Investissement et Emploi : le débat nécessaire

Dossier : Emploi et temps de travailMagazine N°532 Février 1998
Par Jean-Luc GAFFARD

En France, en par­ti­c­uli­er, le chô­mage est devenu mas­sif (Com­mis­sari­at général du Plan 1997). Non seule­ment, en effet, le taux de chô­mage glob­al dépasse les 12 % de la pop­u­la­tion active, mais de plus les taux de chô­mage par qual­i­fi­ca­tions ou par régions ten­dent à con­verg­er au cours des années 90. Pour autant, le taux de chô­mage qui est com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix est resté vraisem­blable­ment élevé, ce qui veut dire qu’une reprise de la crois­sance et un pre­mier recul du chô­mage pour­raient se traduire assez rapi­de­ment par des ten­sions sur les prix et les salaires.

La ques­tion cen­trale est, alors, de savoir si une telle sit­u­a­tion est l’ef­fet de blocages insti­tu­tion­nels spé­ci­fiques ou bien celui d’une mau­vaise coor­di­na­tion de l’ac­tiv­ité économique ayant con­duit à sac­ri­fi­er l’in­vestisse­ment productif.

La pre­mière inter­pré­ta­tion procède, le plus sou­vent, d’analy­ses qui recon­nais­sent dans le sous-emploi un état d’équili­bre cen­sé résul­ter de com­porte­ments rationnels d’op­ti­mi­sa­tion dans un envi­ron­nement infor­ma­tion­nel et insti­tu­tion­nel déter­miné, com­porte­ments qu’il serait, donc, souhaitable d’in­fléchir grâce à des réformes appropriées.

Cette inter­pré­ta­tion est cohérente avec la ten­ta­tion de vouloir décou­pler la ques­tion de l’emploi des autres ques­tions économiques et notam­ment de celle de l’in­fla­tion et des prix. Sché­ma­tique­ment, l’indépen­dance de la Banque cen­trale serait cen­sée garan­tir la crédi­bil­ité de la poli­tique moné­taire et par là même assur­er la stricte sta­bil­ité des prix. Il resterait à met­tre en place des règles et insti­tu­tions aus­si effi­caces pour garan­tir le retour au plein emploi sur le marché du travail.

C’est dans cette per­spec­tive que le chô­mage est présen­té comme la pro­priété d’un état de l’é­conomie, lequel est essen­tielle­ment déter­miné par des com­porte­ments struc­turés par ce qu’il est con­venu d’ap­pel­er des “fon­da­men­taux”, à savoir la tech­nolo­gie et les préférences indi­vidu­elles, aux­quelles il faut ajouter la nature de l’in­for­ma­tion dont dis­posent les dif­férents agents économiques sur leurs com­porte­ments respec­tifs et sur les états du monde. On aura recon­nu ici les élé­ments d’un diag­nos­tic assez large­ment partagé par les experts des ban­ques cen­trales, des admin­is­tra­tions économiques et des grandes organ­i­sa­tions inter­na­tionales, qui les con­duit à met­tre l’ac­cent sur la néces­sité de réformes du marché du travail.

Le diag­nos­tic en ques­tion ressor­tit d’une analyse économique essen­tielle­ment sta­tique. Il procède de l’idée que la sit­u­a­tion d’une économie existe indépen­dam­ment de son his­toire. Or le chô­mage que l’on enreg­istre à tel ou tel moment du temps est bel et bien le résul­tat d’une his­toire et cette his­toire est struc­turée par l’ac­cu­mu­la­tion du cap­i­tal pro­duc­tif. C’est pourquoi, il est néces­saire, non seule­ment, de lever l’in­ter­dit qui pèse sur le débat sur le chô­mage (J.-P. Fitous­si, 1995), mais aus­si, d’en­gager ce débat sur son vrai ter­rain qui est celui des rela­tions entre l’in­vestisse­ment et l’emploi.

Le conformisme des causalités instantanées et uniques : des explications extra-économiques du chômage peu crédibles

Priv­ilégi­er une vision sta­tique impli­quant de nég­liger l’or­dre dans lequel se sont déroulés les événe­ments con­duit inévitable­ment à réduire le débat à des con­sid­éra­tions sur la nature du pro­grès tech­nique, sur la nature des préférences intertem­porelles des con­som­ma­teurs-salariés, sur la nature de l’in­for­ma­tion dont ils dis­posent et sur les inci­ta­tions qui com­man­dent leurs déci­sions. Cela con­duit à rechercher des expli­ca­tions, par­fois alter­na­tives, du chô­mage qui sont, large­ment, extérieures au champ de l’é­conomie, et entre lesquelles cha­cun choisit sur la base de con­sid­éra­tions le plus sou­vent de nature idéologique. Il n’est pas inin­téres­sant de les pass­er en revue.

