De l’équation à la baguette : itinéraire d’un X pas si classique

La formation scientifique de l’X est-elle compatible avec une vocation artistique, et plus particulièrement avec celle de chef d’orchestre ? L’exemple d’Emmanuel Calef montre que oui, et même qu’il y a une cohérence entre les deux mondes : rigueur, créativité et passion. Notre camarade poursuit avec succès sa carrière, sans cacher les difficultés qu’il lui a fallu surmonter. Réflexions tant sur le métier de chef d’orchestre que sur la vocation de polytechnicien voué à la musique.
Une salle silencieuse, quatre-vingts musiciens suspendus à mon geste, la tension de l’instant qui précède la première note… Dans ma tête défile l’architecture sonore que je veux construire avec eux. Un battement de cœur plus tard, nous plongeons ensemble dans l’univers de Mozart, Bizet ou Stravinski. Si quelqu’un m’avait dit, lors de mon entrée à Polytechnique, que je passerais plus de temps dans les fosses d’orchestre que dans les laboratoires de recherche, j’aurais probablement ri – avant de retourner à mes équations différentielles.
Prélude en do majeur : racines musicales
La musique a toujours été là. Ma mère était pianiste professionnelle, passionnée de musique de chambre, et mon père un mélomane averti. L’un de mes souvenirs les plus vifs remonte à la petite enfance : autorisé exceptionnellement à veiller tard, je découvre ma mère entrant sur scène dans sa robe bleue, sous les lumières et les applaudissements. Cette image reste gravée en moi avec une netteté troublante, comme si le temps s’était arrêté pour me laisser comprendre l’importance de ce moment.
Modulation inattendue : la crise existentielle du jeune polytechnicien
À l’X, tout semblait tracé. La physique me passionnait et je me voyais déjà chercheur, explorant les mystères fondamentaux de l’univers. Les stages en laboratoire étaient intellectuellement stimulants, et pourtant… quelque chose manquait. Une dimension que je n’arrivais pas à identifier. La remise en question fut brutale. Comment expliquer à votre père que, après avoir intégré l’une des écoles les plus prestigieuses de France, vous songez à tout remettre en question ? Ces conversations furent intenses, pleines de doutes et d’interrogations. Puis vint cette question, simple et pourtant dévastatrice : « Mais, au fond, qu’est-ce qui te fait rêver ? » La réponse fusa, instinctive, « chef d’orchestre ». Je doute que mon père ait mesuré l’impact de sa question. En quelques mots, il avait ouvert une porte que je n’osais pas franchir seul.

Crescendo : jongler entre deux mondes
S’ensuivit une période où le terme « emploi du temps chargé » prit une dimension toute nouvelle. Terminer Polytechnique et Télécom Paris tout en préparant les concours d’entrée aux classes de direction d’orchestre du Conservatoire relève de l’exercice d’équilibriste. Les journées s’étiraient, les nuits raccourcissaient, mais l’énergie était là, portée par cette conviction nouvelle. « Il a quelque chose en lui qui peut faire un chef extraordinaire. » Cette phrase, prononcée par plusieurs musiciens professionnels qui m’avaient testé, résonnait comme une promesse, immédiatement suivie d’un avertissement : « Mais entrer dans ce monde est horriblement difficile et un départ si tardif est un énorme handicap. » Le mot « tardif » sonnait étrangement à mes oreilles de jeune homme de vingt-deux ans, mais dans l’univers musical, où les prodiges débutent parfois à cinq ans, j’étais pratiquement un senior en reconversion.
