Gustave Lyon (1857-1936), X1877 : le dernier empereur de Pleyel

Gustave Lyon (1857−1936), X1877 : le dernier empereur de Pleyel

Dossier : Les X et la musiqueMagazine N°806 Juin 2025
Par Catherine MICHAUD-PRADEILLES

Où l’on apprend que les pia­nos Pleyel dans les salons de nos aïeux, c’est moins Pleyel père et fils, com­po­si­teurs, pia­nistes et fac­teurs de la pre­mière moi­tié du XIXe siècle, qu’un poly­tech­ni­cien, Gus­tave Lyon, qui a su faire prendre à l’entreprise à la fin du siècle le tour­nant tech­nique et socio­lo­gique lui per­met­tant de domi­ner son mar­ché pen­dant un temps. Et qui a construit la « salle Pleyel » art déco où beau­coup d’entre nous ont joui de concerts mémo­rables, avant que la Phil­har­mo­nie de Paris, évo­quée page 44 de ce dos­sier, n’offre au public pari­sien un écrin « moderne ».

Quand Gus­tave Lyon, en 1887, suc­cède à son beau-père Auguste Wolff à la tête de la manu­fac­ture de pia­nos Pleyel, Wolff et Cie, rien appa­rem­ment ne le pré­dis­pose à s’occuper d’instru­ments de musique. Certes son père ensei­gnait le chant et Gus­tave a étu­dié le pia­no. Mais, de la pra­tique à la fabri­ca­tion, il y a un grand pas, qu’il fran­chi­ra d’ailleurs avec talent et dex­té­ri­té. De même que, par­ve­nu au faîte du pia­no, quand éclate la Pre­mière Guerre mon­diale, il n’est pas cer­tain que cela l’ait pré­dis­po­sé à orga­ni­ser la défense de Cher­bourg, ni à s’occuper de balis­tique de tirs aériens. Mais il l’a fait, avec la même détermination.

Lyon, Gustave Frantz (X 1877 ; 1857-1936)Collections École polytechnique (Palaiseau)Franck (photographe)
Lyon, Gus­tave Frantz (X 1877 ; 1857–1936). © Col­lec­tions École poly­tech­nique (Palai­seau) – Franck (pho­to­graphe)

Un mentor efficace

Auguste Wolff s’est peut-être recon­nu dans ce jeune ingé­nieur poly­tech­ni­cien (pro­mo­tion 1877), éga­le­ment diplô­mé de l’École des mines, dont la fougue et la curio­si­té n’étaient pas mys­tère. Contrai­re­ment à ce gendre idéal, Wolff n’est ni un scien­ti­fique ni un tech­ni­cien. C’est un artiste, un extra­or­di­naire pia­niste, pre­mier prix du Conser­va­toire de Paris, où il ensei­gna avant de rejoindre son ami Camille Pleyel en 1853, afin de fon­der avec lui une socié­té en com­man­dite : Pleyel, Wolff et Cie. Il en devient direc­teur à la mort de Pleyel en 1855.

C’est lui qui, trans­for­mé en homme d’action et d’affaires, don­ne­ra à la socié­té Pleyel l’impulsion, à la fois artis­tique, tech­nique et com­mer­ciale, qui va la pro­pul­ser au pre­mier rang de la fac­ture de pia­no fran­çaise. Avec ses com­pé­tences, ses convic­tions, ses qua­li­tés humaines, Auguste Wolff a per­mis à la marque de s’adapter aux chan­ge­ments dic­tés par l’industrialisation qui, sous le Second Empire, trans­forme com­plè­te­ment le pay­sage éco­no­mique français.

À pieds joints dans la jungle

À l’arrivée de Gus­tave Lyon, cent cinq manu­fac­tures et ate­liers de très inégales impor­tances se par­tagent le mar­ché du pia­no : cent cinq concur­rents qui se haïssent, s’épient et se copient, vivent ou sur­vivent, en essayant de pro­fi­ter de l’énorme suc­cès du pia­no. Peu à peu la fac­ture du pia­no, deve­nue en effet un des sec­teurs de pointe de l’industrie fran­çaise, a sus­ci­té des convoi­tises et atti­ré de nom­breux candidats.

