Est-ce qu’il y aura un après-pétrole ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Thierry GAUDIN (59)

Le pre­mier élé­ment qui m’amène à pos­er cette ques­tion est ce graphique du GIEC représen­tant l’évo­lu­tion des tem­péra­tures sur le dernier mil­li­er d’an­nées. Sans entr­er dans les détails com­pul­sés par Emmanuel Leroy Ladurie, on y voit les siè­cles prospères du haut Moyen Âge, de 1000 à 1300, puis le refroidisse­ment du siè­cle de Louis XIV. Mais ce sont là des vari­a­tions infimes par rap­port à ce que prévoient les scé­nar­ios du GIEC, du plus économe au plus lax­iste, d’i­ci 2100, comme le mon­tre la par­tie droite du graphique.

Nous n’avons aucune référence his­torique qui puisse nous aider à penser l’après-pét­role ; seule­ment quelques références préhis­toriques, la fin du tardiglaciaire, entre ‑10000 et ‑8500, où la tem­péra­ture aurait aug­men­té de quelque six degrés. Or, cette péri­ode est celle de la trans­for­ma­tion la plus pro­fonde qu’ait con­nue l’hu­man­ité : le début du néolithique, les séden­tari­sa­tions, l’él­e­vage des ongulés, l’a­gri­cul­ture en Mésopotamie1 et en Anatolie.

Ce réchauf­fe­ment a ren­du dans ces régions la vie plus facile. On peut sup­pos­er qu’il a aus­si con­tribué à per­suad­er l’e­spèce humaine de sa supéri­or­ité. Au lieu de se penser comme un élé­ment de la nature, au même titre que ses frères ani­maux, elle serait par­tie dans une illu­sion prométhéenne, qui nous habite encore, celle de la maîtrise de l’évo­lu­tion du monde.

Si l’on porte son regard, non plus vers la Mésopotamie, mais vers le Sahara, les fresques du Tas­sili, entre autres don­nées archéologiques, nous mon­trent qu’il y a quinze mille ans, ce Sahara était une savane accueil­lante où les antilopes se désaltéraient dans de grands lacs. Les hommes y étaient nom­breux et menaient une vie de chas­seurs, sportive et sem­ble-t-il plutôt facile. Qu’est devenu le Sahara à la suite du réchauf­fe­ment de la fin du tardiglaciaire ? Un désert !

Les change­ments de tem­péra­ture, à cette époque, s’é­tendaient sur plusieurs siè­cles et s’ac­com­pa­g­naient de fluc­tu­a­tions. Les humains pou­vaient quit­ter pro­gres­sive­ment les régions inhos­pi­tal­ières généra­tion après généra­tion. Mais si, comme le prévoient les cli­ma­to­logues, l’ac­croisse­ment du XXIe siè­cle se fait en seule­ment deux ou trois généra­tions, ce sont des cen­taines de mil­lions de « réfugiés cli­ma­tiques » qui vont chercher à sur­vivre par tous les moyens.

D’ores et déjà, si mes infor­ma­tions sont con­fir­mées, des dizaines de mil­lions de Chi­nois auraient paci­fique­ment passé la fron­tière russe et seraient en train de cul­tiv­er la Sibérie, une des régions du monde à laque­lle le réchauf­fe­ment devrait bénéficier.

On les com­prend ! la per­spec­tive du développe­ment urbain que nous mon­trent les images en prove­nance de Chine, le pays où l’on porte un masque pour cir­culer dans la rue (voir Cour­ri­er Inter­na­tion­al n° 853, du 8 au 14 mars 2007) est pour nous inviv­able. Elle n’a vrai­ment rien d’at­trayant, sauf peut-être l’ar­gent. En délo­cal­isant leurs usines, est-ce que les Occi­den­taux ne se seraient pas débar­rassés de ce qu’ils n’ont plus envie de vivre : occupons-nous du par­adis et lais­sons-les gér­er le purgatoire…

Résul­tat : la Chine est le sec­ond émet­teur de CO2 après les États-Unis et devien­dra le pre­mier dans la décen­nie qui vient, à cause de la con­struc­tion mas­sive de cen­trales au char­bon, non pas le « char­bon pro­pre » pré­con­isé par nos plus intel­li­gents cama­rades, mais la cen­trale à char­bon clas­sique, qui rejette dans l’at­mo­sphère un max­i­mum de pous­sière et de gaz carbonique.