Une pre­mière expli­ca­tion du chô­mage con­siste à l’as­soci­er à la nature des nou­velles tech­nolo­gies mis­es en œuvre. Une analyse stan­dard en la matière con­siste à retenir l’hy­pothèse d’un pro­grès tech­nique impli­quant une économie en tra­vail si forte qu’une diminu­tion tem­po­raire du taux de salaire est néces­saire, faute de quoi le plein emploi ne peut être main­tenu au cours de la tran­si­tion. Un tel pro­grès tech­nique con­stitue une curiosité plus qu’une réal­ité tangible.

Dans ce débat à pro­pos des effets du pro­grès tech­nique sur l’emploi, Hicks (1973), après Ricar­do, est inter­venu pour démon­tr­er que ce n’é­tait pas une nou­velle tech­nolo­gie en elle-même qui pou­vait créer du chô­mage, mais les con­di­tions dans lesquelles elle était mise en œuvre. Le principe de l’analyse est sim­ple. L’in­tro­duc­tion d’une nou­velle tech­nique, sup­posée supérieure à l’an­ci­enne, requiert de con­stru­ire une nou­velle capac­ité de pro­duc­tion avant de pou­voir l’u­tilis­er. La sit­u­a­tion est, alors, en général, la suiv­ante : ou bien la quan­tité de tra­vail néces­saire pour con­stru­ire une unité de capac­ité est plus grande pour la nou­velle tech­nolo­gie que pour l’an­ci­enne, ou bien cer­taines com­pé­tences req­ui­s­es pour con­stru­ire la nou­velle capac­ité manquent.

Dans ces con­di­tions, et quelles que soient les pro­priétés de la nou­velle tech­nolo­gie quand elle est instal­lée (c’est-à-dire quelle que soit l’am­pleur de l’é­conomie de tra­vail qu’elle per­met dans la pro­duc­tion de biens finals), l’in­vestisse­ment en capac­ité dimin­ue rel­a­tive­ment, et avec lui, ultérieure­ment, le pro­duit brut. La con­séquence de ce dernier phénomène est, au moment où la nou­velle capac­ité de pro­duc­tion arrive en phase d’u­til­i­sa­tion, soit une chute de l’emploi si les salaires sont fix­es, soit une chute de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail si l’emploi est fixe, et, en général, une chute de l’emploi et de la pro­duc­tiv­ité quand les salaires sont par­tielle­ment flex­i­bles. La chute de l’emploi est l’ex­pres­sion de ce que l’on appelle l’ef­fet-machine de Ricardo.

La chute de la pro­duc­tiv­ité ren­voie à ce qui est désigné, à tort, comme un para­doxe au terme duquel la pro­duc­tiv­ité baisse en dépit de la mise en œuvre d’une tech­nolo­gie supérieure. Ces phénomènes ne doivent rien aux pro­priétés des nou­velles tech­nolo­gies et tien­nent avant tout aux défauts de coor­di­na­tion de l’ac­tiv­ité économique et à leurs effets sur l’in­vestisse­ment. En d’autres ter­mes c’est l’in­suff­i­sance de l’in­vestisse­ment réel, elle-même causée par l’ex­is­tence de con­traintes de ressources humaines ou finan­cières, qui est à l’o­rig­ine du chô­mage (Amen­dola et Gaf­fard, 1998).

L’autre expli­ca­tion du chô­mage, aujour­d’hui la plus com­muné­ment admise, est celle qui se réfère aux con­di­tions de fonc­tion­nement des marchés de tra­vail telles que les déter­mi­nent le niveau du salaire min­i­mum, les coûts de licen­ciement, le taux de syn­di­cal­i­sa­tion, ou les indem­nités de chô­mage. Face à un choc d’of­fre, ces car­ac­téris­tiques struc­turelles auraient eu pour con­séquence de main­tenir à des niveaux exces­sive­ment élevés les taux de salaires, de provo­quer la hausse de la part des salaires dans le revenu et la hausse du chômage.

Une telle expli­ca­tion con­tient une part de vérité, mais elle se heurte au fait que le chô­mage a con­tin­ué d’aug­menter en dépit du fait que la part des salaires est rev­enue à son niveau ini­tial. Cela a con­duit à pré­cis­er l’analyse en prenant en con­sid­éra­tion les con­séquences d’un pro­grès tech­nique biaisé. Le chô­mage devient, alors, la tra­duc­tion de ce biais du pro­grès tech­nique qui aurait entraîné un déplace­ment de la demande de tra­vail au détri­ment du tra­vail non qual­i­fié dans un con­texte insti­tu­tion­nel de rel­a­tive rigid­ité des bas salaires. Dès lors, si les bar­rières à la flex­i­bil­ité du tra­vail et des salaires étaient lev­ées, ce chô­mage devrait être résor­bé. Cela passe par la vari­abil­ité de la durée du tra­vail, par l’as­sou­plisse­ment des procé­dures con­tractuelles, par l’abaisse­ment des charges sur les bas salaires, etc.

