Et soudain des nuits d’éveil

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°536 Juin/Juillet 1998Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Qu’on soit ou non un incon­di­tion­nel de Mme Mnouchkine et de sa Car­toucherie, on ne saurait rester indif­férent à son dernier spec­ta­cle : Et soudain des nuits d’éveil, au Théâtre du Soleil.

Le démon de la cuistrerie m’induit en ten­ta­tion, me souf­fle les mots de théâtre total et inter­ac­t­if, au ser­vice d’un non-texte. N’y suc­com­bons pas trop. Pas­sons vite sur l’interactivité (je vous jure que j’ai lu le mot dans une cri­tique) : elle con­siste à faire manger des beignets tibé­tains, car il y a du boud­dhisme dans l’air, puis des baguettes de pain par les spec­ta­teurs. Les beignets étant déli­cieux, on aurait tort de s’en moquer. Elle con­siste aus­si à mêler aux spec­ta­teurs des comé­di­ens qui inter­pel­lent ceux du plateau. L’effet est d’une diver­tis­sante cocasserie. Alors, pourquoi pas ?

La qual­i­fi­ca­tion de “ théâtre total ” ? Parce que les comé­di­ens font preuve d’une totale maîtrise du méti­er. Mal­gré l’étendue du plateau, on entend tout ce qu’ils dis­ent, ce qui n’est plus si fréquent depuis que l’enseignement de la res­pi­ra­tion et de la dic­tion passe pour rétrograde.

Non seule­ment ils par­lent, mais ils jouent de leurs corps aus­si bien que des clowns chevron­nés, et ils dansent avec un éton­nant brio. De sorte qu’on ne sait pas tou­jours très bien si on se trou­ve chez Bouglione ou à l’Opéra.

Un même garçon passe en quelques sec­on­des, le temps de se débar­rass­er de son masque, d’une tour­bil­lon­nante cabri­ole équestre à la psalmodie d’un vieux lama ironique et chenu. On est à bonne école, chez Mme Mnouchkine !

Quant au bar­bu, le maître du son, il se démène comme d’habitude par­mi ses innom­brables instru­ments, tout cela réglé au chronomètre. La Car­toucherie est un haut lieu de l’art du spectacle.

Mais le texte ? Voilà bien le hic.

Il s’agit, dis­ent les affich­es, d’une “ com­po­si­tion col­lec­tive ”. Elle est bâtie autour d’un argu­ment qui aurait pu être trag­ique, ou comique, mais qui chavire dans la déri­sion de toute con­vic­tion, religieuse ou morale : une délé­ga­tion tibé­taine est venue à Paris deman­der au gou­verne­ment français de ne pas livr­er des avions mil­i­taires à la Chine, par sol­i­dar­ité avec le peu­ple tibé­tain en lutte con­tre l’oppression chi­noise. Refoulée de partout, elle échoue au Théâtre du Soleil et y campe, dans un grand remue-ménage de cou­ver­tures et de thermos.

Mais tout passe à la moulinette du ridicule, par­fois audelà de la lim­ite du mau­vais goût : le chef de la délé­ga­tion, un vénérable lama, con­clut une émou­vante psalmodie en deman­dant où sont les toi­lettes. Il est flan­qué de deux femmes en sari, lar­moy­antes et sucrées, et d’un acolyte, un bonze à gueule de boxeur de ban­lieue qui ne quitte pas son ordi­na­teur portable ; un curé pro­gres­siste – encore qu’en col romain – jail­lit de la salle pour lancer des appels au calme et à la réc­on­cil­i­a­tion, puis bat la mesure tan­dis que Mme Mnouchkine entonne le Glo­ria ; une ONG, appelée “ Sol­i­dar­ité inter­na­tionale ” dépêche sur les lieux deux demi-folles qui débar­quent avec leurs valis­es au retour d’une mis­sion en Amérique latine, épuisées de fatigue par une nuit d’avion. Elles ten­tent de dormir et, n’y par­venant pas, aggravent la pagaille en voulant tout régen­ter. Pour finir, et la délé­ga­tion ayant men­acé de s’immoler par le feu, le gou­verne­ment français fait savoir qu’il con­sent à un geste : la livrai­son d’avions à la Chine sera… retardée de vingt-qua­tre heures.

Ç’aurait pu être très drôle. Ce ne l’est pas vrai­ment et, en tout cas, jamais jubi­la­toire. C’est surtout beau­coup trop long. Jou­vet dis­ait un jour qu’il n’y a pas de grand théâtre sans poésie et sans ten­dresse. Mais la ten­dresse n’est-elle pas le plus doux vis­age du respect ? Cette “œuvre col­lec­tive ” ne respecte rien. C’est dommage.

Erra­tum
Dans le “ Allons au théâtre ” d’avril, Horace s’était trans­muté en Hor­t­ence, le lecteur aura rec­ti­fié de lui-même.

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