Paris, lycée Henri IV.

Entreprise et formation

Dossier : La formationMagazine N°544 Avril 1999
Par Michel PRADERIE

La mod­estie du pro­pos est d’au­tant plus jus­ti­fiée que de grands hommes se sont illus­trés dans les deux champs de la con­tro­verse ; les grands min­istres et les grands indus­triels n’ont pas man­qué à la République. Mais para­doxale­ment, ils ne se sont jamais ren­con­trés pour établir un com­pro­mis fécond. En défini­tive l’é­cole française n’est pas plus mau­vaise que celles qu’on trou­ve à l’é­tranger et, dans cer­tains secteurs, nos indus­tries sont par­mi les pre­mières du monde. Alors où est le problème ?

En réal­ité, l’his­toire quo­ti­di­enne est un puis­sant anesthésique. L’amélio­ra­tion ou la dégra­da­tion des choses ne se pro­duit que lente­ment, qua­si insen­si­ble­ment. Com­bi­en d’en­tre­pris­es se “sont réveil­lées” au bord de fail­lites pour­tant prévis­i­bles, oblig­ées, dans l’ur­gence, de con­duire des plans de redresse­ment mas­sifs. L’é­cole, comme beau­coup de sys­tèmes publics, n’en finit pas de se détéri­or­er. En phase de ren­de­ment décrois­sant par rap­port aux moyens qui lui sont dévo­lus, elle vit un “no future” et explose de temps en temps pour des motifs dif­fi­cile­ment dis­cern­ables. L’ex­is­tence “sournoise” de ces évo­lu­tions se révèle lors de crises qui pren­nent des formes mul­ti­ples et con­cer­nent des champs fort divers. A. Grove, l’an­cien prési­dent d’In­tel écrivait que les grands man­agers sont ceux qui sont inqui­ets lorsque tout sem­ble aller bien et qui impulsent le change­ment quand la néces­sité de celui-ci n’ap­pa­raît pas. C’est en quelque sorte la réha­bil­i­ta­tion de Cassandre.

Le dialogue impossible

Les incom­préhen­sions récur­rentes ne sont pas sol­ubles dans la pra­tique habituelle des marchandages médiocres. Elles requièrent un diag­nos­tic sans com­plai­sance au risque de simplifier.

L’origine de l’incompréhension

Jusqu’au XIXe siè­cle, le sys­tème de for­ma­tion avait pour objet de “cul­tiv­er” une par­tie restreinte de la pop­u­la­tion. Ceux qui en béné­fi­ci­aient étaient soit les héri­tiers du pou­voir nobil­i­aire soit les élèves des ordres religieux. Les “grands décou­vreurs” sci­en­tifiques étaient sou­vent mar­gin­aux, par­fois con­damnés par l’Église. Ce n’est qu’avec les ency­clopédistes et les Lumières, chantres de l’homme-indidi­vidu, qu’a émergé la notion d’in­struc­tion publique pour tous. Encore ne s’agis­sait-il que d’é­du­quer pour faire des citoyens. Les quelques grandes écoles qui furent créées dans la sec­onde par­tie du XVIIIe siè­cle avaient des final­ités tech­niques très pré­cis­es ; elles n’é­taient pas les élé­ments d’un système.

Cette tra­di­tion indi­vid­u­al­iste de la for­ma­tion per­dure encore. La fonc­tion éman­ci­patrice de l’É­cole est tou­jours présente en fil­igrane dans les textes et les dis­cours. Le rap­por­teur de la con­sul­ta­tion qui eut lieu dans les lycées en 1998 écrivait : “Le lycée forme ses élèves à être des citoyens act­ifs et sol­idaires.” Nulle men­tion n’é­tait faite de la pré­pa­ra­tion à une vie de tra­vail ni de la dimen­sion tech­nologique de l’ap­pren­tis­sage sco­laire. L’en­tre­prise reste tou­jours, dans l’in­con­scient des maîtres, un lieu d’asservisse­ment et l’É­cole demeure le pre­mier champ de bataille de la lutte des classes.

Le mythe fon­da­teur de l’É­cole est de fab­ri­quer des indi­vidus libres par l’ac­qui­si­tion de savoirs théoriques, cer­tains, sci­en­tifiques, dont la des­ti­na­tion pra­tique était suff­isam­ment incer­taine pour per­me­t­tre à cha­cun de choisir sa voie. Para­doxale­ment, l’É­cole est bâtie sur l’an­cien mod­èle cléri­cal dont la “clô­ture” est con­sti­tuée par le car­ac­tère non directe­ment opéra­tionnel des con­nais­sances ain­si, bien sûr, que par le statut par­ti­c­uli­er des maîtres.

Mais la vie ne se résume pas à l’ex­er­ci­ce de la citoyen­neté. Les anthro­po­logues dis­ent que l’homme a com­mencé avec ses pieds et ses mains. De tout temps il a été indus­trieux mais l’an­tiq­ui­té avait réservé le tra­vail aux esclaves et aux serfs. N’é­tant plus nour­ris par le seigneur, les hommes libres ont dû gag­n­er leur pain. On con­naît la suite.

