Être X et travailler dans le luxe

Louise Laffont (X07) nous fait plonger dans les coulisses de son métier chez Louis Vuitton. Elle nous dévoile comment elle concilie la rigueur scientifique acquise à l’École polytechnique avec la créativité parfois débridée du monde du luxe. Louise explore la dualité entre rationalité et intuition, un équilibre essentiel dans la création de produits iconiques qui captivent l’imaginaire collectif et traversent le temps. Bien que peu nombreux dans le secteur, les X ont pourtant toutes les raisons de s’y épanouir.
Il y a cette question récurrente, qu’on m’a posée à de multiples reprises dans des dîners ou autres rencontres : « Louise, que fais-tu exactement chez Louis Vuitton ? Ce n’est pas bizarre d’avoir fait Polytechnique et ensuite de faire des accessoires dans la mode ? » Non, ce n’est pas bizarre. Mais en effet nous ne sommes pas beaucoup, et c’est fort dommage.
« Éloge de la folie »
Idée reçue : les polytechniciens n’utilisent que leur cerveau gauche, racine du raisonnement logique et du rationnel. Je ne crois pas. J’ai vu certains de mes camarades « taupins », que je considérais comme des génies, résoudre un DM en quelques minutes parce qu’ils le « sentaient ». Quelle frontière entre la connaissance de théorèmes et l’intuition pour résoudre un problème ? La plupart de ces génies étaient d’ailleurs aussi des artistes (l’un d’entre eux devenu chercheur est aussi un excellent pianiste, et les exemples sont nombreux). Certains, nous les considérions comme fous : comportement étrange, passions particulières, une sorte de mélange curieux entre rationnel et irrationnel. J’ai, personnellement, adoré cette folie, dont Érasme le sage faisait l’éloge.
Une folie « bien tempérée »
Cette folie, je la retrouve dans le monde du luxe. Car, ici, il faut voir grand et nouveau sans cesse, donc toujours pousser sa vision pour créer, toujours créer. C’est ce qu’aucune autre industrie n’apporte. Pour réussir dans le luxe, il faut se faire peur. Accepter des rêves et réaliser l’impossible. Mais, si on parle d’industrie, on parle aussi de business, de compte de résultat, etc. Donc il faut cadrer cette folie. Voilà, c’est ce que je fais chez Louis Vuitton. Attiser la folie, puis la cadrer. Un exemple concret ?
Le premier défilé de Pharrell Williams en tant que directeur artistique de la maison Vuitton. Au départ, une demande folle : 1 800 invités, sur le pont le plus ancien de Paris, en pleine fashion week, combinée avec un concert de Jay‑Z, un Gospel, l’intervention du célèbre pianiste Lang Lang… À l’arrivée, un défilé légendaire, mais plus qu’un événement, une collection : inventive, identitaire, codée, moderne, mais très actuelle. Et très commerciale.

« Interlude »
Petite parenthèse : la rédaction de La Jaune et la Rouge m’a demandé d’expliciter un peu plus mon parcours. Évidemment, il y a au départ un intérêt fort pour la mode, l’esthétique ou le monde créatif en général. Mais j’imaginais assez mal comment en faire mon métier, d’autant plus avec un profil de « matheuse » aimant aussi la complexité, la réflexion, la stratégie. Jusqu’au jour où j’ai rencontré, à l’occasion de la rencontre avec la promo X97 (dix ans d’écart avec la mienne), deux polytechniciens fantastiques (ou fantasques !) qui travaillaient chez Louis Vuitton. L’un d’entre eux est d’ailleurs le coéditeur de cette revue… Après ma 4A (majeure économie et finance aux Ponts et Chaussées), j’ai donc voulu postuler là-bas. Mais, avec mon profil d’ingénieure, on m’a surtout dirigée vers des postes en supply chain ou industrie.
Métiers passionnants certes, et structurels dans l’avantage compétitif de Louis Vuitton ; pour autant je redoutais la frustration de ne pas travailler au plus proche des produits. J’ai donc préféré me tourner d’abord vers le conseil en stratégie, formation excellente et complète au leadership et à la gestion d’une entreprise. Au BCG, après quelques années à travailler dans l’automobile et la finance, je me suis rapprochée des produits avec lesquels j’avais le plus d’affinités : la food, puis la beauté… Et enfin la mode : Louis Vuitton a commencé par être mon client et j’ai découvert à l’occasion de ce projet un monde complexe mais efficace, mêlé de beauté, de folie, de réflexions stratégiques, de personnes passionnantes et sensibles. Et le coup de cœur a été mutuel.
« Faire du produit »
« Faire du produit », dans la mode, c’est donc essayer de résoudre le paradoxe entre créativité et rationalité. Plus précisément, c’est briefer des designers (que l’on pourrait aussi appeler artistes, car on parle bien d’art dans beaucoup de cas) sur un besoin. C’est, parfois, justement ne pas les briefer, car leur vision est tellement forte qu’ils « sentent » ce dont les gens ont besoin ou, et c’est la force du luxe, qu’ils « créent » ce besoin. Ils ont une idée au départ, un dessin, des matières, des propositions de couleurs. Nous travaillons ensuite ensemble, avec les équipes industrielles, à développer ces produits et à résoudre pour chacun d’entre eux ce paradoxe impossible : préserver la créativité, source ultime de différenciation pour une maison, tout en s’assurant que le produit sera « commercial », au bon prix, avec la bonne marge, la bonne qualité…
Au quotidien, c’est accompagner cette équipe d’artistes en faisant marcher nos cerveaux droits (intuition, sensibilité à la création, mais aussi à l’émotion de nos designers) et gauches (à la fin, je dois vendre ce produit). C’est accepter, parfois, des demandes folles, parfois les refuser ou les adapter ; le tout en préservant cette relation directeur artistique-business, qui est par essence fragile et que l’on ne peut jamais tenir pour acquise.