Or le chô­mage a con­tin­ué d’aug­menter en dépit d’évo­lu­tions insti­tu­tion­nelles qui vont dans le sens d’une plus grande flex­i­bil­ité (flex­i­bil­ité des con­trats, flex­i­bil­ité du temps de tra­vail), et qui, notam­ment, se sont traduites par une plus grande réac­tiv­ité de l’emploi aux vari­a­tions de la pro­duc­tion et, par son corol­laire, une rel­a­tive stag­na­tion de la part des salaires dans le revenu en péri­ode de récession.

Par ailleurs, l’hy­pothèse de déplace­ment de demande de tra­vail n’ex­plique qu’une faible pro­por­tion de l’aug­men­ta­tion glob­ale du chô­mage en Europe au cours des deux dernières décen­nies. Il n’y a pas de cor­réla­tion sys­té­ma­tique entre les salaires relat­ifs des non-qual­i­fiés dans les dif­férents pays dévelop­pés et leur taux de chô­mage. Enfin, la rigid­ité des salaires nom­inaux et réels n’est pas l’a­panage des économies européennes. Les États-Unis con­nais­sent une sit­u­a­tion du même ordre. Cette rigid­ité con­stitue, d’ailleurs, une garantie con­tre le risque d’en­chaîne­ments déflationnistes.

Une dernière expli­ca­tion du chô­mage, il est vrai implicite celle-là, est celle qui, logique­ment, peut jus­ti­fi­er la propo­si­tion d’une réduc­tion de la durée du tra­vail. Elle con­siste à avancer l’idée que l’im­pos­si­bil­ité de sat­is­faire, par la négo­ci­a­tion, la préférence accrue pour le temps libre con­duit à un niveau d’emploi sous-opti­mal. Une baisse de la durée du tra­vail est, ici, con­sid­érée, certes, comme un choc d’of­fre qui réduit la demande de tra­vail pour un niveau don­né du salaire réel, mais aus­si et surtout, comme la source d’un gain d’u­til­ité pour les salariés sus­cep­ti­ble de les ren­dre moins exigeants en matière de salaires. L’am­pleur du gain d’u­til­ité est, alors, cen­sée être telle que le résul­tat de cette baisse devrait être une hausse de l’emploi. Or il faut bien recon­naître que la chute du taux d’ac­tiv­ité, par­ti­c­ulière­ment sen­si­ble en France, et la hausse sig­ni­fica­tive du tra­vail à temps par­tiel n’ont pas enrayé la pro­gres­sion du chômage.

De manière générale, si une crois­sance forte avec plein emploi, dans un con­texte de forts gains de pro­duc­tiv­ité, a été com­pat­i­ble avec un niveau élevé de pro­tec­tion sociale et avec des rigid­ités sur les marchés de tra­vail, c’est bien que l’on peut associ­er à n’im­porte quelle tech­nolo­gie et à n’im­porte quel type d’in­sti­tu­tions un régime de crois­sance régulière avec plein emploi des ressources. Il faut, donc, rechercher l’ex­pli­ca­tion de la mon­tée du chô­mage, non pas en se référant à des caus­es essen­tielle­ment non économiques, mais en exam­i­nant l’en­chaîne­ment des déséquili­bres qui pren­nent leur source dans des défauts de coordination.

L’enchaînement des déséquilibres ou l’histoire du soutien manqué de l’investissement

L’his­toire révèle à quel point des erreurs de diag­nos­tic, des erreurs de poli­tique économique, et les con­traintes qui s’en sont suiv­ies au fil du temps expliquent la hausse qua­si inin­ter­rompue du chô­mage en Europe continentale.

C’est, en effet, dans la façon dont sont effec­tués les ajuste­ments en chemin qu’il faut rechercher l’ex­pli­ca­tion de ce qui arrive au pro­duit, à l’emploi et aux prix. Et c’est au regard de ces ajuste­ments que doivent être éval­ués le rôle des règles et des insti­tu­tions et la per­ti­nence de réformes con­duisant à une plus grande flu­id­ité des marchés de tra­vail. Ain­si le ralen­tisse­ment de la crois­sance est-il, non pas, sim­ple­ment, le fruit de struc­tures inadap­tées, mais le résul­tat d’une his­toire déjà longue qui débute avec les erreurs de poli­tique économique com­mis­es à la suite de l’ef­fon­drement du sys­tème de changes fix­es à la fin des années 60, et du pre­mier choc pétrolier.