L’ap­pari­tion et le développe­ment des sys­tèmes indus­triels ont créé un autre par­a­digme : celui du man­u­fac­turi­er. Sa tâche sera de com­bin­er la sci­ence d’une part, pos­sédée par les clercs, l’ha­bileté manuelle d’autre part, pos­sédée par les arti­sans dans une organ­i­sa­tion de pro­duc­tion. La quête du béné­fice est, certes, aus­si anci­enne que l’homme, mais le XIXe siè­cle a vu appa­raître la notion d’in­vestisse­ment tech­nique. Il fal­lait dépenser du cap­i­tal dans des équipements coû­teux qui, fonc­tion­nant dans une cer­taine organ­i­sa­tion, fab­ri­quaient des pro­duits dont la vente, incer­taine, allait, au cours du temps, rem­bours­er les investisse­ments. La déf­i­ni­tion est “ampoulée” mais utile pour faire com­pren­dre la spé­ci­ficité du risque indus­triel par rap­port à celui des marchands.

C’est l’en­chaîne­ment de ces incer­ti­tudes : celle de la sci­ence à pou­voir s’ap­pli­quer, celle du proces­sus à fonc­tion­ner dans de bonnes con­di­tions, enfin l’in­tu­ition de l’émer­gence de nou­veaux marchés dont la réal­ité était aléa­toire, qui car­ac­térise le phénomène indus­triel. Bien sûr, au départ il y a le cap­i­tal et à la fin le béné­fice mais entre les deux, il y a le risque, ou la folie. On voit bien que la réus­site passe, entre autres choses, par le tra­vail des hommes et leur capac­ité à faire fonc­tion­ner les équipements et l’or­gan­i­sa­tion. La final­ité de celle-ci est de se dévelop­per en trou­vant des clients accep­tant de pay­er le prix per­me­t­tant aux investis­seurs de se rem­bours­er. L’en­tre­prise est finale­ment ambiva­lente : d’une part elle apporte du niveau de vie et de la richesse aux hommes, d’autre part elle rémunère le cap­i­tal en recher­chant la com­péti­tiv­ité. Des con­flits se man­i­fes­tent tou­jours dans cette dou­ble fonc­tion mais ces con­flits font par­tie de la nature humaine ; cha­cun d’en­tre nous peut déplor­er le chô­mage mais cherchera sans doute, à qual­ité égale, le pro­duit le moins cher quelle que soit sa provenance.

C’est pour cela que, dans les rap­ports entre l’É­cole et l’en­tre­prise, il existe une irréductibilité.

Le maître trans­met, acces­soire­ment décou­vre et forme depuis la petite enfance les hommes et les femmes qui demain se trou­veront citoyens. Le chef d’en­tre­prise crée de la richesse et a besoin de tra­vailleurs. Mais il n’a pas voca­tion à renou­vel­er et à dévelop­per l’e­spèce humaine. Dès que l’un méprise la tâche de l’autre ou l’ig­nore, le sys­tème devient insta­ble et con­naît toutes les dérives. Nos habi­tudes ances­trales qui nous font affec­tion­ner les guer­res de reli­gion trans­for­ment ce qui pour­rait n’être qu’une dis­tinc­tion paci­fique, voire coopéra­tive, en débats idéologiques dont la van­ité n’a d’é­gale que la véhé­mence. La querelle est si anci­enne que vouloir la faire dis­paraître serait illu­soire et il faut se con­tenter de rechercher, patiem­ment, des com­pro­mis sans doute peu glo­rieux mais sus­cep­ti­bles d’éviter une évo­lu­tion suicidaire.

Les éléments d’un compromis

Aris­tote écrivait, il y a 2 300 ans : “L’é­d­u­ca­tion d’à présent ne laisse pas de causer ici de l’embarras. On ne sait s’il faut appren­dre aux jeunes les choses utiles à la vie ou celles qui ten­dent à la ver­tu ou les hautes sci­ences dont on peut se pass­er. Cha­cune des opin­ions a ses par­ti­sans… Aus­si diverge-t-on sur le genre d’ex­er­ci­ce à pra­ti­quer.” L’an­ci­en­neté de la con­tro­verse devrait nous inciter, out­re à une mod­estie cer­taine, au doute cartésien bien plus récent mais por­teur de la même sagesse et de la même méth­ode ; c’est quand les choses sont com­plex­es que la méth­ode s’impose.

On rap­pellera que la sci­ence est fondée sur le doute méthodique qui a fait de sa recherche une rébel­lion con­tre tout ce qui a pré­ten­du, au Moyen Âge, être l’é­d­u­ca­tion ; presque tous les “décou­vreurs” furent des héré­tiques. Mais la pen­sée unique n’est pas l’a­panage de nos temps con­tem­po­rains, philosophique­ment médiocres. L’in­struc­tion oblig­a­toire, généreuse à ses débuts, est dev­enue une pen­sée unique dès qu’elle a nor­mal­isé non pas un con­tenu min­i­mum de con­nais­sances à acquérir mais une méth­ode d’ap­pren­tis­sage. Comme toute église, elle a sac­ri­fié son mes­sage à ses dogmes, ses clercs, et ses rites.

Les con­ven­tion­nels, comme avant eux les cor­po­ra­tions, n’ont pas com­pris “qu’ap­pren­dre à quelqu’un” pou­vait pass­er par plusieurs chemins com­plé­men­taires. Cette com­plé­men­tar­ité n’est d’ailleurs que l’im­age de la diver­sité de l’e­spèce humaine qui est “faber” autant que “sapi­ens”. L’É­cole a fait du sec­ond terme l’u­nique ver­tu de l’homme ; elle l’a tron­qué. Le troisième mil­lé­naire sera de plus en plus tech­ni­cisé et la pop­u­la­tion sera de plus en plus igno­rante des mécan­ismes physiques élémentaires.

