Giscard – de Gaulle : une filiation paradoxale

Giscard – de Gaulle : une filiation paradoxale

Dossier : Valéry Giscard d'EstaingMagazine N°761 Janvier 2021
Par Arnaud TEYSSIER

Gis­card a été sou­vent la cible des gaullistes, mais qui, d’eux ou de lui, a été le véri­ta­ble héri­ti­er et a le plus réelle­ment ten­té de préserv­er l’héritage du général de Gaulle ? Arnaud Teyssier est l’auteur, notam­ment, de Philippe Séguin, le remords de la droite (Per­rin, 2017, réédi­tion en 2020 dans la col­lec­tion « Tem­pus ») et de De Gaulle 1969, l’autre révo­lu­tion (Per­rin, 2019).

Pour nom­bre de gaullistes con­va­in­cus ou ortho­dox­es, Valéry Gis­card d’Estaing a tou­jours été un peu la fig­ure du dia­ble : l’homme qui aurait trahi une pre­mière fois le Général, en con­tribuant à faire échouer le référen­dum du 27 avril 1969 ; puis le prési­dent de la Ve République qui l’aurait trahi une sec­onde fois en faisant dévi­er le régime de sa course…


REPÈRES

Le Général a tou­jours appré­cié les hauts fonc­tion­naires, qu’ils fussent issus de Poly­tech­nique, ou de l’ENA, qu’il avait créée – Gis­card avait fait les deux –, ou qu’ils aient été recrutés avant-guerre par le sys­tème des anciens con­cours spé­cial­isés. Il a sou­vent été envi­ron­né d’inspecteurs des finances, et ce dès la fin de la guerre et la Libéra­tion. On se sou­vient du rôle essen­tiel qu’a joué à cette époque – bien avant la phase plus poli­tique et diplo­ma­tique de sa car­rière – Mau­rice Cou­ve de Murville : c’est lui qui aidera De Gaulle à pré­par­er l’émission de mon­naie dans la France libérée, enjeu essen­tiel pour éviter la mise en place de l’administration mil­i­taire directe envis­agée par Roo­sevelt (AMGOT) et frein­er la dif­fu­sion de bil­lets émis par le Tré­sor américain. 


Un jeune et apprécié ministre des finances

Valéry Gis­card d’Estaing fut d’abord min­istre de De Gaulle, et non des moin­dres. Qu’en dis­ait le Général lui-même ? Du bien – même s’il est resté, comme d’usage, peu prodigue de ses appré­ci­a­tions. Au-delà de tous les pro­pos rap­portés, qui peu­vent avoir été défor­més quand ils ne sont pas sim­ple­ment apoc­ryphes, nous nous en tien­drons aux Mémoires d’espoir, le dernier opus du Général. Dans les toutes dernières pages pub­liées du tome 2, L’Effort, qui a été inter­rompu par la mort, de Gaulle évoque le plan de sta­bil­i­sa­tion de sep­tem­bre 1963. Le chef de l’État est fer­me­ment attaché à la sta­bil­ité de la mon­naie, pour des raisons à la fois économiques, poli­tiques et sym­bol­iques. Il sait qu’il est peu suivi en ce domaine par « les milieux qui mènent les activ­ités nationales », où « on tire certes à l’occasion la révérence aux principes, mais on utilise volon­tiers les com­mod­ités offertes par l’inflation à ses débuts. » 

Le Pre­mier min­istre lui-même, Georges Pom­pi­dou, voudrait priv­ilégi­er la crois­sance en cours, même au prix d’un cer­tain niveau d’inflation. « Sans doute, écrit de Gaulle, Valéry Gis­card d’Estaing, jeune min­istre de l’Économie et des Finances, qui certes con­damne l’inflation au nom des principes de « l’Inspection », mais à qui l’exécution va incomber au pre­mier chef, est-il assez impres­sion­né par ce que sa tâche d’intérêt général implique de rigoureux à l’égard de cha­cun des intérêts par­ti­c­uliers. Cepen­dant, l’un et l’autre font leurs, sans réserves, mes réso­lu­tions. » En un sens, tout est dit. Au seuil de la mort, de Gaulle con­tin­ue de voir en Gis­card d’Estaing, avant toutes choses, un servi­teur de l’État, issu de la pres­tigieuse « Inspec­tion ». Un homme investi des meilleures tra­di­tions admin­is­tra­tives, plus qu’un poli­tique, qui fera pass­er l’impératif d’« intérêt général » avant toutes con­sid­éra­tions particulières. 

