Fintechs et acteurs bancaires traditionnels : de la compétition à la pleine collaboration ?

Dossier : Supplément : Fintech & croissanceMagazine N°785 Mai 2023
Par Kenza BERRADA
Par Charles PLESSIS

Dans cet entre­tien, Ken­za Berra­da, Part­ner & Cofon­da­trice, et Charles Plessis, Directeur asso­cié, au sein de B‑Part Con­sult­ing, décryptent pour nous l’écosystème actuel des Fin­techs et les ten­dances qui se dessi­nent aus­si bien pour ces nou­veaux acteurs que pour les acteurs his­toriques, comme les banques.

Quelques mots pour nous présenter votre cabinet.

B‑Part Con­sult­ing est une bou­tique de con­seil qui a vu le jour il y a 13 ans avec l’ambition d’être recon­nue comme le « one-stop-shop » pour la créa­tion de ban­ques et néo-ban­ques. Notre mis­sion ini­tiale était ain­si d’accompagner les ban­ques (les étab­lisse­ments de crédit) dans leur scale-up vers l’international.

Pour ce faire, nous nous sommes organ­isés en deux Busi­ness Units : la BU Stratégie et Régle­men­ta­tion ban­caire, en charge de l’obtention des agré­ments de banque auprès des régu­la­teurs con­cernés en Europe con­ti­nen­tale, au Roy­aume-Uni, en Suisse, et en Afrique du Nord, et la BU Méti­er, qui définit et décline les moyens opéra­tionnels, tech­niques et financiers néces­saires à la créa­tion d’une banque. Nous nous posi­tion­nons désor­mais comme un acteur facil­i­ta­teur pour tout pro­jet reposant sur des ser­vices financiers, agrégeant notam­ment les dif­férentes exper­tis­es req­ui­s­es (règle­men­ta­tion, tech­nolo­gie, finance, risques, con­for­mité…), afin d’accompagner et de con­seiller au mieux nos clients.

Au-delà, notre mis­sion est désor­mais d’établir des passerelles et de faciliter les échanges entre les acteurs insti­tu­tion­nels (banque, assur­ance…) et l’écosystème émer­gent de la Fin­Tech, dans le cadre de col­lab­o­ra­tions, d’opérations de M&A ou de parte­nar­i­ats industriels.

Actuellement, on constate un mouvement de consolidation avec notamment le rachat de Fintechs par des acteurs bancaires. Quels sont les facteurs déterminants de cette évolution de marché ? S’agit-il, selon vous, d’un mouvement conjoncturel ou structurel ?

2022 a été mar­quée par plusieurs phénomènes : un effon­drement des mon­tants des lev­ées de fonds, une baisse plus mesurée du nom­bre de deals, une revue des val­ori­sa­tions des acteurs de la Fin­techs à la baisse et, in fine, une crise de crois­sance du marché de la Fin­tech. Sur le plan com­mer­cial et financier, les Fin­techs doivent désor­mais con­juguer crois­sance et rentabil­ité pour répon­dre aux attentes de leurs investis­seurs, dans un con­texte de com­péti­tion accrue avec les acteurs insti­tu­tion­nels, mais aus­si entre les Fintechs.
Dans ce con­texte com­plexe, les régu­la­teurs ont la déli­cate mis­sion de trou­ver le meilleur équili­bre entre la sta­bil­ité du sys­tème financier, la pro­tec­tion du con­som­ma­teur et l’innovation de marché et des usages.

Nous voyons ces évo­lu­tions comme une ten­dance de fonds qui tend à rap­procher les Fin­techs des acteurs insti­tu­tion­nels. Si cer­tains acteurs peu­vent légitime­ment se qual­i­fi­er de dis­rup­tifs, une grande majorité d’acteurs a plutôt voca­tion à jouer un rôle exploratoire en matière d’expériences clients et de propo­si­tions de valeur, sans pou­voir réelle­ment s’affranchir des acteurs de place, pour des raisons d’ordre régle­men­taire ou compte tenu de la dif­fi­culté à se con­stituer une base de clien­tèle installée.

” Les régulateurs ont la délicate mission de trouver le meilleur équilibre entre la stabilité du système financier, la protection du consommateur et l’innovation de marché et des usages.”

De plus en plus les insti­tu­tion­nels con­sid­èrent les Fin­techs comme des vecteurs d’opportunités com­mer­ciales, tech­nologiques ou finan­cières. Les parte­nar­i­ats stratégiques et/ou cap­i­tal­is­tiques ont le vent en poupe, même si le prin­ci­pal obsta­cle reste la capac­ité à faire con­verg­er des mon­des diamé­trale­ment opposés. Dans ce cadre, nous nous posi­tion­nons à la croisée de ces deux univers et inter­venons en qual­ité de facilitateurs !

