Fin de partie

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°586 Juin/Juillet 2003Par : Samuel Beckett, dans la mise en scène de l’auteur adaptée par Pierre Gavarry, jouée par lui-même et son Théâtre de la Brie.Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Les méde­cins de l’esprit disent que la cor­res­pon­dance pri­vée de Mozart, incroya­ble­ment obs­cène et sca­to­lo­gique, porte la marque du syn­drome de Gilles de la Tou­rette. De sorte qu’il n’y a rien de sacri­lège à pen­ser que le génie mozar­tien de la musique doit peut-être un petit quelque chose à un fonc­tion­ne­ment, disons hors norme, de sa méca­nique men­tale. On peut s’y sen­tir d’autant plus enclin que le pro­fes­seur Sacks (New York, neu­ro­lo­gie cli­nique) cite quelque part le cas d’un patient atteint, lui aus­si, du syn­drome de Gilles de la Tou­rette, et per­dant tout attrait pour la musique, domaine dans quoi il était pro­di­gieu­se­ment doué, lorsqu’il se trou­vait sous l’effet du médi­ca­ment des­ti­né à abo­lir ses tics, les­quels consti­tuent l’un des aspects patho­lo­giques dudit syn­drome. Comme s’il exis­tait un lien entre ces deux mani­fes­ta­tions, appa­rem­ment sans rap­port. Ce qui ne signi­fie pas que tous les com­po­si­teurs sont man­gés de tics, mais seule­ment que l’humaine nature est plus com­plexe que ne le croient les esprits can­dides, et qu’elle garde à coup sûr encore bien des secrets à nous livrer.

Je son­geais à ces sortes de choses l’autre soir en sor­tant d’une repré­sen­ta­tion de Fin de par­tie, de Samuel Beckett, don­née par le Théâtre de la Brie, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous dire du bien à pro­pos de sa pres­ti­gieuse inter­pré­ta­tion de L’École des femmes. Et je pen­sais que l’auteur d’une pièce aus­si étrange que Fin de par­tie devait pos­sé­der, lui aus­si, une méca­nique men­tale un peu… inhabituelle.

Vous connais­sez, je pense, le sujet : dans un cadre sor­dide, une turne miteuse et entiè­re­ment démeu­blée, éclai­rée seule­ment par deux petites fenêtres haut per­chées, se tient dans son fau­teuil rou­lant un aveugle tyran­nique (Hamm) que sert une manière de clown pitoyable (Clov). L’aveugle conserve, vivant dans deux pou­belles, son père (Nagg) et sa mère (Nell), l’un et l’autre pri­vés de leurs jambes à la suite d’un acci­dent de tandem.

Rien de tout cela n’est, de soi, bien foli­chon. Or les pro­pos que tiennent ces quatre-là le sont encore moins. Dans cette atmo­sphère de déla­bre­ment sur­réa­liste, ils palabrent sans fin, comme s’il s’agissait pour eux d’oublier qu’ils sont, plu­tôt mal­gré eux, témoins que quelque chose suit son cours et que cela se ter­mi­ne­ra par la fin de tout. Peu à peu d’ailleurs, plus rien n’est à leur dis­po­si­tion : plus de dra­gées pour le père, plus de roues de bicy­clette pour ren­for­cer le fau­teuil, plus de lumière dehors, plus de voiles sur la mer ni de mouettes dans le ciel, plus de marée, plus de plaid ni de cal­mant pour Hamm… et, pour ter­mi­ner, Nell s’éteint au fond de sa pou­belle, Nagg s’éteint au fond de sa pou­belle, Clov s’en va, une valise à la main, et Hamm se couvre le visage d’un vieux mou­choir sale. Pour mourir ?

Il semble hors de doute qu’un scé­na­rio à ce point sai­sis­sant ne peut guère naître dans un cer­veau bâti comme les autres. Quel syn­drome se cache là der­rière ? Lais­sons aux hommes de métier le soin de se pro­non­cer, d’autant que leur diag­nos­tic n’a, en défi­ni­tive, pas beau­coup d’importance, pas plus en tout cas que l’épluchage des “car­nets de blan­chis­seuse ” qui exci­tait les cri­tiques lit­té­raires du XIXe siècle. Seul doit comp­ter pour nous le texte, et il appa­raît non moins hors de doute qu’il s’agit là d’un grand texte de théâtre. Il capte d’évidence l’attention du spec­ta­teur, et cela durant une bonne heure et quart, ce qui consti­tue un signe infaillible : le spec­ta­teur écoute et n’a pas envie de s’en aller comme Clau­del le fait dire à l’un des per­son­nage de L’Échange, en l’occurrence une comé­dienne expli­quant le théâtre.

C’est, au fond, tout le mys­tère des textes dra­ma­tiques : pour­quoi l’un est-il bon, l’autre pas ? Pour­quoi a‑t-on, ou n’a‑t-on pas, “envie de s’en aller ” ? On ne le sait pas tou­jours très bien. Dans le cas par­ti­cu­lier d’un Iones­co ou d’un Beckett, on a par­lé de “théâtre de l’absurde”, ou de “ théâtre de la déri­sion”. Pour Beckett, le second qua­li­fi­ca­tif me paraît pré­fé­rable. Il se plaît en effet dans tout ce que la condi­tion humaine peut avoir de plus pitoyable et de plus déri­soire, mais il ne faut pour­tant jamais oublier qu’il s’agit d’un théâtre comique, d’un genre un peu par­ti­cu­lier sans doute, mais appe­lant le rire : un rire de déri­sion, voi­là tout. Ne s’y est pas trom­pé ce pro­di­gieux “ani­mal de théâtre ” qu’est Anouilh – il recon­naît écrire ses pièces comme d’instinct, et sans savoir ce qu’il fait – quand il défi­nis­sait En atten­dant Godot : “ C’est le sketch des Pen­sées de Pas­cal, trai­té par les Fra­tel­li­ni. ” Et en Fin de par­tie, écrite par le pro­tes­tant de grande culture biblique qu’était Beckett, on serait ten­té de voir Le Livre de L’Ecclésiaste inter­pré­té par les Marx Brothers.

Voi­là donc pour­quoi je ne me sens pas tou­jours en accord avec cer­taines inter­pré­ta­tions tra­giques et misé­ra­bi­listes de Beckett, comme y ten­dait plu­tôt d’ailleurs celle du Théâtre de la Brie, où Nagg dans sa pou­belle fai­sait plus pen­ser à Marat expi­rant dans sa bai­gnoire qu’à un pauvre ahu­ri, bien trop écra­sé par sa propre bêtise pour oppo­ser la moindre réac­tion aux mal­heurs qui l’accablent. Nell son épouse sait d’ailleurs bien de quoi il retourne : Rien n’est plus drôle que le mal­heur dit-elle, et nous en rions, nous en rions, de bon cœur les pre­miers temps. Mais c’est tou­jours la même chose. Oui, c’est comme la bonne his­toire qu’on nous raconte trop sou­vent, nous la trou­vons tou­jours bonne, mais nous n’en rions plus

Vani­té des vani­tés, tout est vani­té, n’est-ce pas.

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