La pen­sée unique de l’É­cole, c’est la péd­a­gogie déduc­tive. Mais il y a des garçons ou des filles pour qui le chemin de l’ab­strac­tion passe, sou­vent en pri­maire, par la manip­u­la­tion et la trans­for­ma­tion d’ob­jets et de mécan­ismes ; la démarche est : à quoi ça sert ? puis com­ment ça marche ? Pourquoi con­sid­ér­er cette approche comme signe d’un manque d’in­tel­li­gence ? Sans doute par effet de repro­duc­tion car les maîtres pour la plu­part ignorent ce qu’est une prise élec­trique. Il y a quelques années C. Led­er­man, prix Nobel de physique, met­tait en œuvre, avec suc­cès, dans les ghet­tos noirs de Chica­go, une méth­ode d’ap­pren­tis­sage fondée sur l’itéra­tion per­ma­nente entre induc­tion et déduc­tion pour les jeunes sco­lar­isés. C’est dans les jeunes âges que cette itéra­tion peut s’en­clencher et se révéler plus tard effi­cace à l’ac­qui­si­tion de con­nais­sances de plus en plus abstraites, certes, mais qui ren­voient tou­jours à des sys­tèmes tech­niques con­sis­tants. Nos aïeux par­laient d’É­cole libéra­trice en igno­rant ce qu’il fal­lait libérer.

A con­trario, pen­dant longtemps aus­si, les entre­pre­neurs ont con­testé l’in­térêt que la main-d’œu­vre maîtrise les rudi­ments de cul­ture qui per­me­t­taient de lire, d’écrire et de compter. Là aus­si rég­nait une pen­sée unique inverse de la précé­dente. Dès le début de l’ère indus­trielle, les entre­pris­es ont investi dans des écoles spé­cial­isées des­tinées à for­mer une main-d’œu­vre com­pé­tente, sans trop se souci­er de ce qui n’é­tait pas leur com­pé­tence directe­ment pro­fes­sion­nelle. L’ob­jec­tiv­ité con­traint aus­si de rap­pel­er que l’ex­ploita­tion de la main-d’œu­vre n’é­tait pas un vain mot et que l’ac­cu­mu­la­tion des richess­es dont nous béné­fi­cions tous, aujour­d’hui, s’est con­stru­ite sur la mis­ère et l’ignorance.

Les thu­riféraires de Ford et Tay­lor leur ont fait dire qu’un ouvri­er qui réfléchis­sait était con­tre-pro­duc­tif, affublant ain­si la puis­sance de l’or­gan­i­sa­tion sci­en­tifique du tra­vail d’une dimen­sion qua­si idéologique qui n’é­tait pas la sienne. Désor­mais la recherche de la qual­ité des pro­duits et des proces­sus ren­verse la prob­lé­ma­tique et cha­cun prêche la mise en valeur de tous les poten­tiels de la main-d’œu­vre sans qu’on soit sûr, d’ailleurs, d’être capa­bles d’imag­in­er des mod­èles de man­age­ment con­ciliant le dis­cours et la pra­tique. Les résul­tats de la for­ma­tion con­tin­ue mon­trent que les notions de com­pé­tence et de car­rière artic­ulée sur des cur­sus de for­ma­tion ne sont pas des notions très claires ni très opératoires.

Si on veut être un peu sere­in et si on accepte de pren­dre quelque dis­tance avec nos pra­tiques quo­ti­di­ennes on devrait pou­voir admet­tre que chercher à savoir ” qui a com­mencé ” est plutôt futile. La vraie ques­tion est de chercher, presque en cati­mi­ni, les champs d’ac­tion qui pour­raient débouch­er sur une évo­lu­tion positive.

Le principe directeur qui sera dévelop­pé plus loin résulte du bon sens. Les écoles comme les entre­pris­es sont local­isées en des endroits topographique­ment défi­nis même si le développe­ment du ” Web ” et du com­merce élec­tron­ique risque, à long terme, de ren­dre cette affir­ma­tion frag­ile. À cha­cune des insti­tu­tions on peut faire cor­re­spon­dre un ter­ri­toire qui pour l’une décrira celui du recrute­ment des élèves et pour l’autre celui de ses salariés ; dans la plu­part des cas, ces ensem­bles sont sécants. Le mail­lage français crée, de fait, une cer­taine sol­i­dar­ité que les chefs d’en­tre­prise con­nais­sent lorsque, par mal­heur, ils doivent faire un plan social. Plutôt que sol­i­dar­ité, le mot ” con­nivence ” sem­ble plus neu­tre mais tout aus­si réel. Elle vaut pour toutes les activ­ités de ces zones : qu’elles soient sco­laires, d’emplois, de ser­vices col­lec­tifs… Cette con­nivence, si elle est perçue pos­i­tive­ment, con­stitue le principe de ce compromis.

On a dit plus haut que la recherche de ce dernier devait se faire implicite­ment. Il faut pren­dre garde à cette ten­dance fâcheuse de trans­former des coopéra­tions mod­estes, pru­dentes, peu bavardes, en con­fronta­tions de posi­tions idéologiques que nous adorons nation­alis­er. L’ex­péri­men­ta­tion trou­ve sa con­sécra­tion dans sa seule réus­site. Lorsqu’elle fait beau­coup d’adeptes alors il est temps de penser à pren­dre des mesures d’ensem­ble. L’en­jeu n’est pas, en effet, de réc­on­cili­er l’en­tre­prise et l’é­cole, ce serait une ver­sion sim­ple­ment instru­men­tale. Il est de savoir com­ment nous pou­vons édu­quer nos enfants pour qu’ils con­stru­isent un pays plus fort, plus dynamique et plus inven­tif que celui que nous connaissons.