Pour sor­tir du lot il est néces­saire de res­pec­ter cer­taines atti­tudes bour­geoises à la fois mon­daines et com­mer­ciales, mais il faut aus­si et sur­tout avoir l’air moderne en par­ti­ci­pant à la course au pro­grès, c’est-à-dire inven­ter, inno­ver, sans arrêt. Car, tout au long du XIXe siècle, le pia­no fiable et sonore est encore à venir. Tout fac­teur-inven­teur rêve de le créer. En fait il résulte d’une par­ti­ci­pa­tion col­lec­tive qui, de 1791 aux années 2000, a fait l’objet de 2 300 bre­vets d’invention, dont 1 500 pour le seul XIXe siècle.

Le monde du pia­no n’est pas seule­ment artis­tique ; il est aus­si com­mer­cial avec des enjeux qui peuvent le rendre certes pas­sion­nant, mais aus­si très turbulent.

La fin de l’âge d’or

À la fin du XIXe siècle, il y a encore un pia­no par famille, en France. L’engouement des Fran­çais est encore très vif, mais l’industrie du pia­no ne peut sur­vivre qu’avec de nou­veaux cri­tères de fabri­ca­tion, de pro­duc­tion et de com­mer­cia­li­sa­tion ; des cri­tères tenant compte de nou­velles lois éta­blies par l’arrivée sur le mar­ché mon­dial de Stein­way, Blüth­ner, Bech­stein depuis 1853 et enfin de Yama­ha en 1885. Ces marques savent tou­cher de nou­velles couches sociales, celles qui sont en train de mettre en mino­ri­té la haute bourgeoisie.

Piano double. 1928. © Musée de la Musique. NI : E. 983.3.1
Pia­no double. 1928. © Musée de la Musique. NI : E. 983.3.1

Gus­tave Lyon reprend donc le patri­moine indus­triel de Pleyel avec des ambi­tions par­fai­te­ment adap­tées à l’évolution du monde musi­cal. Avec lui, Pleyel n’est pas seule­ment un centre artis­tique tou­jours aus­si convoi­té, c’est aus­si un labo­ra­toire scien­ti­fique d’où sortent les der­nières inno­va­tions en rela­tion avec les condi­tions nou­velles de la musique, notam­ment sa dif­fu­sion dans les milieux où elle n’était guère culti­vée jusqu’alors. Le pia­no est par­tout, mais petite bour­geoi­sie, cafés-concerts, caba­rets, bals popu­laires, théâtres et même ciné­mas s’équipent de pia­nos droits.

Résoudre l’insoluble

Pour main­te­nir Pleyel au pre­mier rang fran­çais et inter­na­tio­nal, Gus­tave Lyon doit repen­ser la gamme des modèles. Il mise sur le haut de gamme et met à pro­fit ses connais­sances tech­niques et scien­ti­fiques d’ingénieur.

harpe chromatique. c . 1900. Modèle Gustave Lyon. © Musée de la Musique. NI : E. 983.8.1
Harpe chro­ma­tique. c . 1900. Modèle Gus­tave Lyon.
© Musée de la Musique. NI : E. 983.8.1

Ain­si il dépose une tren­taine de bre­vets en France et à l’international, afin de per­fec­tion­ner ce qui existe déjà, mais aus­si et sur­tout pour résoudre des pro­blèmes répu­tés inso­lubles, tels que la sup­pres­sion des pédales sur une harpe, faire entrer deux pia­nos dans un seul meuble, écou­ter chez soi les der­niers enre­gis­tre­ments des meilleurs pia­nistes du moment, et enfin satis­faire à la demande de pia­nistes qui sou­haitent se conver­tir défi­ni­ti­ve­ment au cla­ve­cin, ins­tru­ment dont per­sonne ou presque n’a enten­du par­ler. Ain­si appa­raît en 1894 une harpe chro­ma­tique à deux rangs de cordes qui n’a plus besoin de pédales pour obte­nir les altérations.

“Gustave Lyon met à profit ses connaissances techniques et scientifiques d’ingénieur.”

En 1896, le pia­no double à deux cla­viers en vis-à-vis. Puis le Pleye­la, en 1925, appa­reil de lec­ture de musique enre­gis­trée sur des rou­leaux de papier per­fo­ré à connec­ter à son pia­no. Reste le cla­ve­cin que Gus­tave Lyon a décou­vert en 1888, au cours d’un réci­tal don­né par Louis Dié­mer. Aus­si­tôt Gus­tave Lyon remé­die à ce qu’il consi­dère comme une imper­fec­tion, en dotant le cla­ve­cin de six pédales pour rem­pla­cer la regis­tra­tion manuelle des ins­tru­ments anciens. Ain­si le public découvre le cla­ve­cin Pleyel, lors de l’Exposition uni­ver­selle de 1889 à Paris, alors que Pleyel fête son 100 000e piano.