En effet, nous avons la con­vic­tion qu’au-delà du mou­ve­ment de con­sol­i­da­tion du marché, nous assis­tons actuelle­ment à l’émergence d’une col­lab­o­ra­tion entre ces insti­tu­tion­nels, qui vont jouer le rôle de pro­duc­teurs de ser­vices financiers, et les Fin­techs qui, quant à elles, seront le con­tact priv­ilégié des clients fin­aux sur le marché (« fronting »).

Dans cet univers, la technologie est souvent considérée comme un accélérateur de croissance tandis que la conformité à la réglementation est vue comme un frein majeur à l’innovation. Qu’en pensez-vous ? Quelle approche recommanderiez-vous à un acteur souhaitant lancer une Fintech ?

Cette vision car­i­cat­u­rale des choses s’est estom­pée pro­gres­sive­ment. Sur le plan régle­men­taire, on observe aujourd’hui un équili­bre entre pro­tec­tion du sys­tème financier et des con­som­ma­teurs, d’une part, et facil­i­ta­tion de l’innovation, d’autre part. Les dif­férents régu­la­teurs ont beau­coup étudié l’émergence des acteurs de la Fin­tech et les nou­veaux mod­èles économiques. Aujourd’hui, ils cer­nent mieux les prin­ci­pales zones de risques portées par la dig­i­tal­i­sa­tion et la « mor­cel­li­sa­tion » des chaînes de valeur. Cela per­met par con­séquent d’inscrire un pro­jet d’activité Fin­tech dans une réelle stratégie régle­men­taire évolutive.

Dans ce cadre, nous pro­posons une démarche holis­tique, cou­vrant les enjeux méti­er, financiers, régle­men­taires et tech­ni­co-opéra­tionnels, aus­si bien au démar­rage du pro­jet que dans le temps, selon une logique de tra­jec­toire busi­ness et régle­men­tée. Les modal­ités de lance­ment dépen­dent forte­ment de la matu­rité de l’équipe et du pro­jet. Quand elle est encore lim­itée, nous recom­man­dons un soft launch, reposant sur un statut « léger » et un parte­nar­i­at tech­ni­co-régle­men­taire avec un acteur insti­tu­tion­nel, por­tant la respon­s­abil­ité régle­men­taire finale. Cela per­met non seule­ment de faciliter le test de marché et la mon­tée en com­pé­tence, mais peut aus­si servir de marche pied pour un futur agré­ment, en cas de « prod­uct mar­ket fit » notam­ment. Lorsque la seg­men­ta­tion ou le busi­ness mod­el le per­me­t­tent, nous analysons la fais­abil­ité de lancer une activ­ité non régle­men­tée ou exemptée.

“Nous constatons depuis 2022 un regain d’intérêt pour des opérations de M&A dans le secteur de la Fintech.”

La démarche d’agrément con­cerne, quant à elle, les entités matures (Fin­techs en phase de « scale up », cor­po­rates ou insti­tu­tion­nels souhai­tant se dot­er de leur pro­pre véhicule règle­ment). C’est un proces­sus long (12–18 mois) et exigeant d’un point de vue financier. Néan­moins, un agré­ment per­met à une Fin­tech de maîtris­er son offre, sa roadmap et son mod­èle économique. C’est aus­si un gage de péren­nité pour les investis­seurs. En par­al­lèle, nous con­sta­tons depuis 2022 un regain d’intérêt pour des opéra­tions de M&A dans le secteur de la Fin­tech : con­sol­i­da­tion, inter­nal­i­sa­tion de tout ou par­tie de la chaine de valeur, « step up »…

Nous accom­pa­gnons ain­si nos clients sur la sélec­tion et / ou les due dili­gences en amont des opéra­tions. Il reste, en effet, très dif­fi­cile d’estimer la valeur d’une Fin­tech par rap­port à d’autres acteurs de la Tech : quelle est la valeur de l’actif tech­nologique ? est-il com­pat­i­ble au sein d’un nou­v­el écosys­tème de briques tech­nologiques ? quel est le niveau de con­for­mité de l’entité cible ? son busi­ness mod­el est-il crédi­ble par rap­port à des com­pa­ra­bles de marché ? quelle est la qual­ité de la rela­tion de la cible avec le régu­la­teur ? La capac­ité à adress­er ces ques­tions per­met non seule­ment d’estimer la valeur intrin­sèque d’une Fin­tech, mais aus­si celle des investisse­ments com­plé­men­taires qui seraient néces­saires par l’acquéreur.