Mais avant de dévelop­per ce principe il faut ter­min­er “l’au­top­sie”. Mal­gré l’op­po­si­tion entre les parte­naires, tout le monde se retrou­ve, au fond “de la tav­erne des secrets inavouables”, pour faire per­dur­er un sys­tème qui four­nit les dirigeants de l’É­tat et de l’en­tre­prise ; il sat­is­fait finale­ment les struc­tures de désig­na­tion de ce que Michel Crozi­er appelle les “élites”. Ce qui provoque le débat est, en défini­tive, la mas­si­fi­ca­tion de l’en­seigne­ment. Le péché est finale­ment d’avoir fait croire à tous que détru­ire les fil­tres de la sélec­tion allait leur ouvrir les allées des pou­voirs. Ce faisant, on ren­force la pugnac­ité, dou­teuse, de ceux qui ne veu­lent pas de con­cur­rence afin de ne pas per­dre le pou­voir et on décervelle des cohort­es de jeunes en leur offrant des “miroirs aux alou­ettes”. Dans ce débat, cha­cun est de mau­vaise foi ; il nous fau­dra donc ruser pour avancer.

Que veulent les entreprises en matière de formation ?

Cette ques­tion cho­quera tous les péd­a­gogues paten­tés. Mais il faut bien sor­tir de la per­plex­ité aris­totéli­ci­enne et on ne peut le faire que si on inter­roge “ce” qui met en œuvre la com­pé­tence des hommes. Toute société ne peut se décrire que par des sous-sys­tèmes résul­tant, dans des sphères dif­férentes, du jeu des acteurs qui s’y agi­tent. L’ap­pareil de for­ma­tion, parce qu’il est placé au début de la vie de cha­cun, fonc­tionne au prof­it de tous les sous-sys­tèmes ; celui de la par­tic­i­pa­tion à la vie publique, celui du rap­port des hommes entre eux, celui de la pro­duc­tion et de la sphère économique, celui de la culture…

Il s’en­suit deux con­séquences. La pre­mière est qu’il doit être neu­tre par rap­port à tous ces champs ; par exem­ple il n’a pas à enseign­er la désobéis­sance civile, il n’a pas à appren­dre à haïr telle ou telle par­tie de la pop­u­la­tion, il n’a pas à s’op­pos­er aux principes qui régis­sent l’ac­tiv­ité économique. La sec­onde con­séquence est qu’il ne peut “fournir” que des “pro­duits inter­mé­di­aires” que chaque sous-sys­tème devra adapter à ses règles de fonc­tion­nement. Il n’est donc pas per­ti­nent de déplor­er la faib­lesse de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle des jeunes qui arrivent sur le marché du travail.

Les processus techniques

Toute entre­prise, mais on devrait dire toute activ­ité, peut être grossière­ment iden­ti­fiée par quelques car­ac­téris­tiques sim­ples : le pro­duit qu’elle vend, le proces­sus tech­nique qu’elle met en œuvre pour le pro­duire, son statut et sa posi­tion dans la con­cur­rence. Tout le reste dépend des poli­tiques de man­age­ment mis­es en œuvre pour répon­dre aux critères de rentabil­ité ou de performance.

À l’in­star des réflex­ions menées autour du con­cept de qual­ité totale, l’ap­pré­ci­a­tion des car­ac­téris­tiques des salariés, notam­ment en matière de for­ma­tion acquise, dépend du proces­sus tech­nique mis en œuvre. On doit con­cevoir ce dernier au sens large ; c’est l’or­gan­i­sa­tion qui per­met, à par­tir d’un con­cept, de pro­duire et de ven­dre aux clients des pro­duits ou des ser­vices. Une asso­ci­a­tion d’aide aux délin­quants aura un proces­sus d’in­ter­ven­tion au même titre qu’une usine sidérurgique. En accor­dant au proces­sus le rôle de déter­min­er les com­pé­tences de ceux qui vont s’y inscrire on voit se dessin­er une déf­i­ni­tion assez dif­férente de celle qui a pré­valu pen­dant des décennies.

On a tou­jours par­lé de métiers dont le con­tenu pou­vait être défi­ni par la capac­ité de “savoir-faire” quelque chose. La meilleure illus­tra­tion de cette déf­i­ni­tion est don­née par “Les com­pagnons du devoir” qui depuis des siè­cles for­ment des arti­sans d’ex­cel­lence et dont l’ob­ten­tion du diplôme dépend de la remise de “l’œu­vre” que l’im­pé­trant aura mis des années à réalis­er pour démon­tr­er sa par­faite con­nais­sance du méti­er. Si on fouille dans les bureaux du min­istère de l’É­d­u­ca­tion nationale qui s’oc­cu­pent des quelques cen­taines de CAP exis­tants, on trou­vera des descrip­tions très savantes de ce qu’il faut con­naître pour réus­sir le con­cours. C’est sur cette con­cep­tion que sont bâties la plu­part des con­ven­tions collectives.