Contrepoint : l’apprentissage d’un art qui défie l’académisme
Entrer au conservatoire pour devenir chef d’orchestre ? Une épreuve qui ressemble davantage à un rite initiatique qu’à un concours classique. Des dictées musicales à n’en plus finir pour tester l’oreille, des entretiens scrutant votre personnalité pour déterminer si elle correspond au métier, mais aussi à celle de la classe (car oui, chaque classe de direction a sa propre personnalité), des analyses de partition, des essais d’esthétique, d’histoire de la musique… sans oublier parfois cette redoutable épreuve devant un ou deux pianos où l’on doit révéler ses bases gestiques, souvent encore balbutiantes. Chaque conservatoire a sa formule, mais tous semblent partager cette volonté de tester autant l’humain que le musicien.
Mais la vérité, que j’allais découvrir progressivement, c’est que même les plus prestigieux conservatoires du monde ne peuvent garantir que vous deviendrez un bon chef. Car diriger un orchestre est peut-être l’un des derniers métiers qui s’apprennent véritablement en pratiquant, un art qui résiste encore à la standardisation académique.
Transposition : savoir s’adapter au contexte
Le système de mentorat, qui existait bien avant l’invention des études scolaires théoriques, se révèle paradoxalement le plus adapté au métier de chef d’orchestre. Un chef se construit à la croisée de multiples chemins : une curiosité intellectuelle insatiable, une capacité d’analyse d’un corpus gigantesque, ces milliers de pages de partitions qu’il faut décortiquer tout en comprenant le contexte historique, social et culturel qui les a vu naître, une connaissance intime des instruments et une oreille capable de distinguer la moindre imperfection dans le tissu sonore d’un orchestre symphonique. Mais ce bagage théorique, aussi impressionnant soit-il, n’est que la partie émergée de l’iceberg.
L’aspect humain et temporel du métier ne peut s’apprendre sur les bancs d’une école. Comment parler à un orchestre berlinois, puis s’adapter le lendemain à un ensemble italien ou américain, chacun avec sa culture, ses codes, ses attentes ? Certains orchestres préfèrent un langage directif et technique : « plus long, plus court, moins d’attaque » ; d’autres attendent qu’on leur parle de la couleur du son, « c’est trop acide, remettons un peu de douceur ».

Tempo : la gestion du temps
Et puis il y a cette gestion du temps, cette pression constante. Diriger un orchestre coûte cher, très cher, et ces musiciens d’élite n’acceptent pas qu’on gaspille leur temps par incompétence. Le chef doit constamment prioriser, décider en une fraction de seconde quel passage nécessite une attention particulière, comment le travailler efficacement, puis passer au suivant. En concert, c’est encore une autre dimension qui s’ouvre.
Le chef devient un être multidimensionnel, existant simultanément dans le passé, le présent et le futur : analyste du son qui vient d’être produit, catalyseur du son en train de naître et architecte des prochaines phrases, tout en gardant une vision globale de l’œuvre. Comment doser son énergie pour les six heures des Maîtres chanteurs de Wagner ? Comment respirer avec quatre-vingts musiciens qui, malgré leur excellence, restent des êtres humains avec leurs propres émotions et limites ? Non, décidément, aucun diplôme ne prépare complètement à cette alchimie complexe. Et c’est peut-être là que ma formation polytechnicienne m’a le plus servi : non pas tant pour les connaissances acquises que pour avoir appris à apprendre, à absorber rapidement des univers nouveaux et à construire des ponts entre des domaines apparemment sans rapport.
Allegro vivace : les premiers pas professionnels
La vie d’un chef d’orchestre débutant réserve des surprises que l’on n’imagine pas derrière le prestige apparent de la fonction. Pour l’un de mes premiers opéras en Suisse, les producteurs avaient loué un hôtel entier pour loger toute l’équipe pendant un mois et demi. Cette immersion totale créait des scènes surréalistes : descendre à la cuisine déserte en pleine nuit pour trouver deux chanteurs en train de préparer des pâtes tout en discutant passionnément d’un air de Mozart. Cette proximité, cette communauté éphémère mais intense, j’allais la retrouver des années plus tard au Festival d’Aix-en-Provence où j’ai rencontré des chanteurs qui sont devenus des amis parmi les plus proches. Ces moments où la musique tisse des liens plus forts que n’importe quel contrat professionnel appartiennent aux trésors invisibles de ce métier.
