Explorer la puissance subversive et émancipatrice de l’art

Dossier : Environnement & sociétéMagazine N°806 Juin 2025
Par Groupe X Urgence écologique

Après trois ans de pré­pa MP à Louis-le-Grand, Félix Démur­ger intègre Poly­tech­nique dans la pro­mo­tion 2020, avant de se réorien­ter vers le monde du ciné­ma, en sui­vant une césure à l’ENS Louis-Lumière, puis de quit­ter Poly­tech­nique pour conti­nuer dans cette nou­velle voie. Les ques­tions éco­lo­giques sont au cœur de sa créa­tion. Depuis 2022, il a réa­li­sé plu­sieurs docu­men­taires, dont Poly­tech­ni­ciens et Dubaï, luxe incons­cient et inhu­main. Il réa­lise et écrit aus­si des œuvres de fiction.

Félix, peut-être pour démarrer pourrais-tu évoquer le point de départ de ta préoccupation pour l’environnement ?

Un point de départ pour moi a été les docu­men­taires de Yann Arthus-Ber­trand Vu du ciel. On m’a offert le cof­fret des pre­miers épi­sodes quand j’étais enfant, je les ai vus de nom­breuses fois, j’étais fas­ci­né par la beau­té du monde qui y est mon­trée. Mais j’étais aus­si habi­té d’un sen­ti­ment d’injustice très fort : com­ment peut-on accep­ter la des­truc­tion de notre pla­nète ? Ces films remet­taient com­plè­te­ment en ques­tion la vision de l’homme que j’avais alors. Je voyais pour la pre­mière fois qu’il pou­vait être cupide et destructeur.

C’est comme cela qu’a émer­gé un sen­ti­ment que l’on pour­rait qua­li­fier d’écologique, qui petit à petit s’est ren­for­cé. Je suis bien sûr cohé­rent à titre per­son­nel : je suis végé­ta­rien, je ne prends pas l’avion, je me ren­seigne énor­mé­ment et je n’imagine pas pra­ti­quer mon métier d’artiste sans prendre en compte les ques­tions envi­ron­ne­men­tales. Néan­moins je ne suis pas vrai­ment mili­tant, je ne suis pas inves­ti dans les asso­cia­tions. L’art est ma façon d’être au monde, il est le reflet de mes obses­sions et la catas­trophe éco­lo­gique en cours en fait partie.

Peux-tu nous décrire ton parcours en quelques mots et surtout nous dire comment tu es passé de l’X à la réalisation cinématographique ?

J’ai choi­si de m’engager dans des études scien­ti­fiques pour faire de la recherche fon­da­men­tale en phy­sique théo­rique. Mais, de retour de stage mili­taire, j’ai réa­li­sé que la phy­sique à l’X était beau­coup trop mathé­ma­tique à mon goût. Ce qui m’intéressait était de com­prendre pour­quoi on réflé­chis­sait d’une cer­taine façon pour résoudre une ques­tion, pas de faire des cal­culs même s’ils sont effi­caces. En revanche, j’ai décou­vert la bio­lo­gie, qui m’a vrai­ment pas­sion­né. Je n’ai jamais vrai­ment pen­sé faire une car­rière en bio­lo­gie, mais j’aimais la matière et les cours me lais­saient beau­coup de temps libre pour mes pro­jets personnels.

C’est donc dès la pre­mière année que j’ai com­men­cé à for­te­ment remettre en ques­tion mon par­cours et que j’ai cher­ché ce qui pour­rait de nou­veau me faire vibrer. J’avais fait la cam­pagne Kès sur le thème du bien-être sur le cam­pus. On a fait un vrai tra­vail là-des­sus, ça m’a pas­sion­né… et on a per­du. Je me suis retrou­vé dés­œu­vré, et tou­jours pré­oc­cu­pé par cette ques­tion du bien-être. J’avais l’impression que les élèves ne se posaient aucune ques­tion alors qu’ils étaient tous très intel­li­gents. C’est deve­nu une véri­table obses­sion. J’ai eu envie d’aller cher­cher les autres. C’était une façon aus­si pour moi de répondre à mes propres angoisses.