Le fait dom­i­nant de la péri­ode, insuff­isam­ment souligné, est l’im­por­tance et la récur­rence des chocs d’of­fre depuis le pre­mier choc pétroli­er jusqu’à l’u­ni­fi­ca­tion alle­mande. Ces chocs appel­lent des restruc­tura­tions indus­trielles et, donc, la con­struc­tion de nou­velles capac­ités de pro­duc­tion. En d’autres ter­mes, ils requièrent de priv­ilégi­er l’in­vestisse­ment au détri­ment de la con­som­ma­tion finale. Si ce type d’ar­bi­trage n’est pas fait, alors les déséquili­bres ne peu­vent que s’ag­graver. Et c’est ce qui s’est effec­tive­ment pro­duit, d’abord après 1973, puis dans les années 90.

L’ar­bi­trage en ques­tion repose sur trois mécan­ismes essen­tiels : la for­ma­tion des prix et des salaires ; le prélève­ment sur l’ac­tiv­ité pro­duc­tive, qui com­prend la con­som­ma­tion à par­tir des prof­its et surtout les con­som­ma­tions social­isées ; la poli­tique moné­taire. De manière générale, une aug­men­ta­tion des salaires réels plus forte que celle de la pro­duc­tiv­ité ne peut que pénalis­er l’in­vestisse­ment. Il en est de même d’une aug­men­ta­tion du prélève­ment ou d’une restric­tion moné­taire. Mais, par exem­ple, face à un choc tech­nologique généra­teur d’un effet-machine de Ricar­do, lequel suit générale­ment n’im­porte quel choc d’of­fre, il est pos­si­ble de mon­tr­er qu’une diminu­tion du prélève­ment per­met d’élim­in­er le chô­mage, alors même que les salaires réels aug­mentent (Amen­dola et Gaf­fard, 1998).

Autrement dit, les mécan­ismes con­cernés entre­ti­en­nent entre eux des rela­tions com­plex­es et peu­vent don­ner lieu à de mul­ti­ples com­bi­naisons. D’un point de vue nor­matif, ils doivent être com­binés de manière à attein­dre deux objec­tifs con­joints, mais néan­moins dis­tincts : réalis­er la restruc­tura­tion indus­trielle req­uise ; main­tenir la via­bil­ité de l’é­conomie, c’est-à-dire main­tenir dans cer­taines lim­ites les déséquili­bres de marché et, donc, le chô­mage. Dans les faits cette com­bi­nai­son n’a pas pu être réal­isée. Elle est, cepen­dant, tou­jours d’actualité.

Reprenons cette his­toire à son début. À la suite du pre­mier choc pétroli­er, les con­traintes d’of­fre, qui vien­nent de l’i­nadap­ta­tion de l’ap­pareil de pro­duc­tion aux nou­velles con­di­tions de l’en­vi­ron­nement, devi­en­nent plus fortes. Il en résulte une diminu­tion du taux de crois­sance max­i­mum et, par suite, une diminu­tion du taux de crois­sance com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix. Il aurait fal­lu, alors, que le taux d’é­pargne aug­mente (i.e. que le taux de prélève­ment dimin­ue) et avec lui le taux d’in­vestisse­ment pour qu’une crois­sance plus forte soit, à terme, rétablie dans un con­texte de sta­bil­ité des prix.

Les taux de salaires réels auraient pu, égale­ment à terme, aug­menter comme con­séquence de la réal­i­sa­tion du poten­tiel de gains de pro­duc­tiv­ité asso­ciés aux nou­velles tech­nolo­gies. Au lieu de cela, des poli­tiques keynési­ennes de sou­tien de la demande ont été de fac­to mis­es en œuvre. Il a été répon­du à un choc d’of­fre comme s’il s’agis­sait d’un choc de demande. Le taux d’in­vestisse­ment a chuté et avec lui les gains de pro­duc­tiv­ité. La part des salaires dans le revenu a aug­men­té, témoignant d’un arbi­trage en faveur de la con­som­ma­tion. Le résul­tat, compte tenu de la per­ma­nence, voire du ren­force­ment des con­traintes d’of­fre, ne pou­vait être qu’une aggra­va­tion simul­tanée de l’in­fla­tion et du chô­mage. C’est dans ce con­texte que la pri­or­ité a dû être don­née, à la fin des années 70, à la lutte con­tre l’inflation.

