Explorer la puissance subversive et émancipatrice de l’art

Après trois ans de prépa MP à Louis-le-Grand, Félix Démurger intègre Polytechnique dans la promotion 2020, avant de se réorienter vers le monde du cinéma, en suivant une césure à l’ENS Louis-Lumière, puis de quitter Polytechnique pour continuer dans cette nouvelle voie. Les questions écologiques sont au cœur de sa création. Depuis 2022, il a réalisé plusieurs documentaires, dont Polytechniciens et Dubaï, luxe inconscient et inhumain. Il réalise et écrit aussi des œuvres de fiction.
Félix, peut-être pour démarrer pourrais-tu évoquer le point de départ de ta préoccupation pour l’environnement ?
Un point de départ pour moi a été les documentaires de Yann Arthus-Bertrand Vu du ciel. On m’a offert le coffret des premiers épisodes quand j’étais enfant, je les ai vus de nombreuses fois, j’étais fasciné par la beauté du monde qui y est montrée. Mais j’étais aussi habité d’un sentiment d’injustice très fort : comment peut-on accepter la destruction de notre planète ? Ces films remettaient complètement en question la vision de l’homme que j’avais alors. Je voyais pour la première fois qu’il pouvait être cupide et destructeur.
C’est comme cela qu’a émergé un sentiment que l’on pourrait qualifier d’écologique, qui petit à petit s’est renforcé. Je suis bien sûr cohérent à titre personnel : je suis végétarien, je ne prends pas l’avion, je me renseigne énormément et je n’imagine pas pratiquer mon métier d’artiste sans prendre en compte les questions environnementales. Néanmoins je ne suis pas vraiment militant, je ne suis pas investi dans les associations. L’art est ma façon d’être au monde, il est le reflet de mes obsessions et la catastrophe écologique en cours en fait partie.
Peux-tu nous décrire ton parcours en quelques mots et surtout nous dire comment tu es passé de l’X à la réalisation cinématographique ?
J’ai choisi de m’engager dans des études scientifiques pour faire de la recherche fondamentale en physique théorique. Mais, de retour de stage militaire, j’ai réalisé que la physique à l’X était beaucoup trop mathématique à mon goût. Ce qui m’intéressait était de comprendre pourquoi on réfléchissait d’une certaine façon pour résoudre une question, pas de faire des calculs même s’ils sont efficaces. En revanche, j’ai découvert la biologie, qui m’a vraiment passionné. Je n’ai jamais vraiment pensé faire une carrière en biologie, mais j’aimais la matière et les cours me laissaient beaucoup de temps libre pour mes projets personnels.
C’est donc dès la première année que j’ai commencé à fortement remettre en question mon parcours et que j’ai cherché ce qui pourrait de nouveau me faire vibrer. J’avais fait la campagne Kès sur le thème du bien-être sur le campus. On a fait un vrai travail là-dessus, ça m’a passionné… et on a perdu. Je me suis retrouvé désœuvré, et toujours préoccupé par cette question du bien-être. J’avais l’impression que les élèves ne se posaient aucune question alors qu’ils étaient tous très intelligents. C’est devenu une véritable obsession. J’ai eu envie d’aller chercher les autres. C’était une façon aussi pour moi de répondre à mes propres angoisses.
Et donc le cinéma…
J’ai réalisé un premier court métrage en 2A, après la campagne Kès : j’ai interviewé sept personnes sur des sujets relatifs à l’X et au bien-être dans l’École. Le film a été projeté lors d’un événement du JTX et j’ai reçu beaucoup de retours positifs. J’ai donc eu envie de prolonger et de réaliser un long métrage. Cette fois-ci, les questions étaient plus générales, touchaient à l’intime, à l’amour, aux peurs, aux espoirs… Toute cette expérience était très inspirée de Human d’Arthus-Bertrand. Pendant la quarantaine d’entretiens, mes camarades se sont livrés complètement ; c’est grâce à eux si le film est touchant. Certains m’ont confié des choses qu’ils n’avaient jamais dites à personne, alors que l’on venait de se rencontrer. J’ai organisé deux projections à Polytechnique, qui ont très bien marché. Toute la création de ce film a été une formidable expérience, qui m’a rendu profondément heureux.
Est-ce que c’est ce bonheur dans la réalisation, qui ne semble pas avoir été anticipé, qui t’a fait bifurquer vers le cinéma ?