L’héritier émancipé de la famille Bardoux

Quinze ans après la Libéra­tion et le rôle joué par l’inspecteur des finances Cou­ve de Murville, c’est l’heure de Valéry Gis­card d’Estaing. Son entrée, très pré­coce, dans le gou­verne­ment du général de Gaulle tient cer­taine­ment, là encore, à l’estime et à la con­fi­ance qui sont dues au grand com­mis de l’État. Pour­tant, Gis­card est entré en poli­tique dès 1956, comme député du Puy-de-Dôme : il a tout juste trente ans. Mais il est vrai que son père, Edmond, est lui-même inspecteur des finances – et écon­o­miste recon­nu. Héri­ti­er poli­tique de la famille Bar­doux, VGE s’inscrit dans le courant des « indépen­dants », cette droite non gaulliste, voire sou­vent anti­gaulliste, qui est d’inspiration plutôt libérale et reste méfi­ante envers le Général, sa con­cep­tion pré­sumée autori­taire du pou­voir et son passé de résis­tant intransigeant.

“Les moyens dont on dispose doivent correspondre à la mission.

Le jeune député Gis­card d’Estaing, qui a par­ticipé très jeune aux com­bats pour la libéra­tion de la France, se ral­lie au général de Gaulle dès jan­vi­er 1959, ce qui lui vaut d’entrer presque aus­sitôt au gou­verne­ment comme secré­taire d’État auprès du min­istre des Finances et des Affaires économiques, Antoine Pinay. Très appré­cié du Pre­mier min­istre Michel Debré, il est vite remar­qué par de Gaulle lui-même, qui appré­cie ses grandes capac­ités de tra­vail et son excep­tion­nelle vivac­ité intel­lectuelle. Mal­gré leurs com­munes appar­te­nances poli­tiques, son des­tin se dis­so­cie vite de celui de Pinay, qui doit quit­ter le gou­verne­ment en 1960 en rai­son de ses lour­des diver­gences poli­tiques avec le pou­voir gaullien. En jan­vi­er 1962, à 36 ans, il devient min­istre des Finances et des Affaires économiques, poste qu’il con­serve ensuite dans le gou­verne­ment Pom­pi­dou jusqu’en jan­vi­er 1966.

Un accord sur l’objectif économique et budgétaire

Valéry Gis­card d’Estaing a donc siégé au sein du gou­verne­ment pen­dant près de sept années con­séc­u­tives et il lui est revenu de con­duire la poli­tique économique et finan­cière de la France dans un con­texte his­torique décisif : celui du redresse­ment du pays après les guer­res de décoloni­sa­tion, mais aus­si celui d’une véri­ta­ble recon­struc­tion d’un sys­tème qui avait été dure­ment éprou­vé par la Sec­onde Guerre mon­di­ale et l’Occupation mais n’avait jamais été réelle­ment réfor­mé depuis lors. 

Sur ce plan, l’entente entre VGE et le Général est totale : « Mon idée, qui était tout à fait nor­male et que j’ai con­servée depuis, c’est qu’il faut situer les finances publiques au voisi­nage de l’équilibre avec un léger excé­dent ou une légère insuff­i­sance en fonc­tion de la con­jonc­ture et que, nor­male­ment, les finances publiques doivent être à l’équilibre. C’était aus­si l’idée du général de Gaulle car, selon la con­cep­tion des mil­i­taires, les moyens dont ils dis­posent doivent tou­jours cor­re­spon­dre à la mis­sion. » (Inter­view parue dans la Revue poli­tique et par­lemen­taire, n° 1094–1095, jan­vi­er-juin 2020.)

Des divergences croissantes

Pour­tant, dès l’origine, Gis­card d’Estaing est loin de partager tous les choix du chef de l’État, notam­ment sur l’Algérie. Mais, con­traire­ment à beau­coup d’indépendants, il adhère pleine­ment à la vision insti­tu­tion­nelle du général de Gaulle et sou­tient en par­ti­c­uli­er la révi­sion de la con­sti­tu­tion qui instau­re l’élection du Prési­dent de la République au suf­frage uni­versel. Cette pre­mière phase de la car­rière de VGE a été une expéri­ence excep­tion­nelle pour lui, grâce à la prox­im­ité dont il béné­fi­cia pen­dant ces années avec de Gaulle, grâce aux très nom­breux entre­tiens qu’ils eurent en tête-à-tête, grâce aux moments essen­tiels qu’ils vécurent côte-à-côte, notam­ment dans les rela­tions franco-allemandes.

À par­tir de jan­vi­er 1966, leurs chemins com­men­cent à diverg­er. Lorsque s’engage le sec­ond septen­nat de Charles de Gaulle, Gis­card d’Estaing doit quit­ter le gou­verne­ment pour laiss­er les finances à Michel Debré. Sa dimen­sion poli­tique s’est accrue : Georges Pom­pi­dou voit désor­mais en lui un rival. Revenu sur les bancs de l’Assemblée, il crée son pro­pre par­ti, la Fédéra­tion nationale des répub­li­cains indépen­dants, et définit sa posi­tion comme cen­triste et européenne. Il reste dans la majorité qui sou­tient De Gaulle – dev­enue très étroite après les élec­tions lég­isla­tives de 1967 –, mais avec plus de dis­tance, de réserve, voire d’ambiguïté, notam­ment sur les ques­tions économiques et inter­na­tionales. Le fameux « oui, mais » devient en quelque sorte sa mar­que de fabrique. 