Que les grandes puis­sances n’aient même pas accep­té le pro­to­cole de Kyoto, dont on sait qu’il est très insuff­isant pour maîtris­er l’ef­fet de serre, est un signe d’in­con­science. D’au­tant que les infor­ma­tions sur lesquelles insiste le rap­port du GIEC ne sont pas nou­velles : lorsque, en 1990, il y a dix-sept ans, nous avons pub­lié 2100, réc­it du prochain siè­cle, les esti­ma­tions de réchauf­fe­ment étaient entre 3 et 6 °C pour le XXIe siè­cle. On savait même qu’il serait beau­coup plus impor­tant près des pôles (+10°) qu’à l’équa­teur (+1°).
Comme le rap­pelle l’ar­ti­cle his­torique de Pas­cal Acot dans le hors-série de Sci­ences et Avenir de mars-avril 2007, l’idée de l’ef­fet de serre non plus n’est pas nou­velle. Elle revient à Saus­sure, le physi­cien genevois (1740–1799), suivi par Ebel­men (France), Tyn­dall (Irlande) et Arrhe­nius (Suède) en 1903, qui se réjouis­sait des con­séquences béné­fiques pour son pays. On ne peut pas plaider la sur­prise. Donc l’e­spèce humaine, mal­gré le développe­ment de ses con­nais­sances, con­tin­ue à se com­porter comme une espèce ani­male ordi­naire : elle con­somme les ressources acces­si­bles jusqu’à épuisement.

Au XVIIIe siè­cle, le Révérend Thomas Robert Malthus fait un tour du monde. À cha­cune de ses étapes, il se pose la ques­tion : com­ment se fait-il que la pop­u­la­tion ne soit ni plus, ni moins nom­breuse que ce qu’elle est ? Au terme de son périple, il donne une réponse élé­men­taire, dont la logique inspir­era Dar­win et le mou­ve­ment du « scot­tish enlight­en­ment2 » : la pop­u­la­tion aug­mente jusqu’à sat­ur­er les sub­sis­tances, compte tenu de l’é­tat de la tech­nique et des mœurs.

Par exem­ple, les Indi­ens d’Amérique du Nord sont peu nom­breux sur un très grand ter­ri­toire. Ce sont des chas­seurs, dans un milieu où la chas­se ne peut nour­rir qu’une faible den­sité de pop­u­la­tion. S’ils pas­saient à l’a­gri­cul­ture, ils pour­raient se mul­ti­pli­er, mais ils ne le font pas, car ce n’est pas leur cul­ture. Par con­tre, en Chine, la moin­dre sur­face est soigneuse­ment cul­tivée, les empereurs eux-mêmes rédi­gent des traités d’ir­ri­ga­tion et la den­sité atteint des niveaux élevés.

Dar­win, impres­sion­né par le raison­nement de Malthus, trans­posera sa logique au règne ani­mal et, pour pré­cis­er les rap­ports entre espèces, ajoutera la notion de sélec­tion « naturelle », par oppo­si­tion à la sélec­tion arti­fi­cielle opérée par les éleveurs. Néan­moins, l’un et l’autre ne doutent pas que l’hu­man­ité se com­porte, en ce qui con­cerne la repro­duc­tion et la con­som­ma­tion, comme toutes les espèces ani­males. Autrement dit, ses effec­tifs et ses prélève­ments aug­mentent jusqu’à sat­ur­er les ressources disponibles. Évidem­ment, quand il s’ag­it de ressources non renou­ve­lables, la chute est d’au­tant plus dure. Elle mène au retour de l’e­spèce à l’é­tat « endémique », comme dis­ent les biol­o­gistes com­para­nt implicite­ment l’ex­plo­sion démo­graphique à une épidémie.

La ques­tion de l’après-pét­role est donc le plus grand défi : est-ce que les humains sont capa­bles d’échap­per à cette loi de la nature ? Défi d’au­tant plus red­outable qu’il s’ag­it bien de ressources non renou­ve­lables. Sans doute, nous sommes intel­lectuelle­ment capa­bles d’an­ticiper, voire d’é­val­uer l’or­dre de grandeur du prob­lème et même de pro­pos­er des solu­tions. Mais cela suf­fit-il pour que les com­porte­ments évoluent ?

