Investissement durable

Investissement durable, conviction ou pléonasme ?

Dossier : La finance durableMagazine N°804 Avril 2025
Par Jean-François BOULIER (X77)

Les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels jouent un rôle majeur dans la dif­fu­sion des bonnes pra­tiques finan­cières, notam­ment en matière d’investissement res­pon­sable. Ils le pra­tiquent actuel­le­ment dans une qua­si-una­ni­mi­té. La ten­dance est de pas­ser d’une poli­tique d’exclusion des mau­vais sujets à une poli­tique d’accompagnement des efforts faits par les entre­prises. La régle­men­ta­tion, même si elle est impar­faite, a en la matière un rôle bénéfique.

Il s’agit ici de décrire l’évolution des concep­tions et pra­tiques d’investissement res­pon­sable des inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels en France et d’évoquer quelques-uns des défis aux­quels ils font face. La finance res­pon­sable s’est pro­gres­si­ve­ment ins­tal­lée, non sans quelques réti­cences, dans le pay­sage éco­no­mique euro­péen, lea­der en ce domaine, notam­ment en réac­tion aux excès qui ont pro­vo­qué la très grande crise de 2008, mais aus­si en réponse à l’urgence cli­ma­tique res­sen­tie par une part crois­sante de la population.

Les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, com­pa­gnies d’assurances, caisses de retraite et de pré­voyance, ain­si que les nom­breux fonds de réserve, sont natu­rel­le­ment por­tés à inves­tir à long terme et nombre d’entre eux ont été des pion­niers en matière d’investissement res­pon­sable. Ces ins­ti­tu­tions se sont ras­sem­blées depuis une ving­taine d’années dans une asso­cia­tion, l’Af2i (Asso­cia­tion fran­çaise des inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels), qui s’est notam­ment mobi­li­sée pour mieux faire connaître les enjeux et les bonnes pra­tiques sur ce sujet deve­nu capi­tal pour ses membres. Com­ment ces acteurs majeurs des mar­chés finan­ciers, gérant en France des por­te­feuilles d’un mon­tant total supé­rieur à une année de PNB, ont-ils contri­bué à l’essor de l’investissement res­pon­sable et quelles sont les dif­fi­cul­tés qu’ils affrontent actuellement ?

Les « zinzins »

Les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, que le géné­ral de Gaulle appe­lait les « zin­zins », placent l’épargne de leurs ayants droit et leurs réserves afin de géné­rer les flux de retraites, de paie­ments sociaux ou d’assurance confor­mé­ment à leur objet social. Ces pla­ce­ments repré­sentent en France de l’ordre de 3 500 mil­liards d’euros et sont inves­tis en moyenne pour plus des deux tiers en obli­ga­tions, pour envi­ron 15 % en actions et le reste en divers autres pla­ce­ments par­fois non cotés, dont 7 % en immo­bi­lier, pro­por­tions qui varient selon les ins­ti­tu­tions et notam­ment leur typologie.

Les poli­tiques de pla­ce­ment sont régu­liè­re­ment débat­tues et déter­mi­nées par les ins­tances diri­geantes des ins­ti­tu­tions. Ces der­nières ont depuis quelques années inci­té les pro­fes­sion­nels qui gèrent leurs avoirs, en interne ou via des asset mana­gers, à prendre en compte, en sus des tra­di­tion­nels objec­tifs de ren­ta­bi­li­té et de risque, des consi­dé­ra­tions extra-finan­cières, comme l’impact sur le cli­mat des entre­prises qui sont finan­cées. L’investissement res­pon­sable ras­semble ain­si un ensemble de pra­tiques visant à influer posi­ti­ve­ment sur les impacts éco­lo­giques et sociaux des entre­prises, ain­si que sur leur gou­ver­nance (cri­tères com­mu­né­ment appe­lés ESG).

Une diffusion progressive

Plu­sieurs pion­niers, au nombre des­quels les ins­ti­tu­tions de la Répu­blique, comme la Caisse des dépôts ou le Fonds de réserve pour les retraites par exemple, avaient, déjà au début du siècle, éta­bli des prin­cipes, des labels et des pra­tiques visant à inté­grer les consi­dé­ra­tions ESG dans leurs por­te­feuilles. Ces convic­tions rejoi­gnaient le cou­rant de res­pon­sa­bi­li­té sociale des entre­prises qui s’est déve­lop­pé depuis le début du siècle et qui est éga­le­ment sui­vi par cer­tains inter­mé­diaires des mar­chés financiers.

Le tour­nant s’est pro­duit, en France, consé­cu­ti­ve­ment à la loi sur la tran­si­tion éner­gé­tique de 2015 qui a requis la dif­fu­sion par les plus grandes ins­ti­tu­tions d’un rap­port annuel (article 173) sur les orien­ta­tions de pla­ce­ment et leurs impacts ESG. Ce rap­port, devant éma­ner du conseil d’administration, ne contraint pas à modi­fier les poli­tiques d’investissement mais impose sim­ple­ment d’en expli­ci­ter les impacts extra-finan­ciers. Il a eu un effet cata­ly­seur sur la prise de conscience par les ins­ti­tu­tions des sujets ESG et donc sur la mise en œuvre de l’investissement res­pon­sable. En effet, selon l’enquête annuelle que l’Af2i mène auprès de ses membres, alors qu’en 2016 moins d’un tiers des ins­ti­tu­tions décla­raient inté­grer les fac­teurs ESG, à par­tir de 2017 cette pro­por­tion est pas­sée à plus de 60 % et elle dépasse dans la der­nière enquête les 90 %.

