Gestion de la crise Covid : la manie française de l’uniforme

Gestion de la crise Covid : la manie française de l’uniforme

Dossier : Covid-19Magazine N°758 Octobre 2020
Par Hervé MARITON (77)

Il y a quelques années, j’avais par­ti­ci­pé à une émis­sion de fic­tion sur l’advenue d’une épi­dé­mie virale. J’avais sou­li­gné l’importance d’associer et d’impliquer la popu­la­tion dans la défi­ni­tion et la mise en œuvre de la réponse. Cette vision par­ta­gée d’une réponse dif­fé­ren­ciée n’a pas résis­té à la force des évé­ne­ments. Main­te­nant que l’on sait que la crise va durer, sau­rons-nous entendre com­bien la dif­fé­rence peut être féconde ?

L’É­tat a choi­si, au prin­temps, de conce­voir et d’appliquer des règles de façon uni­forme. Les inconvé­nients d’une telle approche ont été pal­pables et les stra­té­gies pri­vi­lé­giées pour la ges­tion de la crise sani­taire, cet automne, paraissent devoir être beau­coup plus dif­fé­ren­ciées. Elles auraient pu l’être davan­tage dès le début de la pan­dé­mie, mais le choix fait alors était le plus commode.

L’uniforme comme unique réponse

L’État a vou­lu pas­ser un mes­sage clair du confi­ne­ment : « Res­tez chez vous. » Il y est par­ve­nu, au prix que d’autres mes­sages (« Allez tra­vailler ») n’aient pas été reçus. La ver­ti­cale du pou­voir s’est déployée, sans beau­coup d’implication de la popu­la­tion autre qu’obéir. Le mes­sage prio­ri­taire a été clair et res­pec­té. A‑t-il été com­pris ? Pour son appli­ca­tion de court terme, oui. C’est moins cer­tain dans son impli­ca­tion de moyen et long terme. Si le Pre­mier ministre, Jean Cas­tex, doit deman­der aux Fran­çais, en cette ren­trée, à la fois de mieux se pro­té­ger et de ne pas s’affoler au moment d’une recru­des­cence de la cir­cu­la­tion du virus, c’est sans doute que, entre la sidé­ra­tion du confi­ne­ment et l’inaction, la popu­la­tion n’a pas été beau­coup for­mée à construire et com­prendre des phases intermédiaires.

Un État trop et mal entendu 

Le mes­sage « Res­tez chez vous » était facile à com­prendre. La contre­par­tie a été un arrêt très large des acti­vi­tés éco­no­miques et sociales. Lit­té­ra­le­ment, le mes­sage de l’exécutif encou­ra­geait le télé­tra­vail, là où il était pos­sible, mais ne deman­dait pas de ces­ser le tra­vail ; il limi­tait sur­tout les acti­vi­tés – et pas toutes – d’accueil du public. Il n’a pas été com­pris : les acti­vi­tés se sont inter­rom­pues bien au-delà de ce qui était exi­gé et de ce que les cir­cons­tances com­man­daient. Les finan­ce­ments de l’État ont été ouverts lar­ge­ment pour per­mettre une appli­ca­tion indif­fé­ren­ciée de la logique de pré­cau­tion et de pro­tec­tion. L’économie de la France s’est arrê­tée, les per­sonnes fra­giles ont été iso­lées. La réces­sion en France est bien plus grave que chez nos voi­sins, le trau­ma­tisme social est profond.

L’État a été trop et mal enten­du. Quand il a vou­lu encou­ra­ger la reprise d’activité, la vie éco­no­mique s’était engour­die, le chô­mage par­tiel s’était ins­tal­lé, le retour fut lent et difficile.

La rai­deur de l’action de l’État était aus­si, dans cer­tains cas, l’habit d’un état de néces­si­té. L’absolue pénu­rie de masques et de tests aurait pu sti­mu­ler une pra­tique dif­fé­ren­ciée de leur usage. Tel ne fut pas le cas. L’idée que l’action de l’État devait être uni­forme sur le ter­ri­toire a été aggra­vée par la crise. Ce rai­dis­se­ment venait curieu­se­ment à un moment où la réflexion sur l’adaptation de l’action allait jusqu’à consa­crer le pou­voir de déro­ga­tion régle­men­taire des pré­fets (décret du 8 avril 2020). Pas­sé le paroxysme de la crise, ana­ly­sées les consé­quences de l’uniformisation de sa ges­tion, on peut espé­rer que l’État sau­ra désor­mais sor­tir de sa zone de confort, l’uniformité, et gérer de manière plus dif­fé­ren­ciée les rebonds de l’épidémie… et d’autres crises à venir.