Sonate pour partitions et formation scientifique
« Un chef d’orchestre polytechnicien ? Quelle drôle d’idée ! » Cette remarque, je l’ai entendue des centaines de fois. Si en France le prestige de l’X ouvre bien des portes, dans le monde musical cette étiquette s’est souvent révélée être un fardeau paradoxal : il me fallait prouver deux fois plus, montrer que ma présence sur le podium relevait d’une compétence réelle et non d’un quelconque « copinage polytechnicien ». Être constamment suspecté de bénéficier d’un réseau plutôt que d’un talent pousse à une exigence redoublée mais coûte en temps et en énergie. Pourtant, je reste persuadé que ma formation scientifique constitue un atout majeur dans l’approche d’une partition.
Une partition d’orchestre est un coffre au trésor complexe. Contrairement au musicien qui ne lit que sa partie, le chef embrasse simultanément toutes les voix, tous les instruments. Il doit entendre mentalement le résultat sonore global avant même que la première note ne soit jouée. La rigueur et la capacité de travail inculquées par les classes préparatoires et l’X m’ont préparé à décortiquer ces architectures musicales. Comprendre une œuvre, c’est mener une enquête quasi scientifique : dans quel contexte l’œuvre a‑t-elle été écrite ? Pourquoi le compositeur a‑t-il choisi cette forme plutôt qu’une autre ? Que signifient réellement tous ces signes d’articulation, de dynamique, de tempo ? Ce travail d’analyse se transforme ensuite en dialogue avec l’orchestre. Contrairement à l’image d’Épinal du chef tyrannique, diriger un orchestre aujourd’hui relève plus de la diplomatie que de la dictature. L’orchestre n’est pas un instrument passif, mais un organisme vivant avec ses idées, ses habitudes, ses personnalités.
Ritornello : retour à l’X en chef d’orchestre
La vie réserve parfois de belles symétries. Alors que, élève à l’X, j’avais créé un orchestre rassemblant étudiants et enseignants, voici que des années plus tard des élèves de diverses grandes écoles me proposaient de diriger ce qui deviendrait l’Orchestre du plateau de Saclay. Cette expérience fut bien plus qu’un simple retour aux sources. J’y ai rencontré des personnes qui ont bouleversé ma vie à plusieurs niveaux, noué des amitiés durables, et peut-être transmis à mon tour cette passion qui m’avait été insufflée.
Coda : entre équations et émotions
De l’Opéra national de Paris au Théâtre impérial de Compiègne, de la Chine à la Roumanie, le chemin parcouru depuis cette question fatidique de mon père a été riche en défis et en découvertes. Diriger la création mondiale de Noé, cet opéra perdu de Bizet, reste un moment phare, une confirmation que parfois les paris les plus risqués sont aussi les plus beaux. Ma famille, d’abord partagée entre inquiétude et fierté – comment ne pas s’inquiéter quand votre enfant abandonne la sécurité de l’X pour devenir « saltimbanque » ? – a fini par voir que cette vocation tardive mais puissante m’avait ouvert des portes insoupçonnées.
À ceux qui s’interrogent sur la compatibilité entre formation scientifique et carrière artistique, je réponds que ces mondes ne sont pas aussi éloignés qu’il y paraît. Tous deux exigent rigueur, créativité et passion. La différence ? Peut-être ce que je cherchais inconsciemment dans mes années d’X : cette dimension émotionnelle intense qui transforme les notes sur une partition en une expérience humaine partagée. Car finalement qu’est-ce qu’un chef d’orchestre, sinon un passeur d’émotions, un traducteur entre le langage mathématique des partitions et l’ineffable beauté de la musique qui nous transporte ?
J’entends encore ma mère dire doucement : « La musique est le langage qui me donne l’impression de toucher à l’infini… »