Investissement durable et capital-risque





Cinq X professionnels de l’investissement témoignent sur les contraintes et les apports positifs des critères ESG. Leur expérience révèle que la contrainte ESG crée plus de valeur qu’elle n’en empêche.
Fin octobre 2024, Les Echos titraient : « Les fermetures de fonds ESG se multiplient – À fin septembre, l’Europe a vu près de 350 fonds d’investissement durable fermer ou fusionner, et une cinquantaine abandonner le terme ESG. Une évolution qui devrait se poursuivre dans les prochains mois. » Face à ce constat, nous nous sommes réunis à cinq anciennes et anciens, gestionnaires de fonds de capital-risque, investissant tous dans des sociétés à forte composante technologique. Au-delà de vous présenter nos pratiques en matière d’ESG, nous vous exposons notre analyse des évolutions récentes du secteur de la finance durable et nos convictions quant à ce que nous tous pensons être le bien-fondé de ce mouvement de fond, ses vertus et ses exigences.
Quelques rappels nécessaires
En 2004, le Pacte mondial des Nations unies invente le terme ESG – environnement, social, gouvernance. Le concept d’investissement responsable préexistait depuis les années soixante : il était à l’origine destiné à favoriser l’alignement de l’activité financière avec les valeurs éthiques. En 2015, l’ensemble des États membres de l’Organisation des Nations unies adopte, dans le cadre du Programme de développement durable à l’horizon 2030, un plan sur quinze ans visant à réaliser 17 objectifs de développement durable (les fameux ODD, ou en anglais SDG, Sustainable Development Goals).
En 2021, l’Union européenne, dans le but d’orienter les capitaux vers une économie durable, publie le règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), contraignant les acteurs de la finance à la publication d’informations concernant la durabilité de leurs activités. Cette réglementation définit notamment trois catégories de fonds d’investissement, selon leur approche en matière de durabilité. Nous nous sommes donc réunis entre gestionnaires de fonds article 6, article 8 et article 9 (cf. catégories explicitées en encadré) pour comparer notre histoire, nos convictions et l’évolution de nos pratiques en matière d’investissement durable.
Par exemple, nous savons tous que le taux de féminisation des industries fondées sur les technologies – hormis la biologie – est encore très faible ; nous savons tous que, sans une action énergique, ces industries tripleront leurs émissions carbone d’ici 2050. Nous savons tous aussi les promesses que portent ces industries, pour l’éducation, l’emploi, la santé, l’énergie… Face à l’importance du défi et du chemin qui reste à parcourir, mais aussi face aux résistances envers les réglementations qui accompagnent l’effort pour la finance durable, voire le scepticisme grandissant outre-Atlantique, nous partageons ici nos convictions et décrivons la responsabilité historique qui nous semble être la nôtre en tant qu’investisseurs, ainsi que les méthodes qui nous paraissent appropriées pour relever ce défi.
Catégories de fonds d’investissement selon le règlement SFDR :
Le règlement SFDR de l’UE prévoit trois catégories de produits différentes :
- les produits relevant de « l’article 6 » soit intègrent les considérations relatives au risque ESG dans le processus de décision d’investissement, soit expliquent pourquoi le risque lié au développement durable n’est pas pertinent (comply or explain) ;
- les produits relevant de « l’article 8 » promeuvent des caractéristiques sociales ou environnementales ; ces véhicules peuvent investir dans des investissements durables, mais ne s’articulent pas autour d’un objectif d’investissement durable ;
- les produits relevant de « l’article 9 » ont un objectif d’investissement durable.
Elina, Revaia est certifiée B Corp et se donne pour mission de « révéler un avenir meilleur ». Tu as donc cocréé Revaia avec Alice Albizzati (X06, amie de promo) par conviction ?
Sincèrement oui, nous avons créé Revaia en 2018 pour être un leader de l’innovation responsable, favorisant les avancées technologiques et la création de valeur pour toutes les parties prenantes et encourageant les meilleures pratiques qui accéléreront et permettront un avenir plus durable pour tous. Nous faisons partie de générations très sensibles aux questions de durabilité et convaincues de leur responsabilité dans l’évolution du monde. Il était donc naturel que la société de gestion place la durabilité au cœur de son action ; la discipline qu’implique la certification B Corp reflète et garantit notre engagement indéfectible envers la performance ESG, ainsi que notre collaboration active avec les sociétés de notre portefeuille pour impulser une croissance durable.