Au-delà d’une conjoncture particulièrement morose pour les acteurs crypto, quels sont, selon vous, les prochains défis qui se poseront à l’avenir pour les acteurs financiers ?

La péri­ode est effec­tive­ment assez com­plexe pour les act­ifs et les acteurs de l’univers cryp­to au sens large. Dif­férents scan­dales (FTX…) a déclenché un effet domi­no qui ébran­le un écosys­tème qui com­mençait pro­gres­sive­ment à gag­n­er en légitim­ité et en respectabilité.

Toute­fois, il est encore trop tôt pour déter­min­er si nous sommes face à un coup d’arrêt défini­tif ou un assainisse­ment du marché. En effet, il con­vient égale­ment de sig­naler que des acteurs ban­caires plus « clas­siques » sont con­fron­tés en ce début d’année 2023 à de très fortes dif­fi­cultés que ce soit aux États-Unis ou en Suisse, par exemple.

“Face à la menace des « cryptomonnaies », puis des « stable coins », les Banques centrales ont engagé une réflexion quant à l’opportunité et à la faisabilité d’émettre leur « monnaie numérique ».”

L’émergence des cryp­to act­ifs a eu le mérite d’initier une réflex­ion de grande ampleur quant à la façon dont les inno­va­tions tech­nologiques pour­raient per­me­t­tre de démul­ti­pli­er les capac­ités de « l’argent » ou « d’actifs dig­i­tal­isés ». Ils font désor­mais par­tie inté­grante des réflex­ions portées par les régu­la­teurs. Ain­si, en Europe, le règle­ment Mica con­tribuera à la mise en place d’un cadre régle­men­taire européen unique artic­ulé autour d’exigences proches de celles exis­tantes dans le domaine de la finance clas­sique. Cette démarche devrait per­me­t­tre de lim­iter les risques d’un point de vue sys­témique, d’aligner ces acteurs cryp­to sur le secteur financier, et de ren­forcer la capac­ité de super­vi­sion des régu­la­teurs et la con­fi­ance du public.

Face à la men­ace des « cryp­tomon­naies », puis des « sta­ble coins », les Ban­ques cen­trales ont engagé une réflex­ion quant à l’opportunité et à la fais­abil­ité d’émettre leur « mon­naie numérique ». La Banque cen­trale chi­noise a, d’ailleurs, lancé son e‑yuan dès 2019 : depuis, prêt de 140 mil­lions de porte­feuilles ont été ouverts pour un vol­ume de trans­ac­tions cumulé équiv­a­lent à 8,6 mil­liards d’euros (à octo­bre 2022).

La décli­nai­son et le pas­sage à l’échelle de ces dif­férents sup­ports, qu’il s’agisse de « cryp­tomon­naies », « sta­ble coins » ou de « mon­naie numérique » dans des cas d’usages « main­stream » (paiements, épargne, crédit…) con­stitue l’un des défis aux­quels seront con­fron­tés les acteurs financiers.

Et pour conclure ?

Les Fin­techs ont bous­culé un marché à la fois très con­cen­tré autour des acteurs ban­caires et extrême­ment régle­men­té. Nous vivons une véri­ta­ble révo­lu­tion qui per­met aujourd’hui à des par­ti­c­uliers et des petites entre­pris­es de se lancer dans les ser­vices financiers.
Pour les acteurs insti­tu­tion­nels et les investis­seurs, mal­gré le con­texte actuel mar­qué par une con­sol­i­da­tion du marché, les oppor­tu­nités exis­tent. Il faut néan­moins porter un regard plus cri­tique sur cet écosys­tème afin de saisir les oppor­tu­nités les plus pertinentes.

En par­al­lèle, nous enten­dons de plus en plus par­ler du con­cept d’« Embed­ded Finance », soit une plus grande inté­gra­tion de la finance (paiement, crédit…) dans les usages quo­ti­di­ens (achats, trans­ac­tions…). C’est, par ailleurs, un phénomène qui a été amor­cé par les Fin­techs. Cette ten­dance va notam­ment con­tribuer au développe­ment d’expériences et d’usages plus per­ti­nents pour les par­ti­c­uliers et les entre­pris­es, mais elle va surtout per­me­t­tre aux entre­pris­es indus­trielles ou de ser­vices, ain­si qu’aux organ­ismes ou entités publiques d’intégrer une par­tie ou l’intégralité de la chaîne de valeur finan­cière dans leur pro­pre chaîne de valeur.

In fine, « every com­pa­ny will be a Fin­Tech Com­pa­ny ». Et au sein de B‑Part Con­sult­ing, nous en sommes con­va­in­cus et avons voca­tion à accom­pa­g­n­er ce change­ment de paradigme.

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