Gustave Lyon (1857−1936), X1877 : le dernier empereur de Pleyel

Où l’on apprend que les pianos Pleyel dans les salons de nos aïeux, c’est moins Pleyel père et fils, compositeurs, pianistes et facteurs de la première moitié du XIXe siècle, qu’un polytechnicien, Gustave Lyon, qui a su faire prendre à l’entreprise à la fin du siècle le tournant technique et sociologique lui permettant de dominer son marché pendant un temps. Et qui a construit la « salle Pleyel » art déco où beaucoup d’entre nous ont joui de concerts mémorables, avant que la Philharmonie de Paris, évoquée page 44 de ce dossier, n’offre au public parisien un écrin « moderne ».
Quand Gustave Lyon, en 1887, succède à son beau-père Auguste Wolff à la tête de la manufacture de pianos Pleyel, Wolff et Cie, rien apparemment ne le prédispose à s’occuper d’instruments de musique. Certes son père enseignait le chant et Gustave a étudié le piano. Mais, de la pratique à la fabrication, il y a un grand pas, qu’il franchira d’ailleurs avec talent et dextérité. De même que, parvenu au faîte du piano, quand éclate la Première Guerre mondiale, il n’est pas certain que cela l’ait prédisposé à organiser la défense de Cherbourg, ni à s’occuper de balistique de tirs aériens. Mais il l’a fait, avec la même détermination.

Un mentor efficace
Auguste Wolff s’est peut-être reconnu dans ce jeune ingénieur polytechnicien (promotion 1877), également diplômé de l’École des mines, dont la fougue et la curiosité n’étaient pas mystère. Contrairement à ce gendre idéal, Wolff n’est ni un scientifique ni un technicien. C’est un artiste, un extraordinaire pianiste, premier prix du Conservatoire de Paris, où il enseigna avant de rejoindre son ami Camille Pleyel en 1853, afin de fonder avec lui une société en commandite : Pleyel, Wolff et Cie. Il en devient directeur à la mort de Pleyel en 1855.
C’est lui qui, transformé en homme d’action et d’affaires, donnera à la société Pleyel l’impulsion, à la fois artistique, technique et commerciale, qui va la propulser au premier rang de la facture de piano française. Avec ses compétences, ses convictions, ses qualités humaines, Auguste Wolff a permis à la marque de s’adapter aux changements dictés par l’industrialisation qui, sous le Second Empire, transforme complètement le paysage économique français.
À pieds joints dans la jungle
À l’arrivée de Gustave Lyon, cent cinq manufactures et ateliers de très inégales importances se partagent le marché du piano : cent cinq concurrents qui se haïssent, s’épient et se copient, vivent ou survivent, en essayant de profiter de l’énorme succès du piano. Peu à peu la facture du piano, devenue en effet un des secteurs de pointe de l’industrie française, a suscité des convoitises et attiré de nombreux candidats.
Pour sortir du lot il est nécessaire de respecter certaines attitudes bourgeoises à la fois mondaines et commerciales, mais il faut aussi et surtout avoir l’air moderne en participant à la course au progrès, c’est-à-dire inventer, innover, sans arrêt. Car, tout au long du XIXe siècle, le piano fiable et sonore est encore à venir. Tout facteur-inventeur rêve de le créer. En fait il résulte d’une participation collective qui, de 1791 aux années 2000, a fait l’objet de 2 300 brevets d’invention, dont 1 500 pour le seul XIXe siècle.
Le monde du piano n’est pas seulement artistique ; il est aussi commercial avec des enjeux qui peuvent le rendre certes passionnant, mais aussi très turbulent.
La fin de l’âge d’or
À la fin du XIXe siècle, il y a encore un piano par famille, en France. L’engouement des Français est encore très vif, mais l’industrie du piano ne peut survivre qu’avec de nouveaux critères de fabrication, de production et de commercialisation ; des critères tenant compte de nouvelles lois établies par l’arrivée sur le marché mondial de Steinway, Blüthner, Bechstein depuis 1853 et enfin de Yamaha en 1885. Ces marques savent toucher de nouvelles couches sociales, celles qui sont en train de mettre en minorité la haute bourgeoisie.

Gustave Lyon reprend donc le patrimoine industriel de Pleyel avec des ambitions parfaitement adaptées à l’évolution du monde musical. Avec lui, Pleyel n’est pas seulement un centre artistique toujours aussi convoité, c’est aussi un laboratoire scientifique d’où sortent les dernières innovations en relation avec les conditions nouvelles de la musique, notamment sa diffusion dans les milieux où elle n’était guère cultivée jusqu’alors. Le piano est partout, mais petite bourgeoisie, cafés-concerts, cabarets, bals populaires, théâtres et même cinémas s’équipent de pianos droits.
Résoudre l’insoluble
Pour maintenir Pleyel au premier rang français et international, Gustave Lyon doit repenser la gamme des modèles. Il mise sur le haut de gamme et met à profit ses connaissances techniques et scientifiques d’ingénieur.

