Énigme polytechnicienne

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°609 Novembre 2005Rédacteur : Pierre BOULESTEIX (61)

“ … Nous sommes débar­rassés main­tenant du règne de l’École poly­tech­nique dont une des funestes influ­ences sur l’esprit de ceux qu’elle a for­més est de leur don­ner le seul goût des juge­ments a pri­ori et de leur faire croire à la valeur absolue des hommes et des moyens. Soyez assurée comme je le suis que nous nous trou­verons le mieux du monde de ce change­ment…” est extrait d’une let­tre adressée à sa mère le 8 sep­tem­bre 1917 par le cap­i­taine de Gaulle, depuis la forter­esse de Rosen­berg (à Kro­nach, au nord de la Bav­ière, non loin de Bayreuth), où il fut pris­on­nier de juil­let à novem­bre de la même année, une de ses neuf “ gar­nisons ” de cap­tif entre Douau­mont le 2 mars 1916 et Magde­bourg le 11 novem­bre 1918, et où il réal­isa les 15 et 30 octo­bre 1917 deux de ses cinq éva­sions, toutes ath­lé­tiques ou rocam­bo­lesques : lanières de draps tressées en corde de trente mètres, panier à linge, etc.

Forter­esse de Rosen­berg à Kro­nach, Bavière.

Félic­i­ta­tions à Jean Con­inx (41) et Alain Raoult (66) pour avoir trou­vé la réponse dans De Gaulle, traits d’esprit où Mar­cel Jul­lian cite ce cour­ri­er mais avec une men­tion cal­endaire inex­acte “ août 1917”, car nous avons vu cette let­tre avec effec­tive­ment en tête “8 sep­tem­bre 1917” à l’exposition De Gaulle sol­dat en 2000 au “ Mémo­r­i­al Leclerc et de la Libéra­tion de Paris ” (au-dessus de la gare Mont­par­nasse), et elle est d’ailleurs pub­liée avec cette même date dans Let­tres, notes et car­nets. Mer­ci aus­si de sa réponse à Pierre Mong­hal (29), mais ce n’était pas Clemenceau.

Quar­ante et un an, neuf mois et un jour plus tard le même per­son­nage, revenu au pou­voir en 1958 après avoir été chef de la France Libre de 1940 à 1944 puis chef du Gou­verne­ment pro­vi­soire de 1944 à 1946, rendait vis­ite à l’École poly­tech­nique le 9 juin 1959, cinq mois seule­ment après la prise de ses fonc­tions de Prési­dent de la République le 8 jan­vi­er 1959, prob­a­ble­ment par ami­tié avec le général de Guille­bon (30) qui en était alors le com­man­dant, un de ses plus fidèles “ Com­pagnons de la Libéra­tion” : chef d’état-major de Leclerc, Tchad, Tripoli­taine, Tunisie, Nor­mandie, Paris où il entre l’un des pre­miers le 25 août 1944, Col­mar, Bercht­es­gaden le 5 mai 1945. Il s’adressa en ces ter­mes aux élèves des pro­mo­tions 1957 et 1958 réu­nis à l’amphithéâtre Arago :

“ Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer. Met­tez-vous au repos, s’il vous plaît, et asseyez-vous.

Le général de Gaulle passe en revue la promotion 1957 le 9 juin 1959.
Le général de Gaulle passe en revue la pro­mo­tion 1957 le 9 juin 1959. © ECPAD/FRANCE

Le général de Gaulle s’adresse aux promotions 1957 et 1958 à l’amphithéâtre Arago le 9 juin 1959.
Le général de Gaulle s’adresse aux pro­mo­tions 1957 et 1958 à l’amphithéâtre Ara­go le 9 juin 1959. © ECPAD/FRANCE

Je vois que l’X, comme la France, est en pleine évo­lu­tion. L’X, comme la France, est vieille, et en même temps elle est toute neuve. Poly­tech­nique, comme la France, reste ellemême à tra­vers tous les change­ments. Je ne veux pas man­quer de ren­dre hom­mage à tout ce qui fut fait ici et à tout ce que fut l’École poly­tech­nique depuis l’origine. Je le fais avec respect, avec émo­tion. L’État a voulu que l’École don­nât à ses élèves une haute cul­ture sci­en­tifique et qu’elle les pré­parât à devenir des hommes qui seraient des cadres supérieurs pour la Nation. Et, en effet, c’est ce qui est arrivé. C’est pourquoi je tiens à saluer cette réus­site séculaire.