Et donc le cinéma…

J’ai réa­li­sé un pre­mier court métrage en 2A, après la cam­pagne Kès : j’ai inter­viewé sept per­sonnes sur des sujets rela­tifs à l’X et au bien-être dans l’École. Le film a été pro­je­té lors d’un évé­ne­ment du JTX et j’ai reçu beau­coup de retours posi­tifs. J’ai donc eu envie de pro­lon­ger et de réa­li­ser un long métrage. Cette fois-ci, les ques­tions étaient plus géné­rales, tou­chaient à l’intime, à l’amour, aux peurs, aux espoirs… Toute cette expé­rience était très ins­pi­rée de Human d’Arthus-Bertrand. Pen­dant la qua­ran­taine d’entretiens, mes cama­rades se sont livrés com­plè­te­ment ; c’est grâce à eux si le film est tou­chant. Cer­tains m’ont confié des choses qu’ils n’avaient jamais dites à per­sonne, alors que l’on venait de se ren­con­trer. J’ai orga­ni­sé deux pro­jec­tions à Poly­tech­nique, qui ont très bien mar­ché. Toute la créa­tion de ce film a été une for­mi­dable expé­rience, qui m’a ren­du pro­fon­dé­ment heureux.

Est-ce que c’est ce bonheur dans la réalisation, qui ne semble pas avoir été anticipé, qui t’a fait bifurquer vers le cinéma ?

Ce film a été un élé­ment déter­mi­nant. Pour autant, à ce moment-là je me posais encore beau­coup de ques­tions. C’est véri­ta­ble­ment avec mon deuxième film que j’ai bifur­qué de façon radi­cale. Pour ce deuxième film, je sou­hai­tais par­ler de ques­tions éco­lo­giques et sociales, mais je n’avais pas encore de sujet. J’avais seule­ment une contrainte, le tour­nage devait avoir lieu sur les deux semaines de vacances de mon stage de deuxième année. Un peu par hasard, j’ai vu une vidéo sur Dubaï et, tout de suite, j’ai su que ce serait mon sujet. J’ai lu quelques livres sur le pays, réflé­chi à ce que je vou­lais tour­ner, puis je suis par­ti seul, avec juste mon billet d’avion, une camé­ra, un drone et une loca­tion pour dor­mir. La cha­leur était atroce, la ville hor­rible, mais j’ai vécu deux semaines incroyables, par­tant à l’aventure et fil­mant ce qui me tenait à cœur.

Documentaire sur Dubaï réalisé en 2022.
Docu­men­taire sur Dubaï réa­li­sé en 2022.

Dans le film, tu appliques un concept grec à la ville de Dubaï ; peux-tu nous en parler ?

Ce que j’essaie de trans­mettre dans ce docu et que j’essaie d’analyser, c’est la ques­tion de l’hubris, la déme­sure chez les Grecs, un désir insen­sé de dépas­ser les limites et de se sous­traire à sa condi­tion, de domi­ner la nature en l’occurrence. Cette déme­sure est fla­grante à Dubaï et j’essaie dans le film de faire un paral­lèle avec nos propres modes de vie, qui sont eux aus­si mar­qués par l’hubris. On fait pas­ser son confort avant la nature et le droit des hommes. Ce qui est remar­quable, c’est qu’à Dubaï les exploi­tés sont à quelques kilo­mètres des malls (centres com­mer­ciaux), alors que nous, Euro­péens, nous délo­ca­li­sons la souf­france en Asie et en Afrique. En un sens, Dubaï est pas­sion­nant car la ville recrée le monde à l’échelle miniature.

“Pour nous la némésis s’appelle catastrophe environnementale.”

La folie des gran­deurs de Dubaï nous paraît absurde, mais c’est la même chose qui se passe sous nos yeux. Il est par exemple presque tri­vial que la crois­sance ne peut être infi­nie, pour­tant nous n’acceptons pas cette fata­li­té et conti­nuons à ten­ter de domi­ner la nature. C’est l’hubris dans toute sa puis­sance, qui chez les Grecs est punie par la némé­sis. Pour nous la némé­sis s’appelle catas­trophe envi­ron­ne­men­tale. Pour moi, ce concept d’hubris peut être une clé de lec­ture très pertinente.

