Emmanuel CALEF

De l’équation à la baguette : itinéraire d’un X pas si classique

Dossier : Les X et la musiqueMagazine N°806 Juin 2025
Par Emmanuel CALEF (X98)

La for­ma­tion scien­ti­fique de l’X est-elle com­pa­tible avec une voca­tion artis­tique, et plus par­ti­cu­liè­re­ment avec celle de chef d’orchestre ? L’exemple d’Emmanuel Calef montre que oui, et même qu’il y a une cohé­rence entre les deux mondes : rigueur, créa­ti­vi­té et pas­sion. Notre cama­rade pour­suit avec suc­cès sa car­rière, sans cacher les dif­fi­cul­tés qu’il lui a fal­lu sur­mon­ter. Réflexions tant sur le métier de chef d’orchestre que sur la voca­tion de poly­tech­ni­cien voué à la musique.

Une salle silen­cieuse, quatre-vingts musi­ciens sus­pen­dus à mon geste, la ten­sion de l’instant qui pré­cède la pre­mière note… Dans ma tête défile l’architecture sonore que je veux construire avec eux. Un bat­te­ment de cœur plus tard, nous plon­geons ensemble dans l’univers de Mozart, Bizet ou Stra­vins­ki. Si quelqu’un m’avait dit, lors de mon entrée à Poly­tech­nique, que je pas­se­rais plus de temps dans les fosses d’orchestre que dans les labo­ra­toires de recherche, j’aurais pro­ba­ble­ment ri – avant de retour­ner à mes équa­tions différentielles.

Prélude en do majeur : racines musicales

La musique a tou­jours été là. Ma mère était pia­niste pro­fes­sion­nelle, pas­sion­née de musique de chambre, et mon père un mélo­mane aver­ti. L’un de mes sou­ve­nirs les plus vifs remonte à la petite enfance : auto­ri­sé excep­tion­nel­le­ment à veiller tard, je découvre ma mère entrant sur scène dans sa robe bleue, sous les lumières et les applau­dis­se­ments. Cette image reste gra­vée en moi avec une net­te­té trou­blante, comme si le temps s’était arrê­té pour me lais­ser com­prendre l’importance de ce moment.

Modulation inattendue : la crise existentielle du jeune polytechnicien

À l’X, tout sem­blait tra­cé. La phy­sique me pas­sion­nait et je me voyais déjà cher­cheur, explo­rant les mys­tères fon­da­men­taux de l’univers. Les stages en labo­ra­toire étaient intel­lec­tuel­le­ment sti­mu­lants, et pour­tant… quelque chose man­quait. Une dimen­sion que je n’arrivais pas à iden­ti­fier. La remise en ques­tion fut bru­tale. Com­ment expli­quer à votre père que, après avoir inté­gré l’une des écoles les plus pres­ti­gieuses de France, vous son­gez à tout remettre en ques­tion ? Ces conver­sa­tions furent intenses, pleines de doutes et d’interrogations. Puis vint cette ques­tion, simple et pour­tant dévas­ta­trice : « Mais, au fond, qu’est-ce qui te fait rêver ? » La réponse fusa, ins­tinc­tive, « chef d’orchestre ». Je doute que mon père ait mesu­ré l’impact de sa ques­tion. En quelques mots, il avait ouvert une porte que je n’osais pas fran­chir seul.

Emmanuel Calef
© Nico­las Schukoff

Crescendo : jongler entre deux mondes

S’ensuivit une période où le terme « emploi du temps char­gé » prit une dimen­sion toute nou­velle. Ter­mi­ner Poly­tech­nique et Télé­com Paris tout en pré­pa­rant les concours d’entrée aux classes de direc­tion d’orchestre du Conser­va­toire relève de l’exercice d’équilibriste. Les jour­nées s’étiraient, les nuits rac­cour­cis­saient, mais l’énergie était là, por­tée par cette convic­tion nou­velle. « Il a quelque chose en lui qui peut faire un chef extra­or­di­naire. » Cette phrase, pro­non­cée par plu­sieurs musi­ciens pro­fes­sion­nels qui m’avaient tes­té, réson­nait comme une pro­messe, immé­dia­te­ment sui­vie d’un aver­tis­se­ment : « Mais entrer dans ce monde est hor­ri­ble­ment dif­fi­cile et un départ si tar­dif est un énorme han­di­cap. » Le mot « tar­dif » son­nait étran­ge­ment à mes oreilles de jeune homme de vingt-deux ans, mais dans l’univers musi­cal, où les pro­diges débutent par­fois à cinq ans, j’étais pra­ti­que­ment un senior en reconversion.