Il faut dire que Poly­tech­nique a eu la chance, naguère, de trou­ver deux élé­ments essen­tiels qui ont été extrême­ment favor­ables à son car­ac­tère et à son développe­ment. D’abord il se trou­vait qu’elle s’est recrutée, qu’elle a vécu, qu’elle a ray­on­né en un temps où la France était, voulait être et devait être une grande puis­sance mil­i­taire. En un temps où, par con­séquent, une notable par­tie de l’élite nationale et, du même coup, bon nom­bre de Poly­tech­ni­ciens, fai­saient car­rière dans les rangs de l’armée. À ce point de vue il est vrai que, surtout après les longues années qui ont suivi le désas­tre de 70, un grand nom­bre de vos anciens ont par­ticipé à cette volon­té pro­fonde du peu­ple français d’effacer l’humiliation. Et puis c’était le temps même où les trans­for­ma­tions de l’énergie, des trans­ports, des com­mu­ni­ca­tions, des fab­ri­ca­tions étaient essen­tielles, après l’ère unique­ment agri­cole et arti­sanale. Alors, les grands Corps : des Mines – des Ponts et Chaussées – des Ports – des Chemins de Fer – des Postes, des Télé­graphes et Télé­phones – des Fab­ri­ca­tions d’armement – des Con­struc­tions et de l’Artillerie navales…, ces grands corps ont été les champs d’action, les roy­aumes des Poly­tech­ni­ciens. Vos anciens y ont déployé une immense valeur. Ils ont été beau­coup cri­tiqués pour leurs défauts, ou pour leurs soi-dis­ant défauts, mais, au total, depuis le jour où la Con­ven­tion nationale a décrété la nais­sance de l’École poly­tech­nique, jusqu’au jour où Jof­fre, Foch, Fay­olle défilèrent sous l’Arc de Tri­om­phe, l’École a bien servi la France. Et main­tenant, dans notre temps tel qu’il est et tel qu’il devient, la France en appelle, encore une fois, à l’École polytechnique.

Mais les con­di­tions dans lesquelles nous vivons, l’essor incroy­able de notre ère indus­trielle et tout ce qui s’y rat­tache en fait de tech­nique, de recherch­es, de réal­i­sa­tions, tout ce qui s’y rap­porte d’énergie, de masse, de vitesse, nous enveloppe de con­di­tions matérielles qui ten­dent à nous emporter. C’est pourquoi il est essen­tiel que, plus ces con­di­tions matérielles s’élèvent, défer­lent, cherchent à gou­vern­er, et plus doit per­sis­ter et s’imposer la dom­i­na­tion de l’esprit. En notre temps, ce que la France demande à Poly­tech­nique, c’est juste­ment de for­mer, comme l’École l’a tou­jours voulu, des hommes dont l’intelligence et dont le car­ac­tère soient capa­bles de maîtris­er la matière et, par con­séquent, de l’utiliser dans l’intérêt général, au lieu de laiss­er le monde s’asservir sous sa loi. Que vous pra­tiquiez ici, Messieurs, tout ce qui définit votre École et fait sa grandeur : la con­nais­sance sci­en­tifique, la dis­ci­pline et la sol­i­dar­ité, le tra­vail per­son­nel, tout cela est cap­i­tal pour assur­er le tri­om­phe de l’esprit sur la matière. 

Vous êtes ici des élèves, des mil­i­taires et des cama­rades. Je vous dis que cela est beau et que cela est bien. Comme vous avez de la chance ! Vous êtes ici adon­nés à tout ce que l’intelligence humaine décou­vre de plus élevé. Vous y êtes réu­nis en pro­mo­tions pleines d’espérances. Vous y êtes au con­tact de maîtres qui sont un hon­neur pour la France et à qui devant vous j’en rends, en son nom, le témoignage. Vous allez entr­er à votre tour dans l’activité de votre époque, et de quelle époque ! Vous allez y entr­er pour con­duire les hommes et pour gou­vern­er les choses. Vous aller y entr­er comme des guides. Et puis, vous allez y entr­er comme des Français, c’est-à-dire comme les fils d’une nation qui est, pré­cisé­ment, faite pour l’effort, pour le pro­grès et pour l’exemple. Oui, vous avez de la chance ! 

