble Céladon. Les Lamen­ta­tions de Jérémie, de Costan­zo Fes­ta (xvie siè­cle), superbes poly­phonies d’un des maîtres de la haute Renais­sance ital­i­enne, par l’Ensemble Scan­di­cus7. Enfin, une curiosité qui est un petit joy­au, Codex Caioni, man­u­scrit d’un monastère du fin fond de la Tran­syl­vanie, par Le Baroque Nomade8, recueil qui va de Venise à la musique tzi­gane, et qui témoigne de l’extraordinaire flo­rai­son de la musique en Europe au xvi­ie siè­cle, et de sa dis­sémi­na­tion, bien avant Inter­net, dans les régions les plus reculées.

Allons, tout comme La Bruyère, Mus­set avait tort : en musique comme dans tous les domaines, nous ne sommes pas venus trop tard dans un monde trop vieux.

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1. CD ZIG ZAG.
2. CD PARATY.
3. CD ZIG ZAG.
4. CD ARION.
5. CD ZIG ZAG.
6. CD ARION.
7. CD PIERRE VERANY.
8. CD ARION.

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