Pour­tant, dans le dénoue­ment des événe­ments de mai 68, au moment cru­cial que représente le départ du Général à Baden-Baden, il ne se mêle nulle­ment aux intrigues qui ont cours et tient même infor­mé le secré­taire général de l’Élysée, Bernard Tri­cot, de ces manœu­vres : « Il voulait me dire, témoigne Tri­cot, en ma qual­ité de col­lab­o­ra­teur per­son­nel du Prési­dent de la République, que son groupe et lui-même avaient été l’objet, la veille, de démarch­es pres­santes et renou­velées pour pren­dre par­ti en faveur du Pre­mier min­istre et pour le départ du Prési­dent de la République. Sans met­tre en cause le Pre­mier min­istre lui-même, Gis­card d’Estaing indi­quait claire­ment que l’entourage de celui-ci était l’auteur de ces manœu­vres. » Pour ces élé­ments, ain­si que pour une analyse de la vraie portée du référen­dum de 1969, je ren­voie à mon ouvrage De Gaulle, 1969. L’autre révo­lu­tion, Paris, Per­rin, 2019. 

La rupture

C’est seule­ment en 1969 que l’on peut observ­er une véri­ta­ble rup­ture. À l’approche du référen­dum du 27 avril sur la région­al­i­sa­tion et la réforme du Sénat, auquel de Gaulle tient expressé­ment comme le prélude néces­saire à une véri­ta­ble révo­lu­tion dans les rap­ports entre l’État et les Français, mais dont les inten­tions prophé­tiques sont trop com­plex­es pour ses con­tem­po­rains, Gis­card le « lâche » : le 14 avril, sans prêch­er ouverte­ment le « non », il fait savoir publique­ment qu’il n’approuve pas le pro­jet de référen­dum – con­fir­mant ain­si une posi­tion qu’il avait exprimée dès l’origine, mais qui prend désor­mais une très lourde sig­ni­fi­ca­tion politique. 

Comme le souligne Éric Rous­sel dans sa récente biogra­phie de l’ancien prési­dent de la République (Éric Rous­sel, Valéry Gis­card d’Estaing, Paris, L’Observatoire, 2018), il avait fait con­naître de vive voix au Général sa con­vic­tion que la liq­ui­da­tion poli­tique du Sénat était une erreur – et ce dernier aurait même recon­nu qu’il avait « peut-être raison ». 

Le nouveau Président

Après la démis­sion du Général et l’élection de Georges Pom­pi­dou, Gis­card revient au Gou­verne­ment et retrou­ve son porte­feuille des finances, avec une posi­tion poli­tique bien dif­férente : il n’est plus le col­lab­o­ra­teur écouté du Général, mais l’un des prin­ci­paux dirigeants de la majorité, ouverte­ment por­teur d’une ambi­tion prési­den­tielle. On sait com­ment, avec le sou­tien d’une par­tie des députés gaullistes, il parvient à devancer Jacques Cha­ban-Del­mas (autre inspecteur des finances…) dans la course à l’Elysée qui s’est ouverte après la mort de Georges Pompidou. 

Une fois élu, avec une faible avance, face à François Mit­ter­rand, VGE sait qu’il a pour mis­sion his­torique d’empêcher (ou de retarder durable­ment) l’arrivée au pou­voir de l’union de la gauche, qui a été forgée entre le par­ti social­iste et le par­ti com­mu­niste et dont l’un des objec­tifs affichés est de trans­former rad­i­cale­ment le régime de la Ve République. Par un cer­tain nom­bre de réformes de société, qui s’inscrivent en réal­ité dans la con­ti­nu­ité du septen­nat inter­rompu de Georges Pom­pi­dou, il s’efforce à une poli­tique d’ouverture qui doit jouer le rôle d’un antidote. 

Résol­u­ment européen, il heurte la sen­si­bil­ité de nom­breux gaullistes, désor­mais regroupés au sein du Rassem­ble­ment pour la République créé par Jacques Chirac. Mais, dans les faits, Gis­card fait en sorte de main­tenir les grands acquis insti­tu­tion­nels de la Ve République, dur­cis­sant même ses posi­tions dans la dernière par­tie de son man­dat, après les élec­tions lég­isla­tives qu’il rem­porte en 1978. Bien qu’affichant claire­ment sa posi­tion au cen­tre, il con­tin­ue de prôn­er une forme de rassem­ble­ment, moins ambitieuse toute­fois que la con­cep­tion gaulli­enne, mais qu’il théoris­era plus tard dans son livre Deux Français sur trois (1984).

