Innovation spatiale européenne : l’exemple du mini-lanceur de MaiaSpace

Innovation spatiale européenne : l’exemple du mini-lanceur de MaiaSpace

Dossier : L'espace | Magazine N°807 Septembre 2025
Par Yohann LEROY (X97)
Par Raphaël CHEVRIER

Dans un contexte de fortes tensions géopolitiques, de mutations technologiques et de marché, et de rupture dans l’organisation de la chaîne de valeur du secteur spatial à l’échelle mondiale, l’Europe cherche encore la bonne formule pour maintenir et renforcer sa souveraineté spatiale. L’autonomie d’accès à l’espace de l’Europe dépendra de sa capacité à développer des solutions compétitives, innovantes et évolutives. Dans cette perspective, MaiaSpace, qui a été créée en avril 2022, conçoit, fabrique, commercialise et opère le premier mini-lanceur réutilisable, compétitif et écoconçu en Europe. 

Chaque semaine, l’actualité spatiale outre-Atlantique nous rappelle ce que le secteur privé peut apporter à la course à l’espace. De simples exécutants de projets étatiques, les entreprises du NewSpace, inno­vantes, conquérantes, la plupart du temps issues du monde du numérique et imprégnées de la culture de l’entrepreneuriat, sont peu à peu devenues les principaux moteurs de la transformation de l’industrie spatiale. Avec des investissements privés passés de 1,06 milliard de dollars entre 2000 et 2004 à 16,8 milliards entre 2015 et 2019, elles ont fait basculer les acteurs traditionnels dans une logique nouvelle de marché. Forte de ce constat, l’Europe se mobilise pour faire émerger de nouveaux acteurs et projets, tout en revoyant le modèle de gouvernance et de financement des futurs lanceurs européens, adaptés à ses spécificités.

L’exemple américain

Comme l’a rappelé l’ancien Premier ministre italien Mario Draghi dans son récent rapport sur la compétitivité, le budget du secteur spatial des États-Unis reste cinq fois plus élevé que celui de l’Europe. Les opérateurs de lancement spatiaux tels que SpaceX, ULA ou Blue Origin ont ainsi bénéficié ces vingt dernières années de plusieurs dizaines de milliards de dollars de contrats de services publics américains, principalement de la Nasa et de l’US Air Force.

Des missions captives souvent facturées plus du double de celles proposées aux opérateurs de satellites privés. De quoi offrir à ces entreprises la visibilité à long terme, essentielle, dans une industrie à cycle long, pour attirer les investissements privés et accélérer les cycles d’innovation. De quoi aussi les doter de la taille critique, sur leur marché domestique, et réunir les conditions leur permettant d’être compétitives sur le marché ouvert. Dans le cas spécifique de SpaceX, le déploiement de sa propre mégaconstellation de satellites dédiés à internet Starlink, par ailleurs largement soutenue financièrement par le Pentagone, boucle un modèle économique unique lui permettant d’assurer une cadence d’une centaine de lancements par an.

Réinventer les partenariats public-privé

L’Europe peut s’inspirer de ce que font les États-Unis, mais elle doit surtout l’adapter, en tenant compte du fait qu’elle ne bénéficie pas des mêmes effets de taille. L’introduction par l’Agence spatiale européenne d’une compétition ouverte aux projets de fusées de petite catégorie, censée encourager l’émergence de nouveaux champions emblématiques du NewSpace, permet indéniablement d’accélérer l’innovation, de revoir les méthodes de développement et de réduire les coûts. À condition toutefois que le nombre de projets retenus reste limité, au risque dans le cas contraire de conduire à un saupoudrage qui affaiblirait l’ensemble de l’industrie.


“Soutenir un projet dont les modèles économique et opérationnel auront déjà fait leurs preuves constitue la garantie d’une utilisation optimale de l’argent public.”

Pour transformer l’essai, l’Europe doit aussi faire évoluer sa logique de soutien public au développement technologique, qui a prévalu jusqu’à présent pour la conception des lanceurs sur le Vieux Continent. Nécessaire pour doter l’Europe de briques technologiques clés et d’infrastructures essentielles dont le coût doit être mutualisé, cette logique doit au-delà céder la place à une politique d’accompagnement à l’entrée sur le marché, qui est l’essence même de l’innovation.