Michael, Sofinnova, créée en 1972, a défini sa première politique ESG en 2011, lancé sa première enquête ESG auprès des sociétés de son portefeuille en 2012, établi son premier rapport ESG en 2019 et classifié tous ses fonds soit article 8, soit article 9 dès la mise en place du règlement SFDR… la trace d’une conviction ou d’une anticipation stratégique ?
Certainement les deux. Sofinnova est spécialisée en sciences de la vie pour d’une part la médecine et d’autre part une production durable dans l’agriculture, l’alimentation, la chimie et les matériaux. Ainsi par définition nous œuvrons pour le développement d’innovations qui contribuent à l’amélioration de la qualité et de la durée de vie, ainsi qu’à la protection de l’environnement. Les préoccupations sociétales et environnementales sont donc naturellement inscrites dans notre ADN. Mais deux autres piliers ESG ont aussi toujours été l’objet de notre attention : le partage de la valeur s’est toujours montré un facteur de performance pour la société de gestion comme pour les sociétés de ses portefeuilles ; et nous avons toujours, au risque de paraître intransigeants, appliqué des règles très rigoureuses de gouvernance, à nous-mêmes comme aux sociétés de nos portefeuilles.
“ L’expérience nous a plus souvent donné raison que tort !”
L’expérience nous a plus souvent donné raison que tort ! Alors, quand les contraintes réglementaires et les demandes de nos actionnaires se font plus pressantes, pourquoi ne pas être moteur plutôt que de subir ces changements ? Nous avons toujours eu pour philosophie d’être partenaires de nos LP (Limited Partners, souscripteurs de fonds d’investissement, qu’ils soient institutionnels, acteurs financiers, corporates, acteurs industriels, ou individus privés, ndlr), dont les exigences en matière ESG sont dorénavant aussi ambitieuses et formalisées qu’elles le sont en matière financière. Tout comme nos LP, nous sommes convaincus de la création de valeur apportée par le déploiement, dans nos investissements, d’une stratégie ESG adaptée à nos ambitions.
Rémi, certains se plaignent de la pesanteur et de la rigidité des contraintes de reporting apportées par les normes des règlements SFDR ; comment accompagner et gérer les sociétés d’un portefeuille de fonds article 9, sans leur imposer un carcan lourd et contre-productif ?
Partech Impact est un fonds article 9, et aussi un fonds impact (cf. distinction explicitée en encadré), tout comme les fonds Industrial Biotechnology de Sofinnova. Nous avons développé des pratiques similaires. Un questionnaire ESG a été établi, qui nous sert autant à évaluer la performance ESG des sociétés cibles lors de notre processus d’investissement qu’à transformer les sociétés de notre portefeuille au fil des années, afin d’améliorer ces performances, toujours selon des axes créateurs de valeur. Ainsi, lorsqu’une société dans laquelle nous souhaitons investir présente des lacunes par rapport aux bonnes pratiques (bilan des émissions CO₂, plan de réduction desdites émissions ou de la consommation énergétique, gouvernance…), des objectifs d’amélioration sont inscrits de manière formelle dans la documentation d’investissement (le pacte d’actionnaires).
Tous les conseils d’administration des sociétés de nos portefeuilles ont un comité ESG, qui valide le plan d’action adapté à la société, suit la progression de sa mise en œuvre via l’analyse du reporting ESG, révise annuellement les actions prioritaires et établit le bilan des bénéfices engendrés par les pratiques mises en place. Le reporting est donc un outil pour poser le bon diagnostic puis définir les actions créatrices de valeur pour l’entreprise et ses salariés. Un exemple : nous sommes convaincus qu’un partage des profits avec les salariés permet un alignement des intérêts des actionnaires et des salariés, augmente la rétention et motive les équipes. Cercle vertueux pour la performance de l’entreprise.
Article 9 ou impact ?
Un fonds article 9 est encadré par la réglementation SFDR et poursuit un objectif d’investissement durable, la durabilité étant mesurée à travers une évaluation ESG.