Mode et architecture
La tension créativité-rationalité est au cœur de notre travail chez Louis Vuitton et s’illustre parfaitement dans le lien profond qui lie notre maison au domaine de l’architecture. Profondément ancrée dans notre ADN (les défilés Croisière de Nicolas Ghesquière ont lieu chaque année dans un lieu d’architecture renommé : le parc Güell de Gaudi à Barcelone, le musée d’art moderne de Rio d’Oscar Niemeyer, le musée Miho à Kyoto de l’architecte Ieoh Ming Pei…), l’architecture est sans doute l’art qui est la résultante la plus complexe et la plus précise de la rationalité (c’est aussi d’ailleurs une science, combinant géométrie, mathématiques, physiques) et l’art-la créativité.
“La tension créativité-rationalité est au cœur de notre travail.”
En remontant encore un peu plus loin dans le fondement de notre maison, Louis Vuitton c’est au départ une malle et donc un « contenant » : solide, rigide, sécurisé (Louis Vuitton a d’ailleurs déposé de multiples brevets de serrures « incrochetables ») ; qui protège un « contenu » : le lieu du mystère, de la personnalité, du sacré. Un autre symbole qui vient synthétiser des contraires…


Timely vs Timeless
Une autre grande difficulté dans le luxe est d’être à la fois dans le Zeitgeist, l’air du temps, tout en construisant une identité qui va durer. Il faut créer des produits qui vont se vendre maintenant, mais aussi certains qui se vendront encore dans plusieurs années. Le tout en respectant ce que l’on appelle un ADN de marque, c’est-à-dire les éléments fondateurs, qu’il faut spécifier, clarifier, qualifier dans le temps. L’ADN sert de base à l’expression de l’air du temps : reprendre les codes du passé, les actualiser ou en créer de nouveau. C’est extrêmement difficile car la mode est cyclique, les tendances vont, viennent et reviennent. On peut d’ailleurs distinguer plusieurs types de maisons ou de stratégies dans le secteur mode et maroquinerie.
Il y a d’abord les maisons de mode de luxe (Miu Miu, Alaïa, Paco Rabanne, Chloé…) qui ont une silhouette marquée, souvent liée au directeur artistique du moment. Ces maisons sont d’ordinaire plus petites, leur chiffre d’affaires étant essentiellement composé de produits saisonniers (très peu de carry over ou produits permanents reconduits dans le temps) et donc dépendant des tendances. Ces maisons peuvent avoir des croissances fulgurantes quand elles sont dans le Zeitgeist : Miu Miu, par exemple, a presque doublé ses ventes en 2024. Mais avoir une part importante de saisonniers ou une silhouette très marquée est risqué et, quand la tendance n’est plus là, la déconvenue peut être violente.

Grandes maisons et maisons de luxe
Les « grandes » maisons de couture (Dior, Chanel) tirent leur force d’un héritage puissant, d’une présence renforcée sur l’année avec au moins quatre défilés par an (deux prêts-à-porter et deux coutures) et d’une silhouette ultra-féminine et désirable qui traverse le temps, avec des codes forts et féminins (la veste Bar de Dior, le tweed, les perles et le camélia pour Chanel). Ces maisons sont en général aussi très « mode », car leur création part du prêt-à-porter et de la silhouette, et peuvent subir également des cycles forts selon le directeur artistique et les tendances du moment. Elles ont une taille très significative et en général la « désirabilité » la plus forte, tirée par le fantasme de la couture.