Toute cette tra­di­tion devient de plus en plus obsolète car elle revient à dire que le tit­u­laire d’un diplôme d’élec­tromé­cani­cien mobilis­era les mêmes com­pé­tences s’il tra­vaille sur une chaîne de mon­tage d’au­to­mo­biles ou s’il exerce son méti­er dans une petite entre­prise tra­vail­lant en séries cour­tes. Sa façon d’in­ter­venir va dif­fér­er pro­fondé­ment dans les deux cas. Dans le pre­mier sa per­for­mance va dépen­dre de sa capac­ité à prévenir les défail­lances, à faire des diag­nos­tics rapi­des, à dis­tinguer ce qui est grave de ce qui ne l’est pas, à organ­is­er le recours à des élé­ments de sub­sti­tu­tion pour éviter l’ar­rêt de la pro­duc­tion et à inter­venir en temps masqué. Son effi­cac­ité va se mesur­er non seule­ment à ses capac­ités tech­niques au sens strict mais à sa capac­ité à opti­miser son inter­ven­tion pour per­turber le moins pos­si­ble le proces­sus. Dans le sec­ond cas, il sera sans doute l’un des tech­ni­ciens prin­ci­paux de l’ate­lier et il devra jouer un peu le rôle du “Maître Jacques” gérant la vie des machines, mul­ti­pli­ant les réglages et adap­tant les dis­posi­tifs à de nou­velles spécifications.

On voit ain­si qu’un même méti­er peut s’ex­ercer dans des con­textes très dif­férents qui exigeront des qual­ités dif­fi­cile­ment quan­tifi­ables et surtout définiss­ables sans équiv­oque. À côté de ce qu’on peut met­tre dans des normes existe quelque chose de plus vague mais qui va être déter­mi­nant dans le choix de l’employeur, dans la rémunéra­tion qu’il va con­sen­tir et dans la car­rière qu’il proposera.

Cette rel­a­tive évanes­cence va per­turber tout le monde. Le salarié, en pre­mier lieu, qui va être jugé sur son com­porte­ment et plus seule­ment sur ses titres, va mal accepter ce qui lui paraî­tra comme un choix dis­cré­tion­naire. Le cas est rel­a­tive­ment fréquent chez cer­tains jeunes cadres qui, bardés de diplômes, et donc d’e­spérances, sont inca­pables de s’in­té­gr­er dans des équipes. L’employeur ensuite qui, faisant mal le partage entre ses lubies com­porte­men­tales et la recherche rationnelle de la per­for­mance, érig­era en cul­ture d’en­tre­prise ce qui n’est qu’une somme d’habi­tudes con­ser­va­tri­ces. Les syn­di­cats, ouvri­ers comme pro­fes­sion­nels, qui savent mal négoci­er la diver­sité et les con­cepts flous. Les prévi­sion­nistes enfin, qu’ils soient internes ou externes à l’en­tre­prise, dont les mod­èles ont besoin de déf­i­ni­tions non ambiguës.

En défini­tive, le plus sage serait d’a­ban­don­ner toute ambi­tion prévi­sion­niste quan­ti­ta­tive en matière d’emplois et de faire porter l’analyse sur la nature des com­pé­tences que les jeunes doivent pos­séder à leur sor­tie du sys­tème sco­laire et universitaire.

Il n’est ain­si pas cer­tain que les entre­pris­es puis­sent, nonob­stant les incer­ti­tudes des marchés, prévoir leurs besoins en main-d’œu­vre à un hori­zon suff­isant pour per­me­t­tre l’ac­com­plisse­ment d’une for­ma­tion qui ne peut être instan­ta­née. Il n’est pas sûr non plus que les organ­i­sa­tions pro­duc­tives per­for­mantes soient très sta­bles. La con­no­ta­tion dia­bolique que prend le terme de flex­i­bil­ité dans ce pays con­duit à gér­er l’ur­gence des vari­a­tions de la pro­duc­tion par de la main-d’œu­vre pré­caire ce qui rend obscur tout dis­cours sur la val­ori­sa­tion des ressources humaines.

L’heuris­tique nous apprend que pour résoudre un prob­lème il faut iden­ti­fi­er le plus vite pos­si­ble les dif­férentes voies d’ap­proche et élim­in­er celles qui ne sont que des impasses.

Des savoirs et des agilités

Nous sommes dans un pays à oblig­a­tion sco­laire et il faut s’en féliciter. Mais quel est le sens de cette oblig­a­tion ? Juridique­ment, sauf cas de force majeure, il s’ag­it d’en­voy­er son enfant à l’é­cole de 6 à 16 ans, l’en­seigne­ment prés­co­laire n’é­tant pas oblig­a­toire. Si on en reste là, ce n’est qu’une oblig­a­tion d’emploi du temps. Mais obser­vons que cette oblig­a­tion conçue comme une avancée démoc­ra­tique ne com­porte aucune oblig­a­tion de résul­tat pour la puis­sance con­traig­nante. Nul ne peut définir ce qu’à 16 ans un jeune doit oblig­a­toire­ment savoir. Le taux d’il­let­trisme est con­sid­érable et mon­tre que, sur ce critère, l’in­sti­tu­tion n’ap­porte pas la con­trepar­tie de la con­trainte sco­laire. Il y a, d’ailleurs, quelque extrav­a­gance à enten­dre rati­ocin­er les péd­a­gogues sur les con­tenus des enseigne­ments pri­maires et de pre­mier cycle, igno­rant avec superbe les dif­fi­cultés de l’in­sti­tu­tion à enseign­er “le lire, l’écrire et le compter”. Ces trois capac­ités, qu’on a presque honte à rap­pel­er, sont les pre­miers instru­ments d’agilité qui per­me­t­tront aux jeunes, plus tard, de nav­iguer dans les dif­férents sup­ports de for­ma­tion qu’ils pour­ront trou­ver, s’ils en ont envie.