Messieurs, je veux ter­min­er ces quelques mots en vous invi­tant à élever avec moi votre pen­sée, juste­ment, vers la France. Ce qu’elle attend de vous est à la mesure de ce qu’elle vous donne et de ce qu’elle vous a don­né. Ensuite, dès que vous entr­erez, et ce ne sera pas long, dans la péri­ode de la vie où vous serez en activ­ité, vous porterez, à son égard –, vous portez déjà – l’honneur des responsabilités. 

Vive l’École poly­tech­nique ! Vive la France ! ”

À l’issue de cette vis­ite le Chef de l’État signa le livre d’or de l’École, mais sans y appos­er de men­tion man­u­scrite par­ti­c­ulière. Le général de Boissieu, son gen­dre, qui est peut-être celui qui l’a le mieux con­nu dans ses rap­ports avec l’armée, nous a fait savoir que la sévère appré­ci­a­tion de 1917 était prin­ci­pale­ment liée aux cir­con­stances dif­fi­ciles dans lesquelles elle a été rédigée, et que son beau-père pre­nait, en chaque occa­sion, pour chaque mis­sion, celui qui lui parais­sait le mieux indiqué quelle que fût son orig­ine, poly­tech­ni­cien ou non.

Il n’existe pas d’autres expres­sions publiques ou offi­cielles du général de Gaulle au sujet de l’École poly­tech­nique si ce n’est, de loin en loin, en Con­seil des min­istres, les mod­i­fi­ca­tions des textes statu­taires ain­si que les nom­i­na­tions des généraux com­man­dant l’École.

Toute­fois le livre du diplo­mate Jean-Paul Alex­is Au pro­to­cole du général de Gaulle, sou­venirs inso­lites de l’Élysée relate ain­si un inci­dent sérieux sur­venu le 16 mai 1962 :

Dans la cour de l’École polytechnique le 16 mai 1962
Dans la cour de l’École le 16 mai 1962.

“ [La pro­mo­tion 1960] allait recevoir bien­tôt la pro­mo­tion jumelle de Saint-Cyr, venue de Coëtquidan à Paris. Les saint-cyriens sont donc reçus à l’École poly­tech­nique (encore à Paris, rue Descartes) mais, pen­dant le salut aux couleurs, ils reçoivent une pluie de papi­er toi­lette venue des fenêtres des étages élevés du bâti­ment. L’affront est patent et si grave que qua­tre élèves mal notés sont ren­voyés et, par sol­i­dar­ité, le major se joint à eux.

Mon beau-frère [Albert Cos­ta de Beau­re­gard, X 60, ce major], âgé de vingt ans, télé­phone à l’Élysée pour me deman­der d’arranger les choses. Je racon­te donc l’incident au colonel de Bon­neval [aide de camp du Général] en plaidant l’indulgence. Funeste ini­tia­tive ! Bon­neval, choqué de l’insulte au dra­peau, en par­le au Général, entre saint-cyriens, et la sanc­tion est con­fir­mée. Le général de Gaulle se sou­ve­nait pour­tant d’une vis­ite exem­plaire à Poly­tech­nique le 9 juin 1959 après avoir été grossière­ment reçu, un trimestre avant, non loin de là, rue d’Ulm, à l’École nor­male supérieure [où des élèves avaient refusé de lui ser­rer la main, ce qui mit fin très pré­maturé­ment à ses vis­ites dans des étab­lisse­ments uni­ver­si­taires, du moins en France], mais il songeait surtout, d’évidence, à ses officiers de l’armée de terre, trau­ma­tisés par les événe­ments d’Algérie et juste­ment sus­cep­ti­bles sur l’honneur de leur école.

Ain­si un sim­ple chahut, d’un goût détestable, deve­nait, un peu par ma faute, une affaire d’État. Finale­ment, après des jours d’angoisse, il y eut des sanc­tions, des excus­es, mais aucun renvoi. ”

Bien qu’il fût au pou­voir encore dix ans jusqu’au 28 avril 1969, le Général n’est jamais retourné à l’École après la vis­ite du 9 juin 1959. Son père Hen­ri de Gaulle (1848–1932) s’était présen­té au con­cours en 1867, y avait été admis­si­ble mais pas admis.

Tels sont, en quelques lignes, les élé­ments de “ l’intersection ” entre le général de Gaulle et l’École poly­tech­nique, brossés à l’occasion de la redé­cou­verte d’une let­tre inat­ten­due d’il y a qua­tre-vingt-huit ans.

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