Glob­ale­ment, les années 80 sont, alors, car­ac­térisées par la dés­in­fla­tion, par la baisse de la part des salaires dans le revenu et par une diminu­tion du taux de prélève­ment qui ont pour con­trepar­tie d’abord une nou­velle aggra­va­tion du chô­mage, mais qui, ensuite (entre 1986 et 1990), finis­sent par per­me­t­tre une aug­men­ta­tion, lim­itée mais réelle, du taux d’in­vestisse­ment et une diminu­tion du taux de chô­mage. La dés­in­fla­tion com­péti­tive s’est traduite par une restruc­tura­tion de la pro­duc­tion favor­able à la crois­sance. L’en­chaîne­ment des déséquili­bres s’est avéré vertueux, essen­tielle­ment, parce qu’il était favor­able à l’ac­cu­mu­la­tion de capital.

Après 1990, les besoins d’in­vestisse­ment ne sont pas moin­dres : il s’ag­it de faire face aux con­séquences de l’u­ni­fi­ca­tion alle­mande, de l’ou­ver­ture accrue des marchés, de la déré­gle­men­ta­tion. De nou­veau, comme après le pre­mier choc pétroli­er, le taux de crois­sance max­i­mum dimin­ue et avec lui le taux de crois­sance com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix. Il aurait fal­lu, alors, con­trari­er ce mou­ve­ment en priv­ilé­giant l’investissement.

Pour main­tenir le taux d’in­vestisse­ment et rétablir, à terme, une crois­sance plus forte avec sta­bil­ité des prix, deux con­di­tions auraient dû être rem­plies : dimin­uer le taux de prélève­ment et desser­rer la con­trainte moné­taire. Or c’est exacte­ment l’in­verse qui s’est pro­duit. La rigueur moné­taire a été con­juguée avec un lax­isme budgé­taire, d’ailleurs, petit à petit, davan­tage subi que voulu. Le résul­tat ne pou­vait être qu’une chute du taux d’in­vestisse­ment qui est allée de pair avec l’aug­men­ta­tion du taux de chômage.

En bref, l’ag­gra­va­tion du chô­mage dans les années 90 traduit la même erreur d’ap­pré­ci­a­tion que celle qui s’é­tait traduite par la stagfla­tion dans les années 70 : en l’oc­cur­rence, l’er­reur qui con­siste à mécon­naître la néces­sité de soutenir l’in­vestisse­ment pour répon­dre aux besoins de la restruc­tura­tion indus­trielle. La nou­veauté vient de ce que tout l’a­juste­ment a, cette fois, porté sur l’emploi, avec pour con­séquence qu’à l’in­suff­i­sance de l’in­vestisse­ment est venue s’a­jouter, pro­gres­sive­ment, une insuff­i­sance de la con­som­ma­tion. L’ob­sta­cle à une reprise de l’in­vestisse­ment n’est plus, alors, l’in­suff­i­sance du finance­ment disponible, mais l’é­tat anticipé de la demande de con­som­ma­tion. Et s’il arrive que les réformes struc­turelles touchant les marchés de tra­vail provo­quent une baisse des revenus salari­aux, toutes les con­di­tions seront réu­nies pour que se man­i­feste une insta­bil­ité glob­ale entraî­nant l’é­conomie vers tou­jours moins de crois­sance et plus de chômage.

L’une des dimen­sions essen­tielles de la ques­tion du chô­mage est d’or­dre moné­taire. La hausse ten­dan­cielle des taux d’in­térêt réels sur une péri­ode rel­a­tive­ment longue (plus d’une décen­nie) a con­duit les entre­pris­es à se désendet­ter : le poids des dettes est, en effet, devenu suff­isam­ment menaçant pour qu’une poli­tique de désendet­te­ment devi­enne néces­saire et se traduise par une forte diminu­tion des flux de finance­ment en direc­tion de l’in­vestisse­ment. En l’oc­cur­rence, c’est moins le coût du cap­i­tal (i.e. le prix) qui est en cause que la disponi­bil­ité des moyens de financement.

Un investisse­ment à un moment don­né du temps est peu sen­si­ble au niveau du taux d’in­térêt dans la mesure où il s’in­scrit dans une chaîne d’in­vestisse­ments suc­ces­sifs et com­plé­men­taires ; mais l’alour­disse­ment pro­gres­sif de la charge d’en­det­te­ment, du fait de taux d’in­térêt élevés, con­duit à une réduc­tion des moyens de finance­ment dédiés à l’in­vestisse­ment net. La régres­sion de l’ac­tiv­ité, qui s’en­suit, est à l’o­rig­ine d’une diminu­tion des recettes fis­cales, d’une aug­men­ta­tion des dépens­es publiques et sociales et de l’ag­gra­va­tion des déficits publics, par ailleurs déjà alour­dis par le poids du ser­vice de la dette. À leur tour les États cherchent alors à se désendet­ter sous la pres­sion des créanciers, en même temps qu’ils main­ti­en­nent une poli­tique moné­taire résol­u­ment anti-infla­tion­niste. Ils con­tribuent, ain­si, à affaib­lir la demande de consommation.