Un fonds à impact investit « dans l’intention de générer un impact social et environnemental positif et mesurable en plus d’un rendement financier ». Il n’est pas régulé, mais doit respecter les trois principes suivants : intentionnalité – volonté de l’investisseur de contribuer à générer un impact social ou environnemental positif ; additionnalité – contribution de l’investisseur qui permet à l’entreprise financée d’accroître l’impact positif généré par ses activités ; et mesurabilité – possibilité d’évaluer les effets environnementaux et sociaux dans l’économie réelle sur le fondement des objectifs annoncés dans le cadre de l’intentionnalité. Par essence, les objectifs d’impact fixés sont positifs. Leur évaluation peut être quantitative ou qualitative.
Aujourd’hui, environ 30 % des fonds article 9 ne sont pas des fonds impact et environ 30 % des fonds impact ne sont pas article 9. Les deux notions ne sont pas superposables, même si toutes deux poursuivent un objectif positif envers l’environnement ou la société.
Julien-David, est-il possible d’appliquer à des sociétés en amorçage ou série A les mêmes grilles d’évaluation ESG qu’à des sociétés ayant dépassé la série B ?
Nous affirmons nos exigences ESG dès notre premier investissement dans les sociétés de nos fonds article 8. Ainsi elles se familiarisent avec la notion et collaborent avec nous afin de fixer puis d’atteindre leurs objectifs. Nous avons mis en place une grille unique pour tout notre portefeuille, focalisée sur la mixité et l’empreinte carbone. Cependant les objectifs sont adaptés au stade de développement des sociétés : les attentes sont d’autant plus fortes que les sociétés sont matures.
Il faut parfois « choisir ses batailles » et privilégier, dans les étapes précoces de leur développement, un focus sur leurs pratiques sociales et de gouvernance : mise en place d’un board – avec au moins un membre indépendant, qui peut à terme devenir président du board ; d’un système de partage de la valeur avec les employés – attribution de BSPCE (bons de souscription de parts de créateurs d’entreprise), relution des fondateurs ; d’un reporting sur la diversité et d’un suivi de leurs actions sociales et environnementales. Et n’aborder avec elles les objectifs environnementaux à proprement parler qu’à un stade de maturité qui le leur permet plus aisément. Cela étant dit, quelques quick wins sont possibles : dans le logiciel par exemple, les sociétés peuvent très tôt se préoccuper de minimiser leur consommation de cloud ou de migrer vers un cloud souverain.
Michael, Sofinnova investit aussi depuis les stades très précoces
de développement des start-up : « infliges-tu » à toutes les sociétés de tes portefeuilles les mêmes grilles d’évaluation et de reporting ?
Eh oui… quelle meilleure méthode pour grandir que de se voir évoluer parmi « les grands » ? Toutes nos sociétés renseignent les mêmes questionnaires, mais elles sont comparées entre elles par classe de maturité : moins de 15 salariés, 15 à 50 salariés et plus de 50 salariés. Les bilans environnementaux notamment ne sont comparables qu’à des stades comparables de développement des technologies ; une société qui développe un bioprocédé en éprouvette ne peut avoir la même empreinte environnementale qu’une unité industrielle de fermentation par exemple. L’objectif fondamental de nos pratiques d’investisseur est d’accompagner les sociétés afin qu’elles améliorent leurs pratiques ESG. En sus, au-delà du suivi individuel de chaque société au sein de sa classe de maturité, Sofinnova mène également des campagnes annuelles d’amélioration thématique.
Elina, tu souhaites insister sur la responsabilité qui, selon toi, incombe aux investisseurs en matière de durabilité.
Oui, qui mieux que nous, investisseurs siégeant aux conseils de ces start-up, peut les aider à accomplir leur mission pour un avenir meilleur ? Notre regard d’investisseur, notre responsabilité d’actionnaire et notre rôle d’administrateur convergent vers un objectif unique : la création de valeur, qui aujourd’hui ne se conçoit plus sans prise en compte des externalités. L’équipe ESG de Revaia accompagne au quotidien les sociétés du portefeuille dans leur transformation durable. Notre rôle est d’intégrer les objectifs ESG au sein des petites entreprises et de les accompagner à déployer la performance associée.
Pendant longtemps, ESG signifiait reporting d’entreprises cotées, selon un formalisme qui prévalait souvent sur la motivation. Nous nous attachons à renverser cette logique, faisant de la stratégie ESG un véritable levier de création de valeur. Nous investissons dans des sociétés générant 5 à 15 M€ de chiffre d’affaires, qui sont à un stade idéal pour intégrer progressivement une politique de durabilité sans la percevoir comme une contrainte stérile. Elles ont aussi compris qu’elles ne pourront se refinancer avec succès que si elles sont performantes sur les dimensions ESG.
