En se retournant

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°522 Février 1997Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Pulcinella

Pulcinella

Comme le Rake’s Progress, le Bais­er de la fée, et bien d’autres, Pul­cinel­la n’est pas un pas­tiche, pas plus que les Ménines de Picas­so ou, à Mont­pel­li­er, l’ensemble Antigone de Ricar­do Bofill. Stravin­s­ki part d’un matéri­au, en l’occurrence des pièces de Per­golese, et il con­stru­it une suite dont la plu­part des mou­ve­ments pos­sè­dent les thèmes, les har­monies, les rythmes du XVIIIe siè­cle, mais qui est, claire­ment, de la musique con­tem­po­raine, par un “ je ne sais quoi ” qui va bien au-delà de l’ajout de quelques dissonances.

L’instrumentation, extra­or­di­naire­ment tra­vail­lée et sub­tile, y joue un rôle majeur, et cela est d’autant plus per­cep­ti­ble que Pul­cinel­la est joué par un orchestre de cham­bre. C’est pré­cisé­ment le cas de la ver­sion enreg­istrée par l’orchestre de cham­bre Teatre Lli­ure de Barcelone1 dirigé par Josep Pons, bien con­nu par ses beaux dis­ques de musique espag­nole contemporaine.

Une musique rien moins que vaine comme le sont sou­vent les suites de bal­let, mais à la fois chaleureuse et raf­finée, et qui pro­cure un inex­plic­a­ble sen­ti­ment de nos­tal­gie, comme si nous avions vécu, dans une vie antérieure, dans ce XVIIIe siè­cle de rêve, et que le lan­gage de Stravin­s­ki, notre lan­gage, parvi­enne à en faire naître en nous l’improbable souvenir.

Cinq délices baroques

La musique anci­enne a aus­si ce pou­voir d’envoûtement, mais au pre­mier degré, c’est-à-dire en faisant moins appel à nos réminis­cences et plus à notre sen­si­bil­ité, et à con­di­tion d’être très bien inter­prétée. Cinq dis­ques tout récents de musiques qui vont de la fin du XVIe siè­cle au début du XVIIIe en témoignent.

De John Dow­land, d’abord, par Paul O’Dette2, le meilleur des joueurs de luth con­tem­po­rains, le 4e vol­ume de l’œuvre de luth, des œuvres à la fois extra­or­di­naire­ment savantes et intem­porelles, et qui en dis­ent long sur le niveau de sophis­ti­ca­tion atteint par la musique en Angleterre à la fin du XVIe siè­cle. Musique à la fois recher­chée et prop­ice à la médi­ta­tion, comme peut l’être la musique indi­enne de sitar.

De Fres­cobal­di, ensuite, con­tem­po­rain ital­ien de Dow­land, des pièces non moins savantes, hyper­con­tra­pun­tiques, presque abstraites, les Caprices pour orgue (1er livre), que joue John Butt sur un orgue ital­ien ancien3, qui rap­pel­lent les poly­phonies de Josquin des Prés, et qu’il faut écouter et détailler avec minu­tie, comme on lit un poème de Fran­cis Ponge.

D’Alessandro Scar­lat­ti, des Can­tates pour con­tral­to ou sopra­no, ou pour les deux, chan­tées par Gérard Lesne comme con­tral­to et San­drine Piau, avec l’ensemble Il Sem­i­nario Musi­cale4, qui sont à l’ope­ria seria ce que l’aquarelle est à la pein­ture de cour. Écoutez Questo silen­zio ombroso ou Marc’Antonio e Cleopa­tra et lais­sez-vous gag­n­er par l’émotion : ce furent amours très fines.

Avec la Pas­torale de Marc Antoine Char­p­en­tier, qu’interprète le Par­lement de Musique5, s’il ne s’agit plus de musique galante mais qua­si religieuse, le style reste galant, c’est presque de l’opéra, mais la con­struc­tion est rigoureuse et plus austère. Les poly­phonies sont assa­gies, les airs de grande douceur, les chœurs superbes, le tout dans une teinte par­a­disi­aque bleu pâle…

Enfin, de Froberg­er, sous le titre générique Médi­ta­tion, un ensem­ble de pièces pour clavecin tout à fait extra­or­di­naires, hyper-expres­sives, inno­va­tri­ces, bour­rées de recherch­es con­tra­pun­tiques, de dis­so­nances, sen­suelles, com­plex­es, enreg­istrées sur des instru­ments d’époque par Sieg­bert Rampe6. Incon­di­tion­nels de Bach, courez écouter le Capric­cio en ut et vous décou­vrirez, peut-être avec une légère décep­tion, que Froberg­er, mort vingt ans avant la nais­sance de Bach, avait déjà esquis­sé les grandes lignes de la musique de clavier (et vous appren­drez aus­si que Bach l’admirait… et qu’il avait été l’élève de Frescobaldi).

Le Quatuor Juilliard

Un quatuor de légende, dont le pre­mier vio­lon – Robert Mann – est le même depuis sa créa­tion en 1946, qui a fait décou­vrir à beau­coup les quatuors de Beethoven, Mozart, Bar­tok, et dont l’on fait revivre aujourd’hui en CD quelques enreg­istrements qui auront jalon­né son exis­tence, réal­isés avec l’apport d’autres musi­ciens7. Ain­si du Quin­tette avec piano de Schu­mann, avec au piano Leonard Bern­stein, enreg­istré en 1964, superbe de pré­ci­sion et de lyrisme contenu.

Ain­si du Quin­tette avec piano de Franck, joué en 1978 avec Jorge Bolet. Les Dover Beach, lieder pour bary­ton et quatuor de Samuel Bar­ber, sont chan­tés par Fis­ch­er-Dieskau. Aaron Cop­land joue la par­tie de piano dans son Quin­tette pour clar­inette, piano et quatuor à cordes, en 1966. Rudolf Firkus­ny se joint au Quatuor Juil­liard en 1975 pour le Quin­tette de Dvo­rak. Last but not least, la Nuit Trans­fig­urée de Schoen­berg est jouée en 1991 avec, notam­ment, Yo- Yo Ma. Tout ceci est à la fois clair, rigoureux, mis en place à la microsec­onde, et en même temps rond, velouté, chaleureux.

Au total, il ne faut pas hésiter à se retourn­er, même si, comme Orphée l’apprit à ses dépens, cela déplaît aux dieux. La vie est courte, et nous sommes, en défini­tive, la somme de ce que nous avons été au fil du temps.

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1. 1 CD Har­mo­nia Mun­di 901 609.
2. 1 CD Har­mo­nia Mun­di 907 163.
3. 1 CD Har­mo­nia Mun­di 907 178.
4. 1 CD Vir­gin Ver­i­tas 5 45126 2.
5. 1 CD Accord 205 822.
6. 1 CD Vir­gin Ver­i­tas 5 45259 2.
7. 2 CD Sony SM2K 62709.

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