Gargamelle et les courants neutres

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°524 Avril 1997Par : André Rousset (51) Préface de Georges Charpak, prix Nobel de physique 1992Rédacteur : Pierre Naslin (39)

Dis­ons tout de suite que Gargamelle, qui porte le nom de la mère de Gar­gan­tua, était une cham­bre à bulles à liq­uide lourd con­stru­ite par le CEA à la fin des années 70 avant d’être livrée au CERN, où elle a fonc­tion­né pen­dant une dizaine d’années dans un fais­ceau de neutrinos.

Notre cama­rade André Rous­set était bien placé pour nous con­ter l’histoire de la con­struc­tion de Gargamelle et de sa con­tri­bu­tion essen­tielle à la physique des par­tic­ules, puisque, de 1969 à 1974, il a été le directeur du pro­gramme Gargamelle au CERN. Son livre, d’une lec­ture pas­sion­nante, a le mérite de rétablir la vérité sur une his­toire qui a sou­vent été défor­mée, notam­ment aux États-Unis, à la suite de querelles dont le monde sci­en­tifique n’est pas exempt.

Dans sa pré­face, Georges Charpak affirme d’emblée que la démon­stra­tion de l’existence des courants neu­tres faibles a été le test cru­cial de l’unification des inter­ac­tions faible et élec­tro­mag­né­tique.

Il nous rap­pelle les rôles clés de trois physi­ciens aujourd’hui décédés : Bernard Gré­go­ry (38), André Lagar­rigue (44) et Paul Mus­set, for­mé à l’Institut poly­tech­nique de Greno­ble. Le pre­mier a été directeur sci­en­tifique, puis directeur général du CERN, après avoir dirigé un pro­gramme de physique util­isant la cham­bre à bulles à hydrogène du CEA à Saclay. André Lagar­rigue a pris en 1956 la tête d’un groupe créé au sein du lab­o­ra­toire de Louis Lep­rince- Ringuet (20 N) à l’X. Il a été le pro­mo­teur européen de la cham­bre à bulles à liq­uide lourd et a su con­va­in­cre le CEA et le CERN de l’intérêt de Gargamelle pour la recherche européenne. Paul Mus­set a procédé aux essais de la cham­bre jusqu’à sa livrai­son au CERN et a pris une part active à l’analyse des clichés. Il a présen­té les résul­tats au CERN le 19 juil­let 1973.

Pour la pre­mière fois, les Européens ont devancé les Améri­cains dans une décou­verte majeure con­fir­mée ultérieure­ment par la décou­verte des bosons inter­mé­di­aires dans le col­li­sion­neur pro­tons-antipro­tons du CERN. Mais le pres­tige de la recherche améri­caine était tel que, dans un cli­mat de doutes et de polémiques, tant en France qu’aux États-Unis, il a fal­lu atten­dre un an avant que les chercheurs d’outre- Atlan­tique ne don­nent leur béné­dic­tion aux résul­tats annon­cés par la col­lab­o­ra­tion Gargamelle.

Les dif­férents chapitres don­nent des détails sur la con­struc­tion et l’utilisation de Gargamelle. Le chapitre 1 explique pourquoi les cham­bres à bulles à liq­uides ont pris le pas, dans les années 50, sur les cham­bres de Wil­son, qui n’étaient pas assez rapi­des pour suiv­re le rythme des expéri­ences. Il dis­cute les avan­tages et les incon­vénients respec­tifs des liq­uides lourds et de l’hydrogène liq­uide. La cham­bre BP3, rem­plie de 300 litres d’un mélange de propane et de fréon, a fonc­tion­né au CERN à la fin des années 50 et a joué un rôle impor­tant dans la déci­sion du CEA et du CERN d’entreprendre la con­struc­tion de Gargamelle. Elle a été suiv­ie par la cham­bre de la Divi­sion NPA du CERN, con­tenant 1 000 litres de liq­uide lourd.