Dans l’é­tat actuel du sys­tème économique mon­di­al, la réponse est claire­ment non.
Voici un fait qui per­met de com­pren­dre pourquoi : il s’ag­it d’une enquête menée en Alle­magne, qui a fait l’ob­jet de sta­tis­tiques soigneuses et détail­lées. Elle a été portée à la con­nais­sance du pub­lic en mai 2006 par le jour­nal Die Welt et reprise en France par Psy­cholo­gie mag­a­zine. Pour illus­tr­er le résul­tat, ces pub­li­ca­tions ont mon­tré deux séries de dessins d’en­fants d’âge et de caté­gorie sociale comparable.

Les pre­miers regar­dent la télévi­sion moins d’une heure par jour. Voici leurs dessins :

Le sec­ond groupe regarde la télévi­sion plus de trois heures par jour. Voici leurs dessins :

Le con­traste est impres­sion­nant, les enfants qui passent plus de trois heures par jour devant la télévi­sion n’ar­rivent plus à se con­cen­tr­er pour ter­min­er leurs dessins. Les enseignants témoignent sou­vent de cette dif­fi­culté ; mais comme il s’ag­it d’ob­ser­va­tions isolées, effec­tuées hors d’un con­texte sci­en­tifique, on ne les écoute que dis­traite­ment. Mais que sig­ni­fient ces dessins et quel rap­port avec l’après-pétrole ?

Pour car­ac­téris­er cette évo­lu­tion, je dirai que nous ne sommes plus des Homo Sapi­ens, mais des Homo coca­colen­sis3.

Il revient à Patrick Le Lay, prési­dent de la chaîne TF1, d’avoir don­né la clef de cette énigme. Il a en effet pronon­cé une phrase restée célèbre. S’adres­sant à ses employés, il leur a dit : « Il faut être réal­iste ; votre méti­er est de pré­par­er les neu­rones du spec­ta­teur à recevoir le mes­sage de Coca-cola. » Cette phrase a fait scan­dale car elle énonçait une réalité.

On trou­ve ici un trait fréquent des économies post­mod­ernes : en jouant sur les pul­sions ou les préférences immé­di­ates, on crée une sit­u­a­tion qui appelle de nou­velles consommations.

Cette logique fut même poussée à l’extrême à Bey­routh et dans bien d’autres événe­ments du Moyen-Ori­ent : des entre­pris­es font d’abord des prof­its en ven­dant des armes de destruc­tion puis, une fois les destruc­tions opérées, elles en font à nou­veau à l’occasion des marchés de reconstruction.

Dans une civil­i­sa­tion priv­ilé­giant les marchés, c’est la logique marchande qui con­di­tionne les con­tenus de l’in­for­ma­tion. Non seule­ment les con­tenus, mais la forme égale­ment. Car, pour capter l’at­ten­tion du spec­ta­teur, la télévi­sion pro­duit des séquences cour­tes, de quelques sec­on­des seule­ment, suiv­ies d’un change­ment de plan. Il en résulte que le sys­tème neu­ronal de l’en­fant apprend à zap­per, et con­tin­ue à zap­per en l’ab­sence de télévi­sion, d’où cette dif­fi­culté à ter­min­er ses dessins.

En voici une illus­tra­tion, qui a fait la cou­ver­ture du mag­a­zine bri­tan­nique The Econ­o­mist, en novem­bre 2004 :
Cet « Homo coca­colen­sis » est sous l’in­flu­ence des mes­sages pub­lic­i­taires ; il est struc­turelle­ment sur con­som­ma­teur. D’ailleurs ce numéro de The Econ­o­mist ne s’in­ter­ro­geait pas sur les caus­es de cette sit­u­a­tion, mais sur les pro­duits qu’on allait pou­voir ven­dre au per­son­nage situé à droite du dessin.

D’autres occur­rences, plus dif­fus­es, sont aus­si à l’œu­vre dans les marchés de l’eau (on pol­lue, puis on dépol­lue et on vend de l’eau minérale), dans l’al­i­men­ta­tion, dans les soins médi­caux et les pro­duits phar­ma­ceu­tiques où la préven­tion, beau­coup moins rentable que les soins, est qua­si­ment délais­sée et surtout dans l’ur­ban­isme où l’ex­ten­sion des villes « en tache d’huile » crée des sur­con­som­ma­tions struc­turelles d’én­ergie et accroît l’ef­fet de serre.