De l’exclusion à l’incitation

Les pra­tiques d’investissement res­pon­sable ont consi­dé­ra­ble­ment évo­lué au fil des ans, tirant les leçons des expé­riences et des débats occa­sion­nés par plu­sieurs scan­dales. La pre­mière approche fut celle de l’exclusion, comme celle du char­bon, facile à com­prendre et à mettre en œuvre. Pour autant, n’est-il pas sim­pliste de se débar­ras­ser des titres et de lais­ser aux autres le soin de faire évo­luer les entre­prises de ce sec­teur ou d’autres ne res­pec­tant pas les cri­tères ESG ? Sont ain­si appa­rues des approches plus inci­ta­tives, pri­vi­lé­giant les entre­prises sur leur voie de pro­grès, en favo­ri­sant les plus en avance et en aidant celles qui pro­jettent d’améliorer leurs impacts. Plu­sieurs offres de score ESG, à l’instar de cre­dit rating, ont per­mis de mettre en œuvre ces approches. 

Comme les scores ont, à l’usage, mon­tré cer­taines limites, d’autres méthodes, plus radi­cales, concentrent les inves­tis­se­ments en veillant à amé­lio­rer cer­tains impacts cli­ma­tiques et sociaux, par exemple les émis­sions de CO₂, la bio­di­ver­si­té ou les acci­dents de tra­vail. Un article de Joël Pro­hin (p. 53) dans ce dos­sier illustre la démarche. Désor­mais, beau­coup d’investisseurs consi­dèrent que leur rôle ne peut se limi­ter à la seule déten­tion de titres en capi­tal ou en dette, mais doit s’étendre aus­si au dia­logue avec les entre­prises en por­te­feuille pour influen­cer leurs poli­tiques ESG. Ces actions amènent par­fois plu­sieurs inves­tis­seurs à se coa­li­ser afin d’être mieux enten­dus, en par­ti­cu­lier des entre­prises récal­ci­trantes. L’organisation mon­diale UNPRI (Uni­ted Nations Prin­ciples for Res­pon­sible Invest­ment) orga­nise ain­si les échanges entre inves­tis­seurs et favo­rise les coa­li­tions entre ses membres, aujourd’hui très nom­breux dans le monde, repré­sen­tant plus de la moi­tié des encours institutionnels.

Le rôle des grands acteurs

Si les inves­tis­seurs jouent un rôle clé dans l’évolution des acteurs éco­no­miques qu’ils financent, ce sont d’abord sur ceux-ci que reposent l’effort et les contraintes de la tran­si­tion. Le chif­frage de cette tran­si­tion a fait l’objet d’une éva­lua­tion à plus de 60 mil­liards par an pen­dant plu­sieurs décen­nies pour la seule France. Les défis de cette tran­si­tion sont donc dan­tesques. Mobi­li­sa­tion de l’épargne, défi­ni­tion de poli­tiques cohé­rentes, accords inter­na­tio­naux, meilleures mesures des impacts, ajus­te­ment des stra­té­gies des acteurs éco­no­miques, péda­go­gie vers les popu­la­tions, pour ne citer que quelques élé­ments d’un chan­tier, encore dis­cu­té, voire récu­sé par cer­tains États, dont les USA qui viennent d’élire l’un des oppo­sants les plus vociférants.

“Les données restent un défi pour les acteurs de petite taille.”

Les inves­tis­seurs y pren­dront leur part, mais devront eux aus­si évo­luer au fur et à mesure et consa­crer beau­coup de res­sources et d’intelligence dans leurs actions, d’autant plus effi­caces qu’elles seront sui­vies par nombre d’entre eux. L’Af2i a pris plu­sieurs ini­tia­tives dans ce domaine, en publiant des guides et en orga­ni­sant, grâce à une com­mis­sion dédiée, la col­lecte et les échanges d’informations. Récem­ment l’association a ten­té de répondre à des ques­tions sujettes à contro­verses, comme l’investissement res­pon­sable dans le sec­teur de l’armement. Les don­nées et le coût de leurs trai­te­ments sont une des causes, avec le poids des régle­men­ta­tions, de la concen­tra­tion des acteurs du sec­teur. Elles res­tent sou­vent un défi pour les acteurs de petite taille, entre­prises ou institutions.

Le rôle des réglementations

Les régle­men­ta­tions ont en ce domaine un effet déter­mi­nant. L’Europe est en avance en la matière, pous­sant les entre­prises et les inves­tis­seurs à expli­ci­ter et dif­fu­ser les impacts ESG, avec un détail et une com­plexi­té qui peut inquié­ter cer­tains. Les tra­vaux de recherche empi­rique en matière finan­cière montrent tou­te­fois que ces lois, pour dis­cu­tables ou impar­faites qu’elles pussent être, ont par le pas­sé ali­gné les inté­rêts dans la direc­tion vou­lue et appor­té des amé­lio­ra­tions mesu­rables. Seront-elles suf­fi­santes face aux défis cli­ma­tiques et utiles à la paix sociale ? La ten­ta­tion d’obtenir un « qui­tus vert », à l’instar de la quête d’indulgences reli­gieuses au Moyen Âge, peut conduire à cer­taines atti­tudes indé­si­rables et trom­peuses. Un com­por­te­ment res­pon­sable ne peut tou­te­fois se résu­mer à la seule obser­vance des lois et cha­cun doit prendre sa part, selon ses propres connais­sances et expé­riences, à l’invention des solu­tions néces­saires aux défis du moment. 

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