La rigueur budgé­taire se con­jugue avec la rigueur moné­taire et les con­di­tions sont, alors, réu­nies pour que l’é­conomie soit piégée dans un état de crois­sance faible et de chô­mage élevé. Cet état est, en out­re, forte­ment insta­ble et peut dégénér­er en une véri­ta­ble défla­tion. La baisse récente des taux d’in­térêt réels, quoique impor­tante, ne suf­fit pas à ren­vers­er la sit­u­a­tion et à garan­tir à elle seule une reprise de la croissance.

En résumé, c’est la façon dont les économies se sont ajustées qui est respon­s­able de la mon­tée du chô­mage et non les seules car­ac­téris­tiques struc­turelles des marchés de tra­vail. Les efforts con­sen­tis en faveur d’une plus grande flu­id­ité de ces marchés n’ont en rien entamé la ten­dance à la hausse du chô­mage (CSERC, 1997). Ils ont surtout con­tribué à une flex­i­bil­ité des revenus des ménages, ce qui, en péri­ode de chô­mage, ne pou­vait qu’ag­graver les ten­dances réces­sion­nistes. En revanche, le rôle que joue la pres­sion exer­cée par les créanciers mon­tre qu’il est réelle­ment impos­si­ble d’isol­er la ques­tion de l’emploi de celle de l’investissement.

À la recherche d’une politique économique cohérente

Si ce qui importe c’est l’en­chaîne­ment des déséquili­bres étape après étape, alors les choix de poli­tique économique sont à appréci­er en fonc­tion de la façon dont ils s’in­scrivent dans cet enchaîne­ment, en rai­son de leur place dans la séquence des événe­ments, et non par référence à un hypothé­tique point d’ar­rivée que con­stituerait un régime réguli­er de crois­sance. Un véri­ta­ble pol­i­cy mix doit être conçu et mis en œuvre. Cela implique de jouer de manière appro­priée des dif­férents instru­ments disponibles, non pas en dédi­ant chaque instru­ment à un objec­tif par­ti­c­uli­er, mais en définis­sant un usage de l’ensem­ble de ces instru­ments cohérent avec les enjeux du moment.

L’éven­tu­al­ité de pou­voir opér­er des sauts d’un équili­bre à l’autre à la suite de chocs est dénuée de fonde­ment. Le déroule­ment des événe­ments, tel que nous l’avons déjà décrit, l’il­lus­tre bien. Il est, en par­ti­c­uli­er, sig­ni­fi­catif de com­par­er la péri­ode qui suit le pre­mier choc pétroli­er et celle qui suit l’u­ni­fi­ca­tion alle­mande : elles présen­tent des simil­i­tudes et des dif­férences qui per­me­t­tent de com­pren­dre qu’il n’y a pas de stratégie de poli­tique économique applic­a­ble indépen­dam­ment du moment et du lieu de son application.

Il est clair qu’après 1973 le main­tien des règles et des normes régis­sant les marchés de tra­vail ont, con­join­te­ment avec les autres aspects de la poli­tique économique, entraîné la hausse de la part des salaires qui a porté préju­dice à l’in­vestisse­ment et ceci dans un con­texte de forte infla­tion. Un con­trôle des ten­sions sur les prix et sur le prélève­ment aurait, cepen­dant, pu éviter cette dérive loin de l’équili­bre, sans change­ment des règles de fonc­tion­nement des marchés de tra­vail, à l’ex­cep­tion notable de la règle d’in­dex­a­tion des salaires.

L’en­jeu d’un tel pol­i­cy mix aurait été de sta­bilis­er la part des salaires et, par là même, d’éviter des dis­tor­sions de la struc­ture de la capac­ité de pro­duc­tion (entre l’in­vestisse­ment et la con­som­ma­tion). Autrement dit, il aurait été souhaitable non de faire baiss­er les salaires réels, mais de les main­tenir en phase avec la pro­duc­tiv­ité du travail.

Après 1990, le prob­lème de poli­tique économique sem­ble se pos­er dans les mêmes ter­mes. Cela est vrai dans la mesure où il s’ag­it de répon­dre, de nou­veau, à un choc d’of­fre. Mais le con­texte est dif­férent. Les économies sont dans un état de faible infla­tion et de chô­mage élevé, état qui, faut-il le not­er, est un héritage des ajuste­ments antérieurs, état qui com­mande une stratégie de poli­tique économique particulière.