Il y a enfin les maisons de luxe, la plupart du temps maroquinières à l’origine (Hermès, Louis Vuitton). Ces maisons ont au départ, et avant tout, des produits iconiques (la malle, le Speedy pour Louis Vuitton ; le carré de soie, le Birkin et le Kelly pour Hermès) qui vont traverser le temps. Le prêt-à-porter est en général né bien après la création de la marque (140 ans plus tard pour Louis Vuitton !). Même si ces marques sont aujourd’hui aussi des marques de mode, avec des défilés remarqués, elles ont une part beaucoup plus importante de produits « permanents » et sont donc plus résistantes. Ce sont d’ailleurs les plus importantes en chiffre d’affaires, et souvent en profitabilité grâce au poids de la maroquinerie.
« Les « grandes » maisons de couture (Dior, Chanel) tirent leur force d’un héritage puissant. »

Plus concrètement, c’est aussi cela mon travail et celui de nos directeurs artistiques et designers : créer des produits dans l’air du temps, voire créer l’air du temps. Des défilés qui surprendront, une créativité venue de nulle part. Mais aussi insister sur des codes (en puisant dans l’histoire et l’héritage de la maison : le damier, le monogramme ; mais aussi les codes de la malle, serrure, losine ; nos couleurs identitaires, marron, safran…) et recherche suprême créer des « icones », soit des sacs ou accessoires qui certes répondront au désir du moment mais qui, aussi, traverseront le temps.
Haute couture
L’appellation « haute couture » est juridiquement contrôlée et autorisée uniquement par la Fédération de la haute couture. Il faut pour cela respecter un certain nombre de critères, dont : pièces uniques sur mesure (contrairement au prêt-à-porter pour lequel les vêtements sont édités en de multiples exemplaires), faits main, un atelier à Paris de vingt personnes au minimum… Même en respectant ces indications, les membres doivent tout d’abord défiler en tant « qu’invité ». La Fashion Week Haute Couture a lieu deux fois par an à Paris.
La désirabilité
Justement, le désir. Quand je suis arrivée chez Louis Vuitton, j’ai été surprise de trouver ce mot autant écrit et répété : la désirabilité. C’est au fond ce que recherche toute maison de luxe. Le désir naît souvent du manque : on désire ce qui est difficile à obtenir. Le luxe est sans doute le seul business dans le monde qui tire sa réussite de ne pas répondre à la demande, ou en tout cas pas complètement.
Le meilleur exemple à ce jour dans la mode (on pourrait aussi citer celui des montres type Rolex ou Patek Philippe) reste celui d’Hermès, plus précisément de leur stratégie sur les sacs iconiques Kelly ou Birkin. Ces sacs résultent d’un niveau de savoir-faire exceptionnel (couture main, cuir high end…) et sont presque impossibles à acheter. Résultat, une demande, ou plutôt un désir insatisfait qui ne fait que s’accroître, avec en conséquence une action qui ne cesse de grimper, beaucoup plus vite que le chiffre d’affaires de la maison.



La question du prix
Le désir est aussi lié à un sujet fondamental (et extrêmement complexe) dans le luxe : le prix. Le prix d’un produit de luxe est évidemment, et avant toute chose, fondé sur le coût de ce produit, déjà élevé par un savoir-faire exceptionnel et des matières de grande valeur. Mais il comprend aussi quelque chose d’intangible : la valeur ou, encore une fois, la désirabilité de la marque. En achetant un produit d’une grande maison, on s’achète aussi un sentiment d’appartenance, d’autant plus fort que la désirabilité de la marque est élevée.
Beaucoup d’articles ont été écrits ces derniers temps sur les augmentations de prix successives des maisons de luxe (par exemple l’iconique sac 2.55 de Chanel est passé de 1 500 € en 2005 à 10 300 € aujourd’hui). Ces augmentations résultent certes d’une inflation des coûts (particulièrement ces dernières années), mais aussi d’une stratégie de valorisation des produits avec, à la fin, la volonté de renforcer l’exclusivité des produits : vendre moins, limiter la circulation et donc la visibilité d’une icône, pour augmenter sa désirabilité. Le prix de revente peut d’ailleurs être un très bon indicateur de désirabilité : c’est le cas dans le secteur des montres ou dans l’exemple fréquemment cité des sacs Kelly ou Birkin.
Mais le désir peut naître de beaucoup d’autres choses : créativité, savoir-faire, rareté de la matière, storytelling, surprise… Il n’y a pas de recette, le plus important est de le chercher, avant tout autre objectif. C’est l’ultime paradoxe de l’industrie : cultiver ce désir, tout en augmentant les ventes, donc la présence, et donc avec le risque d’amoindrir l’exclusivité et la désirabilité. C’est finalement ça mon métier, créer de la désirabilité, en gérant beaucoup de complexité, mêlée de rationnel et d’irrationnel. Nous ne sommes pas beaucoup, mais beaucoup de camarades s’y épanouiraient.