Il n’est pas ques­tion ici de bâtir des pro­grammes et des péd­a­go­gies. Mais il est temps de pro­pos­er le con­tenu de ce principe de com­pro­mis dont on a par­lé plus haut. Pour cela il faut pré­cis­er quelques con­cepts. On a l’habi­tude de dis­tinguer dans les fil­ières de for­ma­tion le général, le tech­nique (ou tech­nologique) et le pro­fes­sion­nel, les deux pre­miers cor­re­spon­dant d’ailleurs à des enseigne­ments longs le dernier à un enseigne­ment court. Tout indi­vidu sen­sé, placé devant une nomen­cla­ture, se posera immé­di­ate­ment la ques­tion des procé­dures d’af­fec­ta­tion des objets dans les dif­férents postes de celle-ci. En l’oc­cur­rence, il ne s’ag­it pas d’ori­en­ta­tion mais d’un “tamis­age” à plusieurs étages : ceux qui ne peu­vent aller en général vont en tech­nique et ceux qui ne peu­vent aller dans ce dernier échouent dans le professionnel.

La fil­ière noble est artic­ulée en fait autour des dis­ci­plines qu’on con­sid­ère, de façon tout à fait con­tin­gente, comme dis­crim­i­nantes pour accéder con­ven­able­ment dans le “post­bac”. Cela va et cela vient ; il y a quar­ante ans la fil­ière noble s’ar­tic­u­lait autour des let­tres clas­siques, depuis ce sont les math­é­ma­tiques qui ont pris le relais. Si on réduit le sys­tème d’en­seigne­ment à l’ap­pren­tis­sage de la citoyen­neté, demain ce seront les langues vivantes et l’his­toire qui devien­dront “reines”. Tout cela pour dire que l’É­cole est sans bous­sole, faute d’une réflex­ion sur ce que sera notre société et ce que devra être un hon­nête homme.

Essayons donc de raison­ner en théorie. Le tech­nique est ce qu’on appellera la théori­sa­tion du con­cret. Les sci­ences “dures” sont les instru­ments qui, en inter­ac­tion per­ma­nente, avec les objets ou les phénomènes per­me­t­tent d’en com­pren­dre le fonc­tion­nement et d’amélior­er leurs performances.

L’in­ter­ac­tion s’ex­plique pour un dou­ble motif. D’une part la démarche sci­en­tifique est tou­jours expéri­men­tale, même les math­é­ma­tiques. D’autre part elle est le principe péd­a­gogique de base pour accéder à la con­nais­sance en allant, selon les cir­con­stances, du con­cret vers l’ab­strait ou l’in­verse. Même si le proces­sus est con­sti­tu­tif de con­nais­sances nou­velles, il est avant tout une démarche. Cette démarche s’en­ri­chit si elle est col­lec­tive c’est-à-dire si elle se fait en équipe. On voit bien qu’elle est un instru­ment priv­ilégié de l’agilité dont on par­lait. Elle fait par­tie de ces com­pé­tences mal définies mais indis­pens­ables pour toute entre­prise car elle fonde le pro­grès et l’innovation.

Le pro­fes­sion­nel revient à appren­dre à des jeunes moins agiles l’u­til­i­sa­tion d’équipements exis­tants sans remon­ter aux principes théoriques qui expliquent leur fonc­tion­nement. L’ensem­ble de l’en­chaîne­ment est actuelle­ment dirigé par le pou­voir sco­laire qui, par nature, est “réguli­er”, hors du siè­cle. Si cela n’a pas grande impor­tance aux plus jeunes âges, il n’en va pas de même ensuite. La banal­i­sa­tion de l’in­for­ma­tion, soit col­lec­tive soit privée, par l’In­ter­net, accentue le divorce entre ce qu’on voit et ce qu’on apprend. Là inter­vient le principe de con­nivence dont on par­lait, qui est une mod­i­fi­ca­tion dans la répar­ti­tion du pou­voir au prof­it de ceux qui, par fonc­tion, œuvrent dans le “siè­cle”. Dès le col­lège, peut-être même avant, les “gens du ter­ri­toire” doivent inter­venir. Les uns, parce que ce sont des élus, fer­ont vivre aux jeunes une instruc­tion civique en vraie grandeur, les autres, parce que ce sont des ani­ma­teurs ou des psy­cho­logues, leur appren­dront à vivre en société. D’autres enfin, fort nom­breux, par­ticiper­ont à cette itéra­tion entre faire et appren­dre parce que ce sont des arti­sans, des petites ou des grandes entre­pris­es. Au fur et à mesure que l’âge et les con­nais­sances aug­menteront, les entre­pris­es inter­vien­dront de plus en plus, dans un sys­tème général­isé de for­ma­tion par alter­nance qui a bien du mal à vivre.

Vision angélique diront cer­tains. Elle ne l’est pas plus que celle con­sis­tant à l’embauche tem­po­raire par les entre­pris­es d’en­seignants avant de les ren­voy­er dans leurs étab­lisse­ments. L’ex­péri­ence mon­tre que les pro­fesseurs sont comme les moines. Quand ils ont con­nu les plaisirs de la vie, ils ne rejoignent jamais l’ab­baye. C’est pour cela que la thèse présen­tée ici est radicale.