Une telle politique de soutien au développement opérationnel et commercial participe d’un cercle vertueux aux effets multiplicateurs, dans la mesure où, en Europe comme aux États-Unis, la commande publique est indispensable pour compléter le modèle économique de grands projets industriels. En passant d’une obligation de moyen à une obligation de résultat, l’essentiel des risques de développement sont alors portés par les investisseurs privés, tout en leur offrant des perspectives de retour sur investissement à moyen, à long terme, à même d’attirer de nouveaux capitaux. Pour le contribuable européen, soutenir un projet dont les modèles économique et opérationnel auront déjà fait leurs preuves constitue la garantie d’une utilisation optimale de l’argent public dans l’actuel contexte budgétaire.

Prenant en compte la taille relativement faible de son marché domestique, l’Europe doit également rassembler sous une même bannière européenne les missions satellitaires portées par l’Union européenne et par l’ESA et ses États membres. Pour permettre aux opérateurs de lancement d’atteindre la taille critique afin d’être compétitifs sur le marché global, ces missions doivent être assorties d’un complément de prix et rendues accessibles à un nombre limité d’acteurs.

	Ancien pas de tir 
Soyouz attribué 
à MaiaSpace.
Ancien pas de tir Soyouz attribué à MaiaSpace. © MaiaSpace

Proposer le taxi au prix d’un ticket de bus

Créée en avril 2022, MaiaSpace conçoit, fabrique, commercialise et opère le premier mini-lanceur réutilisable, compétitif et écoconçu en Europe. Propulsée à l’oxygène et au biométhane liquides, la fusée biétagée Maia décollera dès 2026 depuis l’ancien pas de tir Soyouz, au Centre spatial guyanais, et sera disponible en deux versions, consommable et réutilisable, cette dernière étant caractérisée par la récupération à la verticale du premier étage sur une barge en mer. Mener jusqu’à son pas de tir un nouveau lanceur en seulement quatre ans constitue un objectif inédit dans le secteur spatial à l’échelle du globe.

Une telle réduction du temps de développement est un facteur clé de compétitivité, permettant d’accélérer l’entrée sur le marché et les retours sur investissement. Avec une performance jusqu’à 4 tonnes en orbite basse, le lanceur Maia est environ dix fois moins capacitaire qu’un lanceur lourd de la catégorie d’Ariane 6. Or, en raison d’effets d’échelle défavorables, les coûts n’évoluent pas de manière proportionnelle avec la performance. Avec les mêmes méthodes de développement ayant prévalu jusqu’à présent en Europe, Maia serait au maximum trois fois moins chère qu’un lanceur lourd, et son coût par kilogramme déployé dans l’espace par conséquent trois fois plus élevé.

Pour des micro-lanceurs aux performances inférieures, le déficit de compétitivité serait bien plus élevé encore. Le service est certes différent, l’analogie souvent utilisée étant celle du taxi par rapport au bus. Mais cette analogie a ses limites. Le coût du service de lancement représentant souvent une part prépondérante du coût de la mission, les opérateurs de satellites n’ont généralement pas les moyens de se payer le taxi. Le succès commercial des mini-lanceurs réside par conséquent dans leur capacité à s’aligner sur le coût par kilogramme mis en orbite des lanceurs lourds. Un objectif inaccessible pour des micro-lanceurs, mais un défi que le lanceur Maia peut relever, avec des processus de développement rapides et des technologies disruptives, dans l’objectif non pas de maximiser la performance du lanceur, mais d’optimiser son rapport performance sur coût.

© MaiaSpace
	Réatterrissage 
à la verticale 
d’un lanceur Maia 
sur une barge en mer.
Réatterrissage à la verticale d’un lanceur Maia sur une barge en mer. © MaiaSpace

Un mode de fonctionnement agile

Structurée en mode start-up, MaiaSpace a adapté à ses spécificités la méthode Agile® du développement logiciel, itératif et incrémental. Chaque sous-système du lanceur Maia (les deux étages, les structures, etc.) est réalisé en trois modèles distincts. Un premier prototype est conçu très rapidement et testé pour nourrir le design du second, plus proche des spécifications visées. Les tests réalisés sur le deuxième prototype permettront d’en tirer les enseignements pour le design du premier modèle de vol. Cette manière de rééquilibrer le temps en zone d’essai par rapport à celui pour faire des simulations porte déjà ses fruits.