Le lecteur excusera ces exem­ples un peu polémiques mais, dans la sit­u­a­tion où se trou­ve la planète, il n’est plus pos­si­ble de se con­tenter des fauss­es naïvetés de l’é­conomie clas­sique avec ses courbes d’of­fre et de demande. Le sys­tème fait struc­turelle­ment pres­sion sur le men­tal des agents pour que l’ar­gent cir­cule au prix même de la créa­tion de sit­u­a­tions nocives, aus­si bien pour les humains que pour l’en­vi­ron­nement. C’est une machine aveu­gle qui n’est pas guidée par une final­ité et sur laque­lle les pou­voirs nationaux ont bien peu de prise. Depuis le milieu du XXe siè­cle, le monde dit libre me sem­ble avoir lente­ment dérivé de la démoc­ra­tie à la lobbycratie.


Stock­age d’avions mil­i­taires sur la base aéri­enne Davis Mon­than, Ari­zona, États-Unis (32°11′ N – 110°53′ O).

Située dans une val­lée déser­tique cernée par les mon­tagnes, la base mil­i­taire Davis Mon­than abrite plus de 5 000 avions. Le cli­mat sec et ensoleil­lé du désert de l’Arizona garan­tit une meilleure con­ser­va­tion des appareils. Les avions mil­i­taires démo­bil­isés y atten­dent d’être démon­tés, trans­for­més en drones (avions-espi­ons sans pilote) ou ven­dus à d’autres pays. Aux États-Unis, l’industrie de l’armement est un des secteurs d’activité les plus dynamiques. Les dépens­es mil­i­taires de la pre­mière puis­sance économique mon­di­ale sont les plus élevées du monde. En 2005, ce pays a con­sacré 518 mil­liards de dol­lars à son arse­nal mil­i­taire, un mon­tant excé­dant la richesse glob­ale pro­duite par l’Argentine durant la même année. À l’aube du XXIe siè­cle, les dépens­es mon­di­ales pour la défense ne cessent de croître pour attein­dre 1,2 tril­lion (soit mille deux cents mil­liards) de dol­lars améri­cains alors que le Fonds pour l’Environnement Mon­di­al dis­pose d’une somme 380 fois inférieure pour les qua­tre prochaines années. Ce fonds, géré par la Banque mon­di­ale, le PNUD et le PNUE (les Pro­grammes des Nations unies pour le développe­ment et l’environnement) finance des pro­jets pour lut­ter con­tre le change­ment cli­ma­tique, la dégra­da­tion des eaux inter­na­tionales, de la couche d’ozone et des sols.


Actuelle­ment, les seules forces qui com­men­cent à s’op­pos­er à ce qu’il faut bien appel­er un des­tin trag­ique sont au niveau du citoyen. Les mou­ve­ments écol­o­gistes gag­nent du ter­rain. La fécon­dité dimin­ue et sem­ble se réguler même dans les pays dits « en développe­ment ». Le scé­nario ten­dan­ciel serait à peu près le suiv­ant si l’on suit les hypothès­es (pru­dentes) des Nations unies (voir graphique ci-dessus).

Néan­moins, mal­gré ces élé­ments favor­ables, je ne vois pas com­ment un monde pra­ti­quant le libéral­isme unifié, avec des niveaux de vie com­pa­ra­bles à l’Eu­rope actuelle et 9 mil­liards d’habi­tants en 2060–2080 pour­rait devenir capa­ble de con­tenir l’ef­fet de serre.

La ques­tion de l’après-pét­role, donc, n’est pas résolue. Et sa solu­tion ne se trou­ve plus dans l’ar­ro­gance prométhéenne et ratio­nal­iste de Descartes : « Je vis que le temps était venu de nous ren­dre comme maître et pos­sesseur de la Nature. » Elle est de devenir maître et pos­sesseur de nous-mêmes.

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1. Voir Jean Denis Vigne, Les débuts de l’él­e­vage, édi­tions Le Pom­mi­er, 2004.
2. Par­mi lesquels Adam Smith, Hume, Berke­ley… Voir Nor­bert Wasczek, L’É­cosse des lumières. 3. Selon l’expression de l’historien africain Joseph Ki Zerbo.

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