Ce film a été un élément déterminant. Pour autant, à ce moment-là je me posais encore beaucoup de questions. C’est véritablement avec mon deuxième film que j’ai bifurqué de façon radicale. Pour ce deuxième film, je souhaitais parler de questions écologiques et sociales, mais je n’avais pas encore de sujet. J’avais seulement une contrainte, le tournage devait avoir lieu sur les deux semaines de vacances de mon stage de deuxième année. Un peu par hasard, j’ai vu une vidéo sur Dubaï et, tout de suite, j’ai su que ce serait mon sujet. J’ai lu quelques livres sur le pays, réfléchi à ce que je voulais tourner, puis je suis parti seul, avec juste mon billet d’avion, une caméra, un drone et une location pour dormir. La chaleur était atroce, la ville horrible, mais j’ai vécu deux semaines incroyables, partant à l’aventure et filmant ce qui me tenait à cœur.

Dans le film, tu appliques un concept grec à la ville de Dubaï ; peux-tu nous en parler ?
Ce que j’essaie de transmettre dans ce docu et que j’essaie d’analyser, c’est la question de l’hubris, la démesure chez les Grecs, un désir insensé de dépasser les limites et de se soustraire à sa condition, de dominer la nature en l’occurrence. Cette démesure est flagrante à Dubaï et j’essaie dans le film de faire un parallèle avec nos propres modes de vie, qui sont eux aussi marqués par l’hubris. On fait passer son confort avant la nature et le droit des hommes. Ce qui est remarquable, c’est qu’à Dubaï les exploités sont à quelques kilomètres des malls (centres commerciaux), alors que nous, Européens, nous délocalisons la souffrance en Asie et en Afrique. En un sens, Dubaï est passionnant car la ville recrée le monde à l’échelle miniature.
“Pour nous la némésis s’appelle catastrophe environnementale.”
La folie des grandeurs de Dubaï nous paraît absurde, mais c’est la même chose qui se passe sous nos yeux. Il est par exemple presque trivial que la croissance ne peut être infinie, pourtant nous n’acceptons pas cette fatalité et continuons à tenter de dominer la nature. C’est l’hubris dans toute sa puissance, qui chez les Grecs est punie par la némésis. Pour nous la némésis s’appelle catastrophe environnementale. Pour moi, ce concept d’hubris peut être une clé de lecture très pertinente.
À partir de là, tu quittes de plus en plus l’univers de Polytechnique.
Après ce tournage, j’ai passé la plus grande partie de ma 3A à écrire et monter le film, que j’ai ensuite publié sur YouTube. Dubaï, luxe inconscient et inhumain a été un succès, puisqu’à ce jour il cumule plus de 600 000 vues. En parallèle, j’ai décidé de faire une année de césure et d’intégrer l’École nationale supérieure Louis-Lumière (à partir de septembre 2023) et je me suis donné un an dédié uniquement à l’apprentissage du cinéma. C’est la première fois que j’étais si heureux d’aller en cours.
Cela faisait longtemps que j’y réfléchissais et c’est finalement à l’issue de mon année à Louis-Lumière que j’ai envoyé ma lettre de démission et renoncé à faire la quatrième année : les choses étaient devenues limpides, je n’avais plus envie d’étudier des matières qui m’ennuyaient et surtout je ne me voyais plus intégrer un parcours classique. Il était très clair que la suite de ma vie se trouvait dans le cinéma et je n’avais aucune envie de retourner un an sur les bancs de l’École avant de pouvoir vraiment me lancer.
Comment s’articulent pour toi le cinéma, et peut-être plus globalement la création artistique, avec une préoccupation environnementale ?
Quand je fais des films, la préoccupation environnementale est essentielle : je ne peux pas faire quelque chose qui nuit à la planète. J’essaie d’être respectueux de l’environnement dans mes tournages, c’est essentiel et c’est la base. Mais je suis aussi convaincu de la puissance subversive et émancipatrice de l’art, pour autant faut-il que je fasse de l’art politique ?
Ça fait longtemps qu’on se pose cette question de l’autonomie de l’art, des Grecs à Sartre ou Gary, en passant par Diderot, La Fontaine, Voltaire ou plus récemment Tolstoï et Kafka. Sartre et Malraux notamment ont été des défenseurs de l’art politique, mais il est intéressant de rappeler que, quand ils ont voulu agir concrètement, ils ont arrêté d’écrire de la fiction. Je me retrouve bien, avec cette question, dans la position que pourrait avoir Kundera ou Gary. Pour ce dernier, ce sont les romans, qui ne sont ni politiques ni moraux, qui ont le plus d’impact politique et moral.