Le chapitre 2 racon­te com­ment Gargamelle a été con­stru­ite à la suite d’une “ déci­sion furtive ” du CEA et du CERN, sans l’accord du Con­seil du CERN. Elle a été con­stru­ite par le Départe­ment Sat­urne du CEA avant d’être livrée au CERN le 27 juil­let 1970. Dif­férents prob­lèmes ont été ren­con­trés con­cer­nant notam­ment les vannes, l’éclairage et surtout le corps de cham­bre, dans lequel les soudures des élé­ments intérieurs n’avaient pas la qual­ité req­uise. Ce fut l’origine de la fis­sur­a­tion qui mit fin à la vie de Gargamelle dix ans plus tard. La pre­mière réac­tion de neu­tri­nos eut lieu le 28 jan­vi­er 1971. La “ col­lab­o­ra­tion Gargamelle ” a rassem­blé 140 physi­ciens appar­tenant à 11 lab­o­ra­toires plus le CERN. Ce fut une équipe soudée d’expérimentateurs et de tech­ni­ciens, dans la réus­site comme dans les épreuves.

L’interaction faible se man­i­feste notam­ment dans la dés­in­té­gra­tion du neu­tron, qui donne un pro­ton, un élec­tron et un neu­tri­no, par­tic­ule pro­posée par Pauli en 1927 pour rétablir l’équilibre des mass­es (chapitre 3). Avant la décou­verte des courants faibles neu­tres, on sup­po­sait que le médi­a­teur de l’interaction faible était le boson W‑, de même que le pho­ton était le médi­a­teur de l’interaction électromagnétique.

Mais cette théorie présen­tait l’inconvénient de faire appa­raître des quan­tités infinies dans le bilan des divers­es vari­antes de l’interaction (prob­lème de la renor­mal­i­sa­tion). La théorie de l’invariance de jauge s’est alors dévelop­pée, néces­si­tant l’introduction d’un boson médi­a­teur neu­tre Z° et l’existence des courants faibles neutres.

Alors que, jusque-là, les théoriciens avaient don­né la pri­or­ité aux courants faibles chargés avec un lep­ton chargé par­mi les pro­duits de la dés­in­té­gra­tion, ils ont, à par­tir de 1971, recher­ché active­ment les courants faibles neu­tres sans lep­ton chargé par­mi les pro­duits de la dés­in­té­gra­tion (chapitre 4). La col­lab­o­ra­tion Gargamelle s’est con­va­in­cue de leur exis­tence au print­emps 1973, après avoir établi que le bruit de fond créé par les neu­trons était pro­duit par les effets des neutrinos.

Les matéri­aux de Gargamelle n’étaient pas suff­isants pour ren­dre compte de tous les événe­ments à courants neu­tres observés. Ce résul­tat a été annon­cé le 19 juil­let 1973 par Paul Mus­set, dans le grand amphithéâtre du CERN, et pub­lié dans Phys­i­cal Let­ters du 3 sep­tem­bre. Mais, comme il a été dit plus haut, il fal­lut encore atten­dre un an pour que l’existence des courants faibles neu­tres soit con­fir­mée par les Améri­cains, après une valse hési­ta­tion autour de déc­la­ra­tions con­tra­dic­toires (chapitre 5). Les travaux sur les courants chargés ont pour leur part abouti aux États-Unis à la créa­tion du mod­èle des quarks.

La décou­verte des courants faibles neu­tres a per­mis l’édification du mod­èle élec­tro­faible qui unit en un même mod­èle l’interaction élec­tro­mag­né­tique et l’interaction faible (chapitre 7). Les bosons inter­mé­di­aires W et Z° ont été mis en évi­dence dix ans plus tard dans le col­li­sion­neur pro­tons-antipro­tons du CERN. Il est piquant d’observer que les courants faibles neu­tres étaient déjà présents sur les clichés obtenus en 1967 dans les cham­bres à bulles à liq­uide lourd exis­tant à l’époque, mais qu’il a fal­lu atten­dre 1974 pour qu’ils soient détectés.

L’avance prise par les Européens en physique des par­tic­ules se main­tien­dra avec la mise en ser­vice au CERN du grand col­li­sion­neur élec­trons-positrons LEP, qui com­porte un anneau d’accélération ayant un diamètre de 8,5 km.

On peut remar­quer pour ter­min­er com­bi­en est essen­tielle, dans ce domaine comme dans tous les autres, une excel­lente col­lab­o­ra­tion entre les expéri­men­ta­teurs et les théoriciens, ceux-ci ori­en­tant les efforts de ceux-là dans la direc­tion sug­gérée par l’élaboration de leurs mod­èles, tant il est vrai que l’on ne peut trou­ver que ce que l’on cherche. Ce livre exem­plaire nous en donne plusieurs exemples.

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