“Les activités se sont
interrompues bien au-delà
de ce qui était exigé.”

Une grande frilosité locale

L’État n’est pas le seul cou­pable. La crise a aus­si révé­lé une grande fri­lo­si­té locale. Élu local fré­quen­tant d’autres élus locaux, je sais com­bien la pro­tes­ta­tion contre le manque de moyens pour assu­rer ses res­pon­sa­bi­li­tés va avec une cer­taine hési­ta­tion à assu­mer les res­pon­sa­bi­li­tés elles-mêmes. Le met­teur en scène des Nuits médié­vales de Crest (trois jour­nées de spec­tacles sur le thème du Moyen Âge fin août 2020) me disait que nous étions une des deux seules villes à avoir main­te­nu une pro­gram­ma­tion avec lui.

Qu’est-ce qui empê­chait en plein été (avec une météo sou­vent très favo­rable) d’organiser des spec­tacles de plein air, dans des condi­tions sani­taires sécu­ri­sées ? Le manque de volon­té des élus, le refus de tra­vailler à des mesures par­ti­cu­lières de sécu­ri­té (pour­tant ni très com­pli­quées, ni très coû­teuses), le manque de cou­rage d’expliquer aux citoyens ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas. Le résul­tat est là. Sou­ve­nons-nous aus­si de la fri­lo­si­té de nom­breux élus quand il s’est agi d’organiser le retour à l’école en juin, récla­mant des direc­tives qui, for­cé­ment, ne pou­vaient pas pré­voir toutes les cir­cons­tances locales. Il n’y a pas eu beau­coup d’équilibre entre ne rien orga­ni­ser et lais­ser débor­der des ter­rasses de café bondées.

Vers la différenciation ?

Cet automne, la situa­tion s’annonce contras­tée d’un ter­ri­toire à l’autre ; les contraintes et les choix sani­taires seront sans doute dif­fé­rents. Les élus atten­dront-ils, chaque fois dans leur domaine d’action, des direc­tives de l’État, avec quel degré de détail ? Je ne mécon­nais pas les risques de res­pon­sa­bi­li­té (poli­tique, civile, pénale…) qui expliquent une part de fri­lo­si­té. La crise actuelle doit conduire à mieux y répondre. En tout cas, le constat de l’expérience immé­diate amène à regar­der avec curio­si­té la volon­té du gou­ver­ne­ment d’encourager la dif­fé­ren­cia­tion entre les territoires.

Un pro­jet de loi orga­nique a été pré­sen­té au Conseil des ministres du 29 juillet 2020 pour sim­pli­fier les expé­ri­men­ta­tions, une loi 3D de « décen­tra­li­sa­tion, dif­fé­ren­cia­tion et décon­cen­tra­tion » est en pré­pa­ra­tion. Cette volon­té se heur­te­ra aus­si à des objec­tions idéo­lo­giques, au refus de toute rup­ture d’égalité uni­forme comme l’a rap­pe­lé Jean-Luc Mélen­chon lors des Uni­ver­si­tés d’été de son mou­ve­ment. Et l’uniformité est si confortable !

L’autonomie est inconfortable

Les direc­tives contraignent, mais elles pro­tègent. Elles consacrent aus­si la dia­lec­tique entre celui qui les énonce et celui qui les reçoit, les cri­tique. L’autonomie locale est un moins bon ter­reau pour la contes­ta­tion. Nombre de membres du corps ensei­gnant ont fini, confron­tés aux réa­li­tés de ter­rain, par faire la preuve de leurs capa­ci­tés d’adaptation pour accueillir les enfants de retour dans les écoles. Mais la posi­tion de prin­cipe et de départ, c’était la demande de direc­tives les plus détaillées. Pour ensuite cri­ti­quer leur lon­gueur. Il y a à la fois le sou­ci de la meilleure conduite, la recherche d’une pro­tec­tion juri­dique et tout sim­ple­ment le refus même de l’autonomie, au nom de l’unicité de l’éducation nationale.

En 2019, j’avais été confron­té à ce blo­cage dans une dis­cus­sion sur l’aménagement des rythmes sco­laires. La ville de Crest pra­tique depuis vingt ans des horaires amé­na­gés, per­met­tant d’offrir de nom­breuses acti­vi­tés péri­sco­laires aux enfants, orga­ni­sés sur une semaine d’école de cinq jours. Cette poli­tique a sur­vé­cu aux rebonds natio­naux du débat sur les rythmes sco­laires et à la suc­ces­sion des ministres. En 2019, notre manière de faire était deve­nue plus rare, mais tout à fait pré­vue et per­mise par le minis­tère. La liber­té de faire dif­fé­rem­ment d’autres était expli­ci­te­ment cri­ti­quée par cer­tains ensei­gnants, syn­di­ca­listes actifs, quand d’autres lais­saient dire. C’est cette même logique qui s’est expri­mée dans la ges­tion de la crise sanitaire.