Un état de faible infla­tion présente des par­tic­u­lar­ités. C’est un état dans lequel une ten­ta­tive de dimin­uer plus encore le taux d’in­fla­tion se traduit par une forte aug­men­ta­tion du chô­mage. C’est, donc, aus­si un état dans lequel les salaires nom­inaux peu­vent être et sont, générale­ment, rigides à la baisse. Cette rigid­ité est attestée par les études empiriques et fait fig­ure de norme sociale, y com­pris aux États- Unis, ce qui, d’ailleurs, rap­pelle oppor­tuné­ment que la spé­ci­ficité du marché du tra­vail dans ce pays réside moins dans la vari­abil­ité des salaires nom­inaux que dans la mobil­ité de la main-d’œu­vre. Cepen­dant, ce qui dif­féren­cie l’Eu­rope des États-Unis, c’est qu’en Europe, les niveaux élevés de taux de chô­mage sont allés de pair avec des niveaux élevés des taux d’u­til­i­sa­tion de la capac­ité de pro­duc­tion, ce qui explique que le taux de chô­mage com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix puisse se situer à un niveau élevé. Cette sit­u­a­tion témoigne avant tout, comme nous l’avons déjà dit, de l’in­suff­i­sance chronique de l’in­vestisse­ment pro­duc­tif. Plus longtemps l’in­vestisse­ment, y com­pris, d’ailleurs, l’in­vestisse­ment en stock, est pénal­isé, plus le taux de chô­mage com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix aug­mente. Des ten­sions infla­tion­nistes se man­i­fes­tent, alors, au moin­dre signe de reprise. Elles n’ont, cepen­dant, pas à être com­bat­tues sys­té­ma­tique­ment, car procéder ain­si con­duit à entr­er dans un cer­cle vicieux : l’in­suff­i­sance de l’in­vestisse­ment fait mon­ter le taux de chô­mage com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix, ce qui entraîne, si l’on s’en tient à un strict objec­tif de sta­bil­ité des prix, à pénalis­er un peu plus l’investissement.

L’é­conomie, que le déroule­ment des événe­ments a placée dans cette sit­u­a­tion, serait con­fron­tée au dilemme suiv­ant : main­tenir la rigueur moné­taire et accepter un chô­mage élevé dans l’at­tente que se con­cré­tisent les réformes de struc­ture des marchés de tra­vail, ou bien courir le risque de ne pas maîtris­er une infla­tion prompte à redé­mar­rer qui pénalis­erait les chances d’un retour à une crois­sance forte. À l’év­i­dence, il s’ag­it d’un faux dilemme. Au niveau élevé de chô­mage qui a été atteint, l’in­fla­tion ne peut être que mod­érée. En out­re et surtout, cette infla­tion sera d’au­tant mieux con­tenue, à terme, que la reprise de l’in­vestisse­ment garan­ti­ra le béné­fice de gains de pro­duc­tiv­ité. En revanche, le main­tien d’une rigueur moné­taire guidée par l’ob­jec­tif d’une infla­tion nulle ne peut qu’en­traîn­er une nou­velle aggra­va­tion du chô­mage et ce d’au­tant plus que, pro­gres­sive­ment, tous les mécan­ismes de sta­bil­i­sa­tion ont été affaiblis.

La mise en œuvre de réformes struc­turelles des marchés de tra­vail ten­dant à en accroître la flex­i­bil­ité, dans un con­texte macroé­conomique aus­si défa­vor­able, est, elle-même, un fac­teur d’in­sta­bil­ité. Dans le cas de la France, par exem­ple, cela s’est traduit, entre 1990 et 1996, par une aug­men­ta­tion sen­si­ble du tra­vail à temps par­tiel con­traint, par une plus forte réac­tiv­ité de l’emploi aux vari­a­tions de la pro­duc­tion et, finale­ment, par une baisse des revenus salari­aux des ménages, qui ne pou­vait qu’en­traîn­er une hausse du chô­mage général­isée à toutes les caté­gories de salariés, quel que soit en par­ti­c­uli­er leur niveau de qual­i­fi­ca­tion (CSERC 1997). Encour­ager de telles réformes c’est ignor­er que la rigid­ité des salaires à la baisse est une car­ac­téris­tique des marchés de tra­vail qui sta­bilise l’é­conomie en réduisant les antic­i­pa­tions défla­tion­nistes et en per­me­t­tant aux taux d’in­térêt réels de chuter.