Trois ans seulement après sa création, MaiaSpace a produit et testé plusieurs prototypes de quasiment tous les sous-systèmes du lanceur. À Vernon, où est implantée la proto-usine, la proximité entre le bâtiment d’intégration et les zones d’essai constitue un avantage considérable dans le cadre de la méthode itérative test & learn. Diverses campagnes de tests de remplissage cryogénique et de validation des connexions mécaniques et fluidiques avec le moteur ont été réalisées sur le premier prototype de l’étage supérieur. Le deuxième prototype, en cours d’intégration aux côtés du premier étage, vise une mise à feu au second semestre 2025.

Par ailleurs, les équipes de MaiaSpace ont achevé une première campagne de tests de séparation des deux étages, à l’aide d’un banc d’essai spécialement conçu pour reproduire les conditions dans lesquelles cette séparation interviendra en vol. De la même manière, une seconde campagne d’essais moteur du kick-stage Colibri est en cours. Dans sa première version, cette plateforme propulsive, sorte de troisième mini-étage intégré sous la coiffe, apportera un gain de performance et de flexibilité pour atteindre des orbites plus énergétiques ou non standards. Dans sa version la plus avancée, Colibri sera capable de réaliser des manœuvres complexes en orbite (changements d’altitude et de plan, éventuellement des opérations de services en orbite avec des partenaires).

Usine de MaiaSpace avec deux tronçons 
du premier étage 
à droite.
Usine de MaiaSpace avec deux tronçons du premier étage à droite. © MaiaSpace

Combiner expérience acquise et innovation

Revoir en profondeur la manière de développer un lanceur ne signifie pas repartir d’une feuille blanche (une approche suivie par la plupart des nouveaux acteurs européens développant un micro-mini-lanceur), mais plutôt de trouver le bon « rapport de mélange » entre l’expertise existante et les nouvelles manières de faire. Tirant parti de l’héritage d’ArianeWorks, une équipe commando mandatée dès 2019 par le Cnes et ArianeGroup pour réfléchir au futur du transport spatial européen, MaiaSpace a fait le choix de capitaliser, lorsque cela est pertinent, sur l’excellence et l’expertise de l’industrie spatiale européenne plutôt que de réinventer systématiquement la roue.


“Trouver le bon « rapport
de mélange » entre l’expertise existante
et les nouvelles manières
de faire.”

Ainsi MaiaSpace achète à des conditions commerciales le moteur Prometheus®, développé par ArianeGroup depuis 2015 dans le cadre d’un programme de l’ESA, pour équiper les deux étages de la fusée Maia (trois moteurs sur le premier étage, un moteur adapté au vide spatial sur l’étage supérieur). De la même manière, MaiaSpace va tirer pleinement parti de l’expertise et du savoir-faire développés par un consortium industriel dans le cadre du programme de l’ESA de démonstration de récupération d’un étage, Themis.

Concrètement, les entreprises impliquées dans ce programme sont des candidates naturelles pour devenir partenaires de MaiaSpace si elles parviennent à atteindre nos objectifs de performance et de coût. Combiner le meilleur des deux mondes, c’est la recette que nous appliquons aussi pour la constitution de nos effectifs : un tiers d’entre nous a déjà développé un lanceur et nous protège contre d’éventuelles erreurs de débutants, quand les deux autres tiers, riches de leur expérience dans des entreprises du NewSpace ou d’autres secteurs industriels, nous aident à la remise en question.

	Installation 
tire-bouchon pour la séparation des étages.
Installation tire-bouchon pour la séparation des étages. © MaiaSpace

Un nouveau modèle de coopération en Europe

Résultat : même si MaiaSpace, financée à 100 % par des fonds privés à travers Airbus et Safran, n’est pas soumise aux règles de retour géographique (selon lesquelles chaque État récupère une charge industrielle à hauteur de sa contribution budgétaire), l’empreinte industrielle du lanceur Maia n’est finalement pas si éloignée de celle d’Ariane 6. Le chemin parcouru est en revanche très différent, les partenaires n’étant pas choisis en fonction de leur nationalité, mais uniquement en fonction de leurs compétences, de leur état d’esprit et de leur compétitivité.

