Investissement durable, conviction ou pléonasme ?

Les investisseurs institutionnels jouent un rôle majeur dans la diffusion des bonnes pratiques financières, notamment en matière d’investissement responsable. Ils le pratiquent actuellement dans une quasi-unanimité. La tendance est de passer d’une politique d’exclusion des mauvais sujets à une politique d’accompagnement des efforts faits par les entreprises. La réglementation, même si elle est imparfaite, a en la matière un rôle bénéfique.
Il s’agit ici de décrire l’évolution des conceptions et pratiques d’investissement responsable des investisseurs institutionnels en France et d’évoquer quelques-uns des défis auxquels ils font face. La finance responsable s’est progressivement installée, non sans quelques réticences, dans le paysage économique européen, leader en ce domaine, notamment en réaction aux excès qui ont provoqué la très grande crise de 2008, mais aussi en réponse à l’urgence climatique ressentie par une part croissante de la population.
Les investisseurs institutionnels, compagnies d’assurances, caisses de retraite et de prévoyance, ainsi que les nombreux fonds de réserve, sont naturellement portés à investir à long terme et nombre d’entre eux ont été des pionniers en matière d’investissement responsable. Ces institutions se sont rassemblées depuis une vingtaine d’années dans une association, l’Af2i (Association française des investisseurs institutionnels), qui s’est notamment mobilisée pour mieux faire connaître les enjeux et les bonnes pratiques sur ce sujet devenu capital pour ses membres. Comment ces acteurs majeurs des marchés financiers, gérant en France des portefeuilles d’un montant total supérieur à une année de PNB, ont-ils contribué à l’essor de l’investissement responsable et quelles sont les difficultés qu’ils affrontent actuellement ?
Les « zinzins »
Les investisseurs institutionnels, que le général de Gaulle appelait les « zinzins », placent l’épargne de leurs ayants droit et leurs réserves afin de générer les flux de retraites, de paiements sociaux ou d’assurance conformément à leur objet social. Ces placements représentent en France de l’ordre de 3 500 milliards d’euros et sont investis en moyenne pour plus des deux tiers en obligations, pour environ 15 % en actions et le reste en divers autres placements parfois non cotés, dont 7 % en immobilier, proportions qui varient selon les institutions et notamment leur typologie.
Les politiques de placement sont régulièrement débattues et déterminées par les instances dirigeantes des institutions. Ces dernières ont depuis quelques années incité les professionnels qui gèrent leurs avoirs, en interne ou via des asset managers, à prendre en compte, en sus des traditionnels objectifs de rentabilité et de risque, des considérations extra-financières, comme l’impact sur le climat des entreprises qui sont financées. L’investissement responsable rassemble ainsi un ensemble de pratiques visant à influer positivement sur les impacts écologiques et sociaux des entreprises, ainsi que sur leur gouvernance (critères communément appelés ESG).
Une diffusion progressive
Plusieurs pionniers, au nombre desquels les institutions de la République, comme la Caisse des dépôts ou le Fonds de réserve pour les retraites par exemple, avaient, déjà au début du siècle, établi des principes, des labels et des pratiques visant à intégrer les considérations ESG dans leurs portefeuilles. Ces convictions rejoignaient le courant de responsabilité sociale des entreprises qui s’est développé depuis le début du siècle et qui est également suivi par certains intermédiaires des marchés financiers.
Le tournant s’est produit, en France, consécutivement à la loi sur la transition énergétique de 2015 qui a requis la diffusion par les plus grandes institutions d’un rapport annuel (article 173) sur les orientations de placement et leurs impacts ESG. Ce rapport, devant émaner du conseil d’administration, ne contraint pas à modifier les politiques d’investissement mais impose simplement d’en expliciter les impacts extra-financiers. Il a eu un effet catalyseur sur la prise de conscience par les institutions des sujets ESG et donc sur la mise en œuvre de l’investissement responsable. En effet, selon l’enquête annuelle que l’Af2i mène auprès de ses membres, alors qu’en 2016 moins d’un tiers des institutions déclaraient intégrer les facteurs ESG, à partir de 2017 cette proportion est passée à plus de 60 % et elle dépasse dans la dernière enquête les 90 %.