Le monde du spectacle frappé de plein fouet

Le monde du spec­tacle constate que très peu de spec­tacles auront été pro­po­sés depuis le prin­temps. On le doit sans doute à la fri­lo­si­té des pro­gram­ma­teurs, sou­vent des col­lec­ti­vi­tés poli­tiques, mais l’offre s’est aus­si res­treinte d’elle-même. Franck Ries­ter avait sug­gé­ré, dès le prin­temps, de dis­tin­guer petits et grands fes­ti­vals et de per­mettre aux pre­miers de se dérou­ler. Plu­tôt que de pros­pé­rer sur cette ouver­ture, quitte à débattre des condi­tions et de la limite, le choix col­lec­tif fut de s’en indi­gner et de tout récuser.


Nous avons orga­ni­sé à Crest, en mai, des séances de ciné­ma en drive. Cela per­met­tait, dans le res­pect des pré­cau­tions sani­taires, de dif­fu­ser des films qui venaient de sor­tir avant le confi­ne­ment et la fer­me­ture des salles, et dont la car­rière avait été bru­ta­le­ment inter­rom­pue. Le direc­teur du ciné­ma de Crest (par ailleurs pre­mier adjoint au maire) était enthou­siaste, mais les ins­tances pro­fes­sion­nelles auront été très cri­tiques, com­pli­quant la mise en œuvre de l’initiative. Leur logique était dans le tout ou rien : soit on peut dif­fu­ser les films, par­tout et dans des condi­tions clas­siques, soit on doit tout arrêter.


“La différence est un acte
de modestie.”

Priorité à l’égalitarisme

L’égalitarisme de la socié­té fran­çaise pros­père dans la crise. Les règles devaient être uni­formes. Donc la sor­tie quo­ti­dienne était limi­tée à un kilo­mètre que l’on soit en milieu dense, sus­cep­tible de croi­ser un grand nombre de per­sonnes, ou voi­sin d’une forêt doma­niale. Les cases auto­ri­sant les sor­ties devaient être peu nom­breuses pour bien garan­tir l’uniformité de la toise. Et donc on auto­ri­sa les par­ti­cu­liers à sor­tir pour entre­te­nir leurs che­vaux au titre d’un « motif fami­lial impé­rieux » ! Mais des règles plus souples, plus sub­tiles auraient-elles été res­pec­tées ? Glo­ba­le­ment les règles et les réflexes de dis­tan­cia­tion et de pro­tec­tion ont été bien res­pec­tés pen­dant le confi­ne­ment. Une règle dure, dans un moment intense, a été observée.

De nou­velles règles, assou­plies, sont ensuite arri­vées. Elles ont été, dans les bars, dans les trans­ports, sur les mar­chés, moins res­pec­tées au risque d’une reprise de la cir­cu­la­tion du virus. La dis­ci­pline était moins exi­geante, elle en per­dait en légi­ti­mi­té et en res­pect. Il y a matière à réflé­chir sur ce que peut être une règle civique dans une socié­té plus hori­zon­tale, en période de crise, ou hors période de crise.

La peur de la différence

Enfin, le refus d’une réforme dif­fé­ren­ciée dans la crise trouve, pour cer­tains, sa source dans l’ambition uto­piste choi­sie pour y répondre. Si la solu­tion à la crise est dans l’avènement d’un autre monde, cela a‑t-il un sens de raf­fi­ner dans la ges­tion de la crise ? Le socio­logue Bru­no Latour ima­gine que les entre­prises vou­dront capi­ta­li­ser sur la crise pour orga­ni­ser une relance pro­duc­ti­viste, « s’échapper des contraintes pla­né­taires…, rompre avec ce qui reste d’obstacles ». La dif­fé­rence serait alors une ruse pour épui­ser plus vite la planète…

Je crois, plu­tôt, que la dif­fé­rence est un acte de modes­tie, de conscience des limites de la nature et des construc­tions humaines, une autre forme de pro­grès. Espé­rons que la ges­tion de l’acte 2 de la crise pro­gresse sur cette voie.

Lire aus­si : Les X, l’a­mour et la politique

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