Le Pleyela. 1905 – Catalogue. 1807-1982 les 175 ans de la maison Pleyel.
Le Pleye­la. 1905 – Cata­logue. 1807–1982
les 175 ans de la mai­son Pleyel.
L’intérieur du Pleyela.
L’intérieur du Pleyela.

Gus­tave Lyon a conçu un ins­tru­ment solide qu’il consi­dère comme plus fonc­tion­nel que les pré­cieux ins­tru­ments anciens, d’ailleurs introu­vables à l’époque. Il n’hésite donc pas à se lan­cer dans la fac­ture d’un ins­tru­ment incon­nu de lui et de ses col­la­bo­ra­teurs. Un cla­ve­cin d’un nou­veau genre, qui ajou­te­ra à la répu­ta­tion de Pleyel. Gus­tave Lyon a par­fai­te­ment sai­si l’enjeu de ce retour aux sources et de la réap­pa­ri­tion de la musique « ancienne ».

Une dernière aventure

Après-guerre, dans les années 30, Pleyel brille de ses der­niers feux, en met­tant sur le mar­ché un modèle de pia­no droit (P) et un modèle de pia­no à queue de petit for­mat (F), deve­nus cultes et encore recher­chés aujourd’hui. Gus­tave Lyon fait alors par­tie des per­son­na­li­tés remar­quables du monde musi­cal. En effet il pré­side le jury des diverses Expo­si­tions des pro­duits de l’industrie en France et à l’étranger, et il obtient maintes récom­penses et dis­tinc­tions hono­ri­fiques pour Pleyel, Wolff, Lyon et Cie. À titre per­son­nel, il sera entre autres com­man­deur de la Légion d’honneur. Au tour­nant du XXe siècle il mène Pleyel vers sa der­nière aven­ture, celle de la construc­tion de la salle Pleyel.

Inau­gu­rée en 1927, elle suc­cède au grand salon de l’immeuble du 9 de la rue Cadet où siège l’entreprise, puis à la salle construite au 22 de la rue Roche­chouart. Cette der­nière salle accueille le Tout-Paris pour applau­dir les vir­tuoses à la mode et décou­vrir les der­niers modèles sor­tis d’usine. Gus­tave Lyon rêve d’un lieu plus vaste et plus moderne. Il sera révo­lu­tion­naire. Ses der­nières recherches en acous­tique concer­nant l’écho, la réso­nance, le ren­for­ce­ment des sons, la sup­pres­sion des bruits para­sites pré­do­minent sur l’architecture. Elles abou­tissent à la construc­tion de la salle Pleyel, rue du Fau­bourg-Saint-Hono­ré. Point stra­té­gique d’un immeuble art déco de huit étages, elle est dans les années folles le chant du cygne d’un vision­naire de génie.

Salle Pleyel
Salle Pleyel

La fin des aventures

Gus­tave Lyon quitte la socié­té Pleyel en 1930. Cou­ra­geux, pas­sion­né, bien­veillant, sans perdre ni la foi ni son humour pro­ver­bial, il a essayé de don­ner réponse à tous les pro­blèmes ren­con­trés. Il a tout affron­té, de la concur­rence pas tou­jours loyale au recul du mar­ché inté­rieur fran­çais, en pas­sant par la créa­tion d’un impôt sur les pia­nos en 1893, les remous dus aux diverses crises sociales et éco­no­miques, sans par­ler d’une guerre mon­diale. Il a vu arri­ver le poste de radio, pro­ba­ble­ment sans se faire d’illusion sur l’avenir de la musique vivante. Que craint-il le jour où il cède à Charles Renard les rênes de cette socié­té qu’il a tenue à bout de bras pen­dant presque un demi-siècle ? Elle ne sur­vi­vra pas plus de trois ans à son départ. Pleyel dépose son bilan en 1933. Alors com­mence une tout autre histoire.

Commentaire

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hugues.bedouelle.1971répondre
20 juin 2025 à 11 h 06 min

Il peut être utile de signa­ler qu’une socié­té fran­çaise Modartt (www.modartt.com) a modé­li­sé une grande col­lec­tion de pia­nos au moyen d’é­qua­tions phy­siques, une ving­taine de 1795 à nos jours y com­pris des grands pia­nos Pleyel et Erard. Des cla­ve­cins ont éga­le­ment été modé­li­sés. Il est ain­si pos­sible de jouer ces ins­tru­ments vir­tuels, de les com­pa­rer et de com­prendre leurs des­tins. Hugues Bedouelle (X71).

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