Un col­lège ou un lycée devraient être cogérés par des représen­tants de la société civile qui con­stitueraient une sorte de con­seil de sur­veil­lance dont le direc­toire serait dirigé par le chef d’étab­lisse­ment. C’est au pre­mier de décider com­ment, autour d’un con­tenu déter­miné par les autorités académiques, con­stru­ire un ensem­ble péd­a­gogique faisant inter­venir d’autres per­son­nels de l’ex­térieur qui ani­meraient le proces­sus itératif dont on a par­lé plus haut. Le partage entre ce qui serait prédéter­miné et ce qui serait lais­sé à l’au­tonomie ter­ri­to­ri­ale vari­erait tout au long du proces­sus de sco­lar­ité ain­si que les com­pé­tences des inter­venants extérieurs.

Au début du col­lège il s’ag­it d’ac­tiv­er le proces­sus autour de mécan­ismes sim­ples mis en œuvre par des équipes mixtes et dont la sub­stance théorique serait dévelop­pée par les enseignants. Au début du lycée rien n’empêcherait des cadres prére­traités ou retraités d’in­ter­venir selon les mêmes principes. La notion de pro­fes­sion­nel doit être ren­due indépen­dante de celle du niveau ou de la fil­ière sco­laire ; le tit­u­laire d’une maîtrise ou d’un diplôme d’ingénieur a, aus­si, besoin de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle c’est-à-dire de l’ap­pli­ca­tion, in situ, des con­nais­sances acquis­es, à des opéra­tions de production.

Depuis les années 70 les dif­férents gou­verne­ments ont essayé de mul­ti­ples for­mules qui con­sis­taient à organ­is­er un “sas” entre la sor­tie du sys­tème de for­ma­tion et l’emploi reposant sur des séjours en entre­pris­es. Le sys­tème dual alle­mand fait envie mais il repose en réal­ité sur une organ­i­sa­tion socio-économique étrangère à la nôtre qu’il serait vain de vouloir copi­er. Il serait plus opéra­toire qu’un véri­ta­ble con­trat se négo­cie entre les acteurs pour con­stru­ire une action collective.

Cette vision est instru­men­tale et se fonde sur la croy­ance, peut-être naïve, que le partage d’un cer­tain pou­voir entre des acteurs dif­férents mod­i­fie le com­porte­ment de cha­cun d’en­tre eux. Elle ne peut être qu’­ex­péri­men­tale car nous ne sommes pas capa­bles de débat­tre calme­ment de choses impor­tantes. Mieux vaut jouer des con­nivences de prox­im­ité. Actuelle­ment, sauf dans de rares cas d’e­spèce les Con­seils d’ad­min­is­tra­tion des étab­lisse­ments sco­laires et uni­ver­si­taires sont désertés parce qu’ils n’ont aucun pou­voir et, avouons-le, parce que leurs mem­bres répug­nent à en avoir.

Conclusion pour une méthode

Supprimer les mythes

Quand tout bouge, le moment vient où il faut accepter de remet­tre en cause nos habi­tudes pour décou­vrir de nou­veaux “fon­da­men­taux”. La chose n’est jamais sim­ple car nos cul­tures sont pétries de valeurs dont il est bien dif­fi­cile d’ac­cepter la déshérence. La France, d’essence cen­tral­isatrice, prise peu les entre­pre­neurs qui ne peu­vent vivre sans lib­erté. Nous sommes le pays des “copies con­formes”. Pour­tant la mon­di­al­i­sa­tion et surtout la con­struc­tion engagée de l’Eu­rope vont ren­dre la posi­tion con­ser­va­trice française intenable.

L’É­cole n’est pas un monde à part, une sorte d’ex­crois­sance des dépens­es publiques con­sen­tie pour s’oc­cu­per de nos jeunes. En réal­ité c’est le sys­tème qui pro­duit la société selon des normes que cette dernière s’est fixées. La repro­duc­tion de nos dirigeants est une de ses mis­sions. Cepen­dant il arrive que cette con­for­mité ait des ratés. Le mod­èle n’est plus aus­si bien accep­té partout et par tous, il n’est plus attrac­t­if. On ne peut pra­ti­quer une poli­tique d’autruche con­sis­tant à pro­téger des étab­lisse­ments d’ex­cel­lence capa­bles d’opér­er une sélec­tion pour for­mer les meilleurs. Un sys­tème d’é­d­u­ca­tion dégradé empoi­sonne la vie civile et met le pacte social en dan­ger. C’est donc l’af­faire de tous.

Quand on sait les pro­grès con­sid­érables réal­isés dans les sci­ences de ges­tion et dans les sys­tèmes d’in­for­ma­tion, on est éton­né du peu d’in­térêt qu’on porte aux insti­tu­tions qui sont cen­sées pré­par­er notre avenir et à leurs mécan­ismes de fonc­tion­nement. Le dés­in­térêt observé a lais­sé l’é­d­u­ca­tion aux mains d’ap­pareils qui ont per­du le sens de la mis­sion ini­tiale et rebelles à toute notion de per­for­mance. Il faut sup­primer ce pre­mier renon­ce­ment ; c’est le mythe du spécialiste. 

Le sec­ond mythe est celui des com­pé­tences réduites aux savoirs pos­sédés. Les poli­tiques de ressources humaines sont sou­vent à court terme. Mais ignor­er que les indi­vidus fonc­tion­nent davan­tage en fonc­tion des espérances sur leur pro­pre car­rière que de leurs gains immé­di­ats, c’est s’en­gager dans un proces­sus de déstruc­tura­tion de la société. Le terme “d’en­tre­prise citoyenne” est exécrable mais il n’ex­onère pas d’in­ven­ter sans cesse des straté­gies sociales, sans doute com­plex­es, qui ten­tent de con­cili­er les dif­férentes con­traintes. Les nou­velles com­pé­tences con­sis­tent à ce que cha­cun “apprivoise” son poste de tra­vail et l’équipement qui va avec, en mobil­isant ses con­nais­sances et son intelligence.