Par ailleurs, la diminu­tion du temps de tra­vail en tant qu’elle con­stitue un choc d’of­fre est aus­si un fac­teur défa­vor­able. En effet, même si tout se passe bien, c’est-à-dire, si les investisse­ments de restruc­tura­tion néces­saires peu­vent être réal­isés par les entre­pris­es, une telle diminu­tion don­nera lieu à une chute tem­po­raire des gains de pro­duc­tiv­ité (qui ne fait que traduire l’ex­is­tence de coûts d’a­juste­ment) suiv­ie de leur aug­men­ta­tion per­mise par la mise en œuvre de tech­nolo­gies plus effi­caces (i.e. garan­tis­sant une meilleure util­i­sa­tion des équipements). C’est cette aug­men­ta­tion qui ren­dra pos­si­ble une diminu­tion du taux de chô­mage. Celle-ci n’a pas de lien direct avec la durée du tra­vail, mais ren­voie à l’in­ten­sité de l’ac­tiv­ité d’investissement.

Il faut, alors, se deman­der s’il est bien oppor­tun d’im­pulser un choc d’of­fre sup­plé­men­taire en imposant une diminu­tion de la durée du tra­vail quand l’é­conomie n’a pas été en mesure d’ab­sorber des chocs antérieurs du fait des con­traintes qui ont sur­gi en chemin et de cer­tains choix de poli­tique économique qui ont pénal­isé l’in­vestisse­ment productif.

En résumé, pour rompre avec un enchaîne­ment de déséquili­bres qui a con­duit à la mon­tée du chô­mage, il n’y a pas d’autre solu­tion que de ren­vers­er le rap­port des forces, actuelle­ment défa­vor­able à l’in­vestisse­ment, en con­juguant une poli­tique de rel­a­tive facil­ité moné­taire pour stim­uler l’in­vestisse­ment, com­binée avec une poli­tique budgé­taire assez restric­tive pour pro­mou­voir l’é­pargne et une poli­tique fis­cale visant une redis­tri­b­u­tion des charges, et notam­ment un abaisse­ment des charges salar­i­ales. Un tel pol­i­cy mix doit per­me­t­tre de réduire forte­ment le pou­voir des créanciers et de redonner du pou­voir aux entre­pris­es et aux salariés.

La réforme fis­cale doit per­me­t­tre une hausse des salaires directs sans pour autant peser sur le coût du tra­vail, ce qui aurait l’a­van­tage de favoris­er une cer­taine relance de la con­som­ma­tion sans pénalis­er l’in­vestisse­ment. Un tel ensem­ble de mesures est cohérent avec la néces­sité de procéder à une relance de l’in­vestisse­ment préal­able­ment à celle de la con­som­ma­tion finale. Le fait que le chô­mage traduise, aujour­d’hui, une insuff­i­sance de toutes les com­posantes de la demande glob­ale ne doit pas, en effet, mas­quer que, faute d’avoir réal­isé les investisse­ments req­uis, l’é­conomie reste con­fron­tée à une sit­u­a­tion où le taux de crois­sance com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix est faible.

La seule voie de sor­tie est celle qui priv­ilégie une relance de l’in­vestisse­ment. Celle-ci provo­quera, tran­si­toire­ment, des ten­sions infla­tion­nistes, avant de garan­tir la hausse du taux de crois­sance com­pat­i­ble avec la sta­bil­ité des prix. Les mesures pour pro­mou­voir une flex­i­bil­ité accrue du marché du tra­vail doivent, dans ce con­texte, être regardées avec cir­con­spec­tion : leurs effets sur la crois­sance sont au mieux nég­lige­ables et sans doute négat­ifs. Il en est de même des mesures de réduc­tion de la durée du travail.

Dans ce con­texte, si la con­struc­tion européenne et le pas­sage à l’eu­ro devaient se traduire par une con­trainte moné­taire ren­for­cée par des autorités en quête d’asseoir leur crédi­bil­ité et si, dans le même temps, la crois­sance devait se ralen­tir dans les autres par­ties du monde, alors il est à crain­dre que le chô­mage ne s’am­pli­fie encore, et avec lui la déstruc­tura­tion du tis­su social.

Références

  • Amen­dola M., Gaf­fard J.-L., 1998, Out of Equi­lib­ri­um, à paraître, Oxford, Oxford Claren­don Press.
  • Com­mis­sari­at général du Plan, 1997, Chô­mage : le cas français, rap­port au Pre­mier min­istre rédigé par un groupe de tra­vail présidé par Hen­ri Guaino.
  • Con­seil supérieur de l’emploi des revenus et des coûts, 1997, Iné­gal­ités d’emploi et de revenus, les années 90, Paris, La Doc­u­men­ta­tion Française.
  • Fitous­si J.-P., 1995, Le débat inter­dit, Paris, Arlea.
  • Hicks J.R., 1973, Cap­i­tal and Time, Oxford, Claren­don Press.

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