© Musée de la Musique. NI : E. 983.8.1
Ainsi il dépose une trentaine de brevets en France et à l’international, afin de perfectionner ce qui existe déjà, mais aussi et surtout pour résoudre des problèmes réputés insolubles, tels que la suppression des pédales sur une harpe, faire entrer deux pianos dans un seul meuble, écouter chez soi les derniers enregistrements des meilleurs pianistes du moment, et enfin satisfaire à la demande de pianistes qui souhaitent se convertir définitivement au clavecin, instrument dont personne ou presque n’a entendu parler. Ainsi apparaît en 1894 une harpe chromatique à deux rangs de cordes qui n’a plus besoin de pédales pour obtenir les altérations.
“Gustave Lyon met à profit ses connaissances techniques et scientifiques d’ingénieur.”
En 1896, le piano double à deux claviers en vis-à-vis. Puis le Pleyela, en 1925, appareil de lecture de musique enregistrée sur des rouleaux de papier perforé à connecter à son piano. Reste le clavecin que Gustave Lyon a découvert en 1888, au cours d’un récital donné par Louis Diémer. Aussitôt Gustave Lyon remédie à ce qu’il considère comme une imperfection, en dotant le clavecin de six pédales pour remplacer la registration manuelle des instruments anciens. Ainsi le public découvre le clavecin Pleyel, lors de l’Exposition universelle de 1889 à Paris, alors que Pleyel fête son 100 000e piano.

les 175 ans de la maison Pleyel.

Gustave Lyon a conçu un instrument solide qu’il considère comme plus fonctionnel que les précieux instruments anciens, d’ailleurs introuvables à l’époque. Il n’hésite donc pas à se lancer dans la facture d’un instrument inconnu de lui et de ses collaborateurs. Un clavecin d’un nouveau genre, qui ajoutera à la réputation de Pleyel. Gustave Lyon a parfaitement saisi l’enjeu de ce retour aux sources et de la réapparition de la musique « ancienne ».
Une dernière aventure
Après-guerre, dans les années 30, Pleyel brille de ses derniers feux, en mettant sur le marché un modèle de piano droit (P) et un modèle de piano à queue de petit format (F), devenus cultes et encore recherchés aujourd’hui. Gustave Lyon fait alors partie des personnalités remarquables du monde musical. En effet il préside le jury des diverses Expositions des produits de l’industrie en France et à l’étranger, et il obtient maintes récompenses et distinctions honorifiques pour Pleyel, Wolff, Lyon et Cie. À titre personnel, il sera entre autres commandeur de la Légion d’honneur. Au tournant du XXe siècle il mène Pleyel vers sa dernière aventure, celle de la construction de la salle Pleyel.
Inaugurée en 1927, elle succède au grand salon de l’immeuble du 9 de la rue Cadet où siège l’entreprise, puis à la salle construite au 22 de la rue Rochechouart. Cette dernière salle accueille le Tout-Paris pour applaudir les virtuoses à la mode et découvrir les derniers modèles sortis d’usine. Gustave Lyon rêve d’un lieu plus vaste et plus moderne. Il sera révolutionnaire. Ses dernières recherches en acoustique concernant l’écho, la résonance, le renforcement des sons, la suppression des bruits parasites prédominent sur l’architecture. Elles aboutissent à la construction de la salle Pleyel, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Point stratégique d’un immeuble art déco de huit étages, elle est dans les années folles le chant du cygne d’un visionnaire de génie.

La fin des aventures
Gustave Lyon quitte la société Pleyel en 1930. Courageux, passionné, bienveillant, sans perdre ni la foi ni son humour proverbial, il a essayé de donner réponse à tous les problèmes rencontrés. Il a tout affronté, de la concurrence pas toujours loyale au recul du marché intérieur français, en passant par la création d’un impôt sur les pianos en 1893, les remous dus aux diverses crises sociales et économiques, sans parler d’une guerre mondiale. Il a vu arriver le poste de radio, probablement sans se faire d’illusion sur l’avenir de la musique vivante. Que craint-il le jour où il cède à Charles Renard les rênes de cette société qu’il a tenue à bout de bras pendant presque un demi-siècle ? Elle ne survivra pas plus de trois ans à son départ. Pleyel dépose son bilan en 1933. Alors commence une tout autre histoire.
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Il peut être utile de signaler qu’une société française Modartt (www.modartt.com) a modélisé une grande collection de pianos au moyen d’équations physiques, une vingtaine de 1795 à nos jours y compris des grands pianos Pleyel et Erard. Des clavecins ont également été modélisés. Il est ainsi possible de jouer ces instruments virtuels, de les comparer et de comprendre leurs destins. Hugues Bedouelle (X71).