Le troisième mythe est celui de la for­ma­tion per­ma­nente. Elle est trop sou­vent conçue comme un trib­ut ver­sé au par­i­tarisme qu’un instru­ment d’ap­pren­tis­sage. Le résul­tat en est que ce sont les mieux for­més au départ qui sont les plus capa­bles d’en prof­iter. Il n’y a pas de sec­onde chance s’il n’y en a pas eu une pre­mière et la réus­site de quelques forts tem­péra­ments ne jus­ti­fie pas la débauche des moyens engagés. Mieux vaudrait sup­primer toute oblig­a­tion et laiss­er aux entre­pris­es le soin de choisir ce qui leur est utile.

La sur­vivance de ces mythes ne per­met pas au débat de s’en­gager con­ven­able­ment. Le monde de l’é­d­u­ca­tion ou de la for­ma­tion est un monde où on ne mesure aucun résul­tat ; on dépense en espérant qu’il en restera quelque chose. Rien n’est moins certain.

Le refus d’ad­met­tre le principe de sélec­tion pour affecter les jeunes dans les voies qui leur seront le plus favor­able aboutit à l’ex­plo­sion d’un enseigne­ment supérieur dans des matières non opéra­toires qui ne pour­ra engen­dr­er que des frus­tra­tions et des rancœurs.

Plaidoyer pour la science

Pour des raisons assez mys­térieuses les sci­ences ont une place ambiguë dans l’éducation.

Pen­dant longtemps et main­tenant encore, les math­é­ma­tiques ont struc­turé la voie vers les grands corps via les class­es pré­para­toires. Sou­vent les pro­grammes se fai­saient l’é­cho des rêver­ies échevelées de quelques chercheurs qui n’ont pas ren­du ser­vice à la sci­ence en détachant totale­ment l’ab­strac­tion de toute retombée vis­i­ble en matière technologique.

Mais quand on par­le de sci­ences on ne doit pas réduire le dis­cours aux seules math­é­ma­tiques. Cham­pi­onnes de la méth­ode déduc­tive elles ne résu­ment pas l’ensem­ble de l’at­ti­tude sci­en­tifique. La nomen­cla­ture clas­sique, qui dis­tingue les sci­ences expéri­men­tales, laisse croire qu’on peut avoir l’e­sprit sci­en­tifique en igno­rant que l’ex­péri­men­ta­tion est seule capa­ble de valid­er une théorie.

Plaider pour la sci­ence, c’est plaider en fait pour deux choses. La pre­mière est que les matières “dures” sont sous-représen­tées dans l’en­seigne­ment supérieur ; on paie le manque d’at­trac­tiv­ité de ces dis­ci­plines dans l’en­seigne­ment du sec­ond degré. L’ar­gu­ment de leur dif­fi­culté ne tient pas car on ne voit pas au nom de quelle malé­dic­tion géné­tique cer­tains seraient com­plète­ment dépourvus de toute curiosité ; on peut tout expli­quer sim­ple­ment de ce qui nous entoure, du fer à repass­er à la cen­trale nucléaire. C’est la péd­a­gogie qui provoque cette distorsion.

Ce déséquili­bre n’é­pargne pas les entre­pris­es. Elles tirent peu de prof­it des direc­tions de la recherche qu’elles pos­sè­dent. L’ab­sence de pro­grammes clairs d’in­ves­ti­ga­tions, la faib­lesse du nom­bre des brevets déposés mon­trent que les grandes organ­i­sa­tions sont davan­tage des struc­tures d’or­dre et de pou­voir que d’in­no­va­tion. Les Améri­cains savent le faire ; nous, plus difficilement.

Mais la sci­ence c’est aus­si la méth­ode. Ne revenons pas sur la déf­i­ni­tion qu’en a don­né Descartes. Mais on peut observ­er que son appli­ca­tion est générale et on con­vien­dra aisé­ment que si tout le monde l’ap­pli­quait on évit­erait de nom­breuses déc­la­ra­tions dém­a­gogiques et de nom­breux pro­grammes poli­tiques sans consistance.

L’ap­pren­tis­sage de cette méth­ode n’est pas une tâche surhu­maine, les vieux insti­tu­teurs savaient s’y pren­dre. Mais la dif­fi­culté con­siste à enseign­er des atti­tudes men­tales que bien peu d’adultes pra­tiquent. Il existe une sorte de con­spir­a­tion pour dire n’im­porte quoi et les médias ne se privent pas de répan­dre des infor­ma­tions non véri­fiées ou incom­plètes pour en mod­i­fi­er le sens. On ne sait trop com­ment com­mencer pour rompre le cer­cle vicieux. Mais les entre­pris­es ont un rôle impor­tant à jouer si elles acceptent de se sen­tir con­cernées par le mode de repro­duc­tion sociale qui sera leur avenir.

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Rem­plaçons les anathèmes et les procès d’in­ten­tion par la pra­tique de la vérité. Elle est une dis­ci­pline rugueuse car elle con­traint à respecter l’in­ter­locu­teur sans le mépris­er ou sans chercher à acheter sa com­plic­ité. Mais on sous-estime tou­jours la capac­ité des gens à accepter et à pra­ti­quer la ver­tu. Le pari de Pas­cal n’é­tait pas plus stu­pide que cet espoir.

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