À partir de là, tu quittes de plus en plus l’univers de Polytechnique.

Après ce tour­nage, j’ai pas­sé la plus grande par­tie de ma 3A à écrire et mon­ter le film, que j’ai ensuite publié sur You­Tube. Dubaï, luxe incons­cient et inhu­main a été un suc­cès, puisqu’à ce jour il cumule plus de 600 000 vues. En paral­lèle, j’ai déci­dé de faire une année de césure et d’intégrer l’École natio­nale supé­rieure Louis-Lumière (à par­tir de sep­tembre 2023) et je me suis don­né un an dédié uni­que­ment à l’apprentissage du ciné­ma. C’est la pre­mière fois que j’étais si heu­reux d’aller en cours.

Cela fai­sait long­temps que j’y réflé­chis­sais et c’est fina­le­ment à l’issue de mon année à Louis-Lumière que j’ai envoyé ma lettre de démis­sion et renon­cé à faire la qua­trième année : les choses étaient deve­nues lim­pides, je n’avais plus envie d’étudier des matières qui m’ennuyaient et sur­tout je ne me voyais plus inté­grer un par­cours clas­sique. Il était très clair que la suite de ma vie se trou­vait dans le ciné­ma et je n’avais aucune envie de retour­ner un an sur les bancs de l’École avant de pou­voir vrai­ment me lancer.

Comment s’articulent pour toi le cinéma, et peut-être plus globalement la création artistique, avec une préoccupation environnementale ?

Quand je fais des films, la pré­oc­cu­pa­tion envi­ron­ne­men­tale est essen­tielle : je ne peux pas faire quelque chose qui nuit à la pla­nète. J’essaie d’être res­pec­tueux de l’environnement dans mes tour­nages, c’est essen­tiel et c’est la base. Mais je suis aus­si convain­cu de la puis­sance sub­ver­sive et éman­ci­pa­trice de l’art, pour autant faut-il que je fasse de l’art politique ?

Ça fait long­temps qu’on se pose cette ques­tion de l’autonomie de l’art, des Grecs à Sartre ou Gary, en pas­sant par Dide­rot, La Fon­taine, Vol­taire ou plus récem­ment Tol­stoï et Kaf­ka. Sartre et Mal­raux notam­ment ont été des défen­seurs de l’art poli­tique, mais il est inté­res­sant de rap­pe­ler que, quand ils ont vou­lu agir concrè­te­ment, ils ont arrê­té d’écrire de la fic­tion. Je me retrouve bien, avec cette ques­tion, dans la posi­tion que pour­rait avoir Kun­de­ra ou Gary. Pour ce der­nier, ce sont les romans, qui ne sont ni poli­tiques ni moraux, qui ont le plus d’impact poli­tique et moral.

I Spend My Days, documentaire réalisé par Félix en 2024.
I Spend My Days, docu­men­taire réa­li­sé par Félix en 2024.

As-tu envie de nous parler de tes projets ?

J’avais débu­té plu­sieurs pro­jets l’année der­nière, que je pour­suis. J’ai notam­ment réa­li­sé un pre­mier court métrage de fic­tion en début d’année sco­laire, qui a là encore été une expé­rience joyeuse et enri­chis­sante. Je coécris aus­si avec Ber­nard Tan­guy, un X84 qui a une longue expé­rience dans le ciné­ma, une série de fic­tion qui se passe à Poly­tech­nique et qui traite d’enjeux éco­lo­giques. Je ne peux pas en dire beau­coup plus pour l’instant, mais on espère bien pou­voir mon­trer ça rapi­de­ment. Enfin, je suis en train de réa­li­ser un docu­men­taire inti­tu­lé Com­ment le ciné­ma peut-il sau­ver le monde ? qui traite des liens entre l’écologie et le cinéma.

Court métrage de fiction réalisé par Félix, présenté au festival Essonne 
en court 2025.
Court métrage de fic­tion réa­li­sé par Félix, pré­sen­té au fes­ti­val Essonne
en court 2025.