Vous me parlez de grilles d’évaluation, de questionnaires ESG… Quand j’interroge les sociétés du portefeuille de
Polytechnique Ventures, je constate qu’elles remplissent plusieurs de ces questionnaires, une fois par an, pour satisfaire chacun de leurs actionnaires institutionnels, et ce parfois dès le stade d’amorçage. Nous savons tous combien sont précieuses les minutes d’énergie de nos entrepreneurs ! Un tel engouement pour la grille ESG vous semble-t-il… durable ?
Julien-David : Effectivement, il n’existe pas encore d’outil universel pour quantifier la performance d’une entreprise en y intégrant sa performance ESG. C’est justement l’objectif que se donne la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), appliquée en France à partir de 2024 : harmoniser le reporting de durabilité des grandes entreprises et entreprises cotées, et améliorer la qualité et la publication de leurs données ESG.
Elina : Dans ce contexte, charge à nous d’anticiper le travail au niveau de notre portefeuille en offrant des points de référence adaptés à l’écosystème start-up, prenant en compte sa maturité pour comparer efficacement leurs initiatives et indicateurs de performance. Dans cette optique, Revaia a publié un benchmark ESG par stade de maturité pour aider les dirigeants à prioriser leurs actions, se positionner face à leurs pairs et encourager des échanges constructifs.
Michael : Plusieurs initiatives tendent à évaluer les bonnes pratiques et à proposer des recommandations afin de guider les stratégies ESG et d’homogénéiser les pratiques des acteurs financiers : idéalement chaque société ne ferait qu’un reporting pour l’ensemble de ses actionnaires, quel que soit son stade de maturité. Des outils sont en train de se mettre en place pour permettre d’agréger les questions de plusieurs fonds et de ne répondre qu’une fois à chaque question. Nous pouvons citer le programme Knowledge pour l’ESG dans les sciences de la vie dont Sofinnova Partners est moteur.
Rémi : Les réglementations en matière de reporting ESG sont jeunes, les pratiques récentes. Il nous paraît de notre responsabilité de contribuer à les améliorer, mais aussi de travailler à ce qu’elles ne soient plus perçues comme un trop-plein de contraintes formelles, mais comme l’occasion d’une meilleure performance.
Et comment répondez-vous aux sceptiques, pour qui performances extra-financière et financière ne seraient pas alignées ?
Rémi : La performance extra-financière n’est pas un élément à considérer isolément. Une bonne pratique ESG est une pratique créatrice de valeur. Les faits commencent à le démontrer : nos sociétés reçoivent des appels d’offres avec des critères de sélection fondés sur leurs pratiques responsables et une étude Deloitte a révélé que l’ESG influençait la valorisation des transactions, par le biais d’une prime à la surperformance ou d’une décote en cas de risque potentiel.
“La finance durable est un métier de conviction.”
En conclusion, nous tous pensons que la finance durable est un métier de conviction, qui prendra quelques années à maturer ; nous pensons que les réglementations, aussi imparfaites soient-elles, peuvent nous servir de levier pour améliorer les pratiques des PME et pour les accompagner à déployer au mieux leur contribution sociale et environnementale ; nous pensons qu’il est de notre responsabilité de développer outils et benchmarks pour permettre ces transformations avec efficacité et… durabilité !
Références :
- https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/
- https://www.amf-france.org/fr/espace-epargnants/comprendre-les-produits-financiers/finance-durable/faire-un-placement-durable/finance-durable-bien-comprendre-la-taxonomie-et-le-reglement-sfdr-pour-exprimer-vos-preferences
- https://thegiin.org/publication/post/about-impact-investing
- https://finance.ec.europa.eu/capital-markets-union-and-financial-markets/company-reporting-and-auditing/company-reporting/corporate-sustainability-reporting_en
- https://www.flipbookpdf.net/web/site/d457bc4bcc731addd5c2b318fa2fd199a84ed11cFBP26975088.pdf.html
- https://www.grantthornton.nl/en/insights-en/advisory/the-eu-life-sciences-esg-knowledge-project/
- https://www.deloitte.com/content/dam/assets-zone2/fr/no-index/docs/services/financial-advisory/2024/deloitte_role-esg-dans-m-and‑a.pdf