De l’exclusion à l’incitation
Les pratiques d’investissement responsable ont considérablement évolué au fil des ans, tirant les leçons des expériences et des débats occasionnés par plusieurs scandales. La première approche fut celle de l’exclusion, comme celle du charbon, facile à comprendre et à mettre en œuvre. Pour autant, n’est-il pas simpliste de se débarrasser des titres et de laisser aux autres le soin de faire évoluer les entreprises de ce secteur ou d’autres ne respectant pas les critères ESG ? Sont ainsi apparues des approches plus incitatives, privilégiant les entreprises sur leur voie de progrès, en favorisant les plus en avance et en aidant celles qui projettent d’améliorer leurs impacts. Plusieurs offres de score ESG, à l’instar de credit rating, ont permis de mettre en œuvre ces approches.
Comme les scores ont, à l’usage, montré certaines limites, d’autres méthodes, plus radicales, concentrent les investissements en veillant à améliorer certains impacts climatiques et sociaux, par exemple les émissions de CO₂, la biodiversité ou les accidents de travail. Un article de Joël Prohin (p. 53) dans ce dossier illustre la démarche. Désormais, beaucoup d’investisseurs considèrent que leur rôle ne peut se limiter à la seule détention de titres en capital ou en dette, mais doit s’étendre aussi au dialogue avec les entreprises en portefeuille pour influencer leurs politiques ESG. Ces actions amènent parfois plusieurs investisseurs à se coaliser afin d’être mieux entendus, en particulier des entreprises récalcitrantes. L’organisation mondiale UNPRI (United Nations Principles for Responsible Investment) organise ainsi les échanges entre investisseurs et favorise les coalitions entre ses membres, aujourd’hui très nombreux dans le monde, représentant plus de la moitié des encours institutionnels.
Le rôle des grands acteurs
Si les investisseurs jouent un rôle clé dans l’évolution des acteurs économiques qu’ils financent, ce sont d’abord sur ceux-ci que reposent l’effort et les contraintes de la transition. Le chiffrage de cette transition a fait l’objet d’une évaluation à plus de 60 milliards par an pendant plusieurs décennies pour la seule France. Les défis de cette transition sont donc dantesques. Mobilisation de l’épargne, définition de politiques cohérentes, accords internationaux, meilleures mesures des impacts, ajustement des stratégies des acteurs économiques, pédagogie vers les populations, pour ne citer que quelques éléments d’un chantier, encore discuté, voire récusé par certains États, dont les USA qui viennent d’élire l’un des opposants les plus vociférants.
“Les données restent un défi pour les acteurs de petite taille.”
Les investisseurs y prendront leur part, mais devront eux aussi évoluer au fur et à mesure et consacrer beaucoup de ressources et d’intelligence dans leurs actions, d’autant plus efficaces qu’elles seront suivies par nombre d’entre eux. L’Af2i a pris plusieurs initiatives dans ce domaine, en publiant des guides et en organisant, grâce à une commission dédiée, la collecte et les échanges d’informations. Récemment l’association a tenté de répondre à des questions sujettes à controverses, comme l’investissement responsable dans le secteur de l’armement. Les données et le coût de leurs traitements sont une des causes, avec le poids des réglementations, de la concentration des acteurs du secteur. Elles restent souvent un défi pour les acteurs de petite taille, entreprises ou institutions.
Le rôle des réglementations
Les réglementations ont en ce domaine un effet déterminant. L’Europe est en avance en la matière, poussant les entreprises et les investisseurs à expliciter et diffuser les impacts ESG, avec un détail et une complexité qui peut inquiéter certains. Les travaux de recherche empirique en matière financière montrent toutefois que ces lois, pour discutables ou imparfaites qu’elles pussent être, ont par le passé aligné les intérêts dans la direction voulue et apporté des améliorations mesurables. Seront-elles suffisantes face aux défis climatiques et utiles à la paix sociale ? La tentation d’obtenir un « quitus vert », à l’instar de la quête d’indulgences religieuses au Moyen Âge, peut conduire à certaines attitudes indésirables et trompeuses. Un comportement responsable ne peut toutefois se résumer à la seule observance des lois et chacun doit prendre sa part, selon ses propres connaissances et expériences, à l’invention des solutions nécessaires aux défis du moment.