Les ingénieurs de MaiaSpace achètent eux-mêmes les pièces qu’ils conçoivent, ce qui facilite la coïngénierie et le développement de relations gagnant-gagnant avec nos fournisseurs, en limitant les sur-spécifications et marges de conception trop importantes qui impactent le prix beaucoup plus que la marge laissée à ces derniers. Maia est ainsi un projet éminemment européen : 40 % des coûts récurrents du lanceur seront générés en Europe, hors de France (en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Belgique, en Suisse, etc.) et 50 % de nos partenaires industriels sont européens et non français. Une photographie qui illustre l’expertise inégalée construite pendant plus de quatre décennies de coopération promue par l’ESA, laquelle a contribué au succès indéniable de l’industrie spatiale européenne.

Miser sur les technologies d’avenir

Nous avons tous en tête les images, devenues récurrentes, du premier étage de la fusée Falcon 9 de SpaceX réatterrissant à la verticale sur une barge en mer ou sur terre. Si le lanceur Maia présente des similitudes techniques évidentes, il sert des objectifs commerciaux et stratégiques qui lui sont propres. MaiaSpace n’a pas l’intention de déployer sa méga-constellation en orbite basse, de pratiquer le tourisme spatial – dont l’impact environnemental est injustifiable – ou encore d’envoyer des colonies humaines sur Mars, une planète morte.

La récupérabilité du premier étage sur une barge en mer, pensée et intégrée à l’architecture globale du système de lancement dès le premier jour, permet de bénéficier de deux lanceurs pour les coûts de développement d’un seul. La version réutilisable se distingue de la version consommable par l’ajout de pieds d’atterrissage, d’ailerons de guidage aérodynamique et d’un système de contrôle d’attitude permettant de piloter la redescente du premier étage dans l’atmosphère.

En décidant ou non de récupérer le premier étage, MaiaSpace maximise le taux de remplissage de la fusée pour proposer des services de lancement optimisés et compétitifs aussi bien sur le segment des petits satellites, de quelques centaines de kilos, que sur le marché des gros satellites d’observation de la Terre de plus d’une tonne. Grâce à son large diamètre sous coiffe de 3,5 mètres et sa capacité de près de 4 tonnes en orbite basse inclinée, Maia est également une solution de choix pour le déploiement d’une partie des constellations de satellites, en complément des lanceurs lourds, notamment la constellation IRIS² de communications sécurisées portée par la Commission européenne. Une telle compétitivité sur un plus large segment de marché des satellites permet d’importantes économies d’échelle avec une cadence visée à terme d’une vingtaine de lancements par an.

Contribuer de manière décisive à l’autonomie d’accès à l’espace pour l’Europe, c’est également intégrer des solutions évolutives, stratégiques pour l’avenir. Le moteur à forte poussée variable Prometheus® ou les innovations autour de la réutilisation sont autant de technologies capables de passer rapidement à l’échelle et d’être utilisées sur des lanceurs de plus grandes capacités, pour une fraction des coûts généralement requis pour développer un nouveau lanceur.

La préoccupation environnementale

Enfin, dans un contexte de crise climatique inédit, ne ratons pas l’occasion d’offrir à l’Europe des solutions réduisant l’impact environnemental des activités spatiales, sur Terre et dans l’espace. Ces questions de durabilité représentent à la fois un enjeu de société, que l’Europe est légitime à porter, et un enjeu de compétitivité à long terme.

Développement d’une filière locale de méthane biosourcée en Guyane (un ergol réduisant à la fois les émissions de CO₂ issues de ressources fossiles et de particules fines dans l’atmosphère) ; réduction de la consommation de matières premières grâce à la réutilisation du premier étage ; développement d’un kick-stage permettant de se positionner à plus long terme sur le marché de l’élimination active de débris spatiaux : nul doute qu’à l’avenir ces technologies, participant à la performance environnementale du lanceur Maia, sauront convaincre les opérateurs de satellites, soit par conviction, soit parce qu’ils y auront été encouragés ou contraints par une évolution de la réglementation.

C’est en trouvant le bon équilibre entre compétition et coopération, capitalisant sur une histoire, des valeurs et une expertise commune, que la filière spatiale européenne parviendra à fabriquer sa propre recette du succès. MaiaSpace peut en être, modestement, un des ingrédients. 

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