J’y aborde bien sûr les prin­cipes d’une éco­pro­duc­tion : com­ment pro­duire un film de façon éco­lo­gique, sans créer de dégâts sur l’environnement ; par exemple construire les décors avec des maté­riaux durables, limi­ter les trans­ports polluants…

« Le cinéma pourrait contribuer à créer de nouveaux imaginaires encourageant des changements de mode de vie. »

Mais j’explore aus­si l’idée selon laquelle le ciné­ma pour­rait contri­buer à créer de nou­veaux ima­gi­naires encou­ra­geant des chan­ge­ments de mode de vie. Cer­tains en parlent beau­coup, Cyril Dion notam­ment : créer les récits d’un futur sobre et dési­rable finit par appa­raître comme une solu­tion miracle qui aurait rai­son de toutes nos résis­tances au chan­ge­ment. Pour­tant, il n’y a pas de consen­sus scien­ti­fique à ce propos.

Cinéma et écologie

Le dis­cours du ciné­ma éco­lo­gique reste assez éva­sif et trop peu lucide à mon goût sur ce sujet pour­tant essen­tiel dans notre pra­tique. C’est dans ce cadre que j’ai été ame­né à la ques­tion de l’autonomie de l’art dont nous avons par­lé juste aupa­ra­vant. Nous sommes sur­mo­bi­li­sés par un nombre incroyable de récits. Je n’ai pas envie d’ajouter à cette sur­mo­bi­li­sa­tion qui n’est qu’une course en avant, mais au contraire de m’inscrire dans un temps plus long et plus iro­nique. J’aime bien cette vision de l’artiste comme sal­tim­banque, jamais tout à fait dans la socié­té, qui devient le poil à grat­ter de l’idéologie. Ce qui d’ailleurs à titre per­son­nel ne m’empêche aucu­ne­ment d’avoir des posi­tions très mar­quées sur l’écologie.

Peux-tu pour terminer nous indiquer quelques références inspirantes dans ton parcours ?

Deux œuvres assez récentes me viennent en tête, un livre et un film. Le pre­mier est Le Déluge, un roman de Ste­phen Mark­ley abso­lu­ment pas­sion­nant. C’est une fresque des États-Unis entre 2012 et 2040, qui retrace le par­cours d’une dizaine de per­son­nages, en met­tant la ques­tion du réchauf­fe­ment cli­ma­tique au cœur du récit. C’est un livre magni­fique sur la forme, pas­sion­nant sur le fond, qui reste long­temps en tête après sa lec­ture et qui fait se poser énor­mé­ment de ques­tions. J’ai trou­vé le tout d’une grande sub­ti­li­té avec des per­son­nages incroyables.

Quant au film, c’est un de mes coups de cœur abso­lu des der­nières années, il s’agit de Per­fect Days de Wim Wen­ders. On par­lait d’écologie et de ciné­ma, en l’occurrence ce n’est pas vrai­ment un film éco­lo et pour­tant tout est dit. On pour­rait en par­ler des heures ; notam­ment le rap­port du per­son­nage à l’ambition est très beau, et très éloi­gné de ce que les films nous inculquent en géné­ral. Le tout est fil­mé avec une poé­sie incroyable et une immense sen­si­bi­li­té. Le der­nier plan se place pour moi faci­le­ment par­mi les trois plus beaux plans de l’histoire du ciné­ma, ou du moins les plus touchants.

En guise de conclu­sion, je suis convain­cu de la force éman­ci­pa­trice immense de l’art. Si je me suis lan­cé dans le ciné­ma, c’est avant tout pour tou­cher les autres, comme j’ai pu être tou­ché par des œuvres. Si je n’avais pas regar­dé des dizaines de fois Vu du ciel quand j’étais petit, aurais-je été aus­si enga­gé pour l’écologie ? Dif­fi­cile à dire, mais c’est une cer­ti­tude que tous les films, tous les livres et toutes les œuvres qui m’ont tou­ché au plus pro­fond ont for­gé ma volon­té d’échapper à un sys­tème mor­ti­fère, m’ont éman­ci­pé et conti­nue­ront de le faire.


Pour en savoir plus, et pour soutenir le travail de Félix : 

tiny.cc/demurger

Poster un commentaire