Une vision de l’avenir

Il faut se met­tre en mémoire le pro­pos si judi­cieux par lequel, un jour de 1997, Valéry Gis­card d’Estaing saluera l’arrivée de Philippe Séguin à la tête du RPR : « Grâce à la vigueur de votre per­son­nal­ité et au renou­velle­ment des idées poli­tiques dont vous avez le souci, on peut espér­er voir renaître la grande force nationale, sociale et libérale qui pour­ra un jour repren­dre en main le des­tin de la France et replac­er sur leur tra­jec­toire ini­tiale les insti­tu­tions égarées de la Ve République. » L’ancien prési­dent de la République ne par­lait pas au hasard, puisqu’il avait été témoin, et même acteur – en par­tie involon­taire – de ce change­ment de tra­jec­toire : élec­tion de François Mit­ter­rand, cohab­i­ta­tions suc­ces­sives avec leurs effets délétères, dérive idéologique du RPR sous la con­duite du clan chiraquien. 

En réal­ité, Valéry Gis­card d’Estaing avait voulu assur­er la tran­si­tion du gaullisme de De Gaulle, engagée par Georges Pom­pi­dou et inter­rompue par sa mort, vers un nou­veau par­a­digme poli­tique qui restât fidèle aux grandes car­ac­téris­tiques de l’épure : davan­tage d’Europe et de libéral­isme, certes, moins de jacobin­isme, sans doute. Mais les fon­da­men­taux devaient demeur­er : force de l’exécutif, poli­tique étrangère ambitieuse, rôle affir­mé de l’État. Rien à voir avec les ten­ta­tions néo-libérales qui se sont emparées de la droite française par la suite, avec plus ou moins d’intensité, mais avec une con­stante : le reniement de l’État comme force struc­turante de la société.

“Dans les faits, le président Giscard d’Estaing fait en sorte
de maintenir les grands acquis institutionnels
de la Ve République.

Mais Gis­card com­prit – trop tard, vers 1978 – que les Français étaient moins spon­tané­ment portés vers le cen­tre qu’il ne l’espérait et que l’histoire était plus trag­ique qu’il ne l’avait cru (selon le mot célèbre et si juste de Ray­mond Aron). C’est la pra­tique des insti­tu­tions par François Mit­ter­rand, ain­si que la mise en œuvre d’une décen­tral­i­sa­tion délibéré­ment désta­bil­isante, qui a dérouté ses adver­saires, notam­ment gaullistes – idéologique­ment peu armés, privés de leurs repères fon­da­men­taux. C’est sans doute ce qu’il enten­dra par son mes­sage à Philippe Séguin, c’est aus­si le pro­pos qu’il tien­dra au début des années 2000 sur l’Europe, dont il avait tou­jours été un ardent par­ti­san, mais dont il pressen­tait la fragilité nou­velle et la dérive dès lors qu’elle pra­ti­quait un élar­gisse­ment à march­es for­cées sans avoir pris le temps d’approfondir sa dimen­sion politique.

Le plus gaullien des héritiers ? 

VGE, en dépit d’une cer­taine rhé­torique (« la société libérale avancée »), n’a donc jamais rompu avec cer­taines dimen­sions essen­tielles de l’héritage gaullien. Faut-il en con­clure, avec Philippe Rat­te (Rat­te, Valéry Gis­card d’Estaing. L’autre grand prési­dent, Paris, Odile Jacob, 2020), qu’il demeure « le plus gaullien des hommes d’État français en dehors de l’éponyme » ? Une chose est cer­taine : le man­dat de Valéry Gis­card d’Estaing fut mar­qué, comme celui de Georges Pom­pi­dou, par le souci anx­ieux de préserv­er les axes fon­da­men­taux de la Ve République, dont il déte­nait tous les codes grâce à la prox­im­ité remar­quable qu’il avait eue avec de Gaulle lui-même. 

En ce sens, Gis­card, mal­gré tous les change­ments ou accom­mode­ments qu’il appor­ta à la poli­tique et à la société, et bien qu’il n’ait jamais appartenu à une for­ma­tion ou un par­ti se récla­mant du gaullisme – il en fut, au con­traire, générale­ment la cible, au prix même de sa réélec­tion en 1981 – fut loin, très loin même, d’être le véri­ta­ble fos­soyeur de l’œuvre du général de Gaulle. D’ailleurs, en 2020, évo­quant le marasme européen, il gar­dait la nos­tal­gie du grand homme comme d’un « per­son­nage aux vues longues et dés­in­téressées » : façon amu­sante de régler, en creux, leur compte à tous les autres. 

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