As-tu envie de nous parler de tes projets ?
J’avais débuté plusieurs projets l’année dernière, que je poursuis. J’ai notamment réalisé un premier court métrage de fiction en début d’année scolaire, qui a là encore été une expérience joyeuse et enrichissante. Je coécris aussi avec Bernard Tanguy, un X84 qui a une longue expérience dans le cinéma, une série de fiction qui se passe à Polytechnique et qui traite d’enjeux écologiques. Je ne peux pas en dire beaucoup plus pour l’instant, mais on espère bien pouvoir montrer ça rapidement. Enfin, je suis en train de réaliser un documentaire intitulé Comment le cinéma peut-il sauver le monde ? qui traite des liens entre l’écologie et le cinéma.

en court 2025.
J’y aborde bien sûr les principes d’une écoproduction : comment produire un film de façon écologique, sans créer de dégâts sur l’environnement ; par exemple construire les décors avec des matériaux durables, limiter les transports polluants…
« Le cinéma pourrait contribuer à créer de nouveaux imaginaires encourageant des changements de mode de vie. »
Mais j’explore aussi l’idée selon laquelle le cinéma pourrait contribuer à créer de nouveaux imaginaires encourageant des changements de mode de vie. Certains en parlent beaucoup, Cyril Dion notamment : créer les récits d’un futur sobre et désirable finit par apparaître comme une solution miracle qui aurait raison de toutes nos résistances au changement. Pourtant, il n’y a pas de consensus scientifique à ce propos.
Le discours du cinéma écologique reste assez évasif et trop peu lucide à mon goût sur ce sujet pourtant essentiel dans notre pratique. C’est dans ce cadre que j’ai été amené à la question de l’autonomie de l’art dont nous avons parlé juste auparavant. Nous sommes surmobilisés par un nombre incroyable de récits. Je n’ai pas envie d’ajouter à cette surmobilisation qui n’est qu’une course en avant, mais au contraire de m’inscrire dans un temps plus long et plus ironique. J’aime bien cette vision de l’artiste comme saltimbanque, jamais tout à fait dans la société, qui devient le poil à gratter de l’idéologie. Ce qui d’ailleurs à titre personnel ne m’empêche aucunement d’avoir des positions très marquées sur l’écologie.
Peux-tu pour terminer nous indiquer quelques références inspirantes dans ton parcours ?
Deux œuvres assez récentes me viennent en tête, un livre et un film. Le premier est Le Déluge, un roman de Stephen Markley absolument passionnant. C’est une fresque des États-Unis entre 2012 et 2040, qui retrace le parcours d’une dizaine de personnages, en mettant la question du réchauffement climatique au cœur du récit. C’est un livre magnifique sur la forme, passionnant sur le fond, qui reste longtemps en tête après sa lecture et qui fait se poser énormément de questions. J’ai trouvé le tout d’une grande subtilité avec des personnages incroyables.
Quant au film, c’est un de mes coups de cœur absolu des dernières années, il s’agit de Perfect Days de Wim Wenders. On parlait d’écologie et de cinéma, en l’occurrence ce n’est pas vraiment un film écolo et pourtant tout est dit. On pourrait en parler des heures ; notamment le rapport du personnage à l’ambition est très beau, et très éloigné de ce que les films nous inculquent en général. Le tout est filmé avec une poésie incroyable et une immense sensibilité. Le dernier plan se place pour moi facilement parmi les trois plus beaux plans de l’histoire du cinéma, ou du moins les plus touchants.
En guise de conclusion, je suis convaincu de la force émancipatrice immense de l’art. Si je me suis lancé dans le cinéma, c’est avant tout pour toucher les autres, comme j’ai pu être touché par des œuvres. Si je n’avais pas regardé des dizaines de fois Vu du ciel quand j’étais petit, aurais-je été aussi engagé pour l’écologie ? Difficile à dire, mais c’est une certitude que tous les films, tous les livres et toutes les œuvres qui m’ont touché au plus profond ont forgé ma volonté d’échapper à un système mortifère, m’ont émancipé et continueront de le faire.