Contrepoint : l’apprentissage d’un art qui défie l’académisme

Entrer au conser­va­toire pour deve­nir chef d’orchestre ? Une épreuve qui res­semble davan­tage à un rite ini­tia­tique qu’à un concours clas­sique. Des dic­tées musi­cales à n’en plus finir pour tes­ter l’oreille, des entre­tiens scru­tant votre per­son­na­li­té pour déter­mi­ner si elle cor­res­pond au métier, mais aus­si à celle de la classe (car oui, chaque classe de direc­tion a sa propre per­son­na­li­té), des ana­lyses de par­ti­tion, des essais d’esthétique, d’histoire de la musique… sans oublier par­fois cette redou­table épreuve devant un ou deux pia­nos où l’on doit révé­ler ses bases ges­tiques, sou­vent encore bal­bu­tiantes. Chaque conser­va­toire a sa for­mule, mais tous semblent par­ta­ger cette volon­té de tes­ter autant l’humain que le musicien. 

Mais la véri­té, que j’allais décou­vrir pro­gres­si­ve­ment, c’est que même les plus pres­ti­gieux conser­va­toires du monde ne peuvent garan­tir que vous devien­drez un bon chef. Car diri­ger un orchestre est peut-être l’un des der­niers métiers qui s’apprennent véri­ta­ble­ment en pra­ti­quant, un art qui résiste encore à la stan­dar­di­sa­tion académique.

Transposition : savoir s’adapter au contexte

Le sys­tème de men­to­rat, qui exis­tait bien avant l’invention des études sco­laires théo­riques, se révèle para­doxa­le­ment le plus adap­té au métier de chef d’orchestre. Un chef se construit à la croi­sée de mul­tiples che­mins : une curio­si­té intel­lec­tuelle insa­tiable, une capa­ci­té d’analyse d’un cor­pus gigan­tesque, ces mil­liers de pages de par­ti­tions qu’il faut décor­ti­quer tout en com­pre­nant le contexte his­to­rique, social et cultu­rel qui les a vu naître, une connais­sance intime des ins­tru­ments et une oreille capable de dis­tin­guer la moindre imper­fec­tion dans le tis­su sonore d’un orchestre sym­pho­nique. Mais ce bagage théo­rique, aus­si impres­sion­nant soit-il, n’est que la par­tie émer­gée de l’iceberg.

L’aspect humain et tem­po­rel du métier ne peut s’apprendre sur les bancs d’une école. Com­ment par­ler à un orchestre ber­li­nois, puis s’adapter le len­de­main à un ensemble ita­lien ou amé­ri­cain, cha­cun avec sa culture, ses codes, ses attentes ? Cer­tains orchestres pré­fèrent un lan­gage direc­tif et tech­nique : « plus long, plus court, moins d’attaque » ; d’autres attendent qu’on leur parle de la cou­leur du son, « c’est trop acide, remet­tons un peu de douceur ».

Emmanuel Calef
© Nico­las Schukoff

Tempo : la gestion du temps

Et puis il y a cette ges­tion du temps, cette pres­sion constante. Diri­ger un orchestre coûte cher, très cher, et ces musi­ciens d’élite n’acceptent pas qu’on gas­pille leur temps par incom­pé­tence. Le chef doit constam­ment prio­ri­ser, déci­der en une frac­tion de seconde quel pas­sage néces­site une atten­tion par­ti­cu­lière, com­ment le tra­vailler effi­ca­ce­ment, puis pas­ser au sui­vant. En concert, c’est encore une autre dimen­sion qui s’ouvre.

Le chef devient un être mul­ti­di­men­sion­nel, exis­tant simultané­ment dans le pas­sé, le pré­sent et le futur : ana­lyste du son qui vient d’être pro­duit, cata­ly­seur du son en train de naître et archi­tecte des pro­chaines phrases, tout en gar­dant une vision glo­bale de l’œuvre. Com­ment doser son éner­gie pour les six heures des Maîtres chan­teurs de Wag­ner ? Com­ment res­pi­rer avec quatre-vingts musi­ciens qui, mal­gré leur excel­lence, res­tent des êtres humains avec leurs propres émo­tions et limites ? Non, déci­dé­ment, aucun diplôme ne pré­pare com­plè­te­ment à cette alchi­mie com­plexe. Et c’est peut-être là que ma for­ma­tion poly­tech­ni­cienne m’a le plus ser­vi : non pas tant pour les connais­sances acquises que pour avoir appris à apprendre, à absor­ber rapi­de­ment des uni­vers nou­veaux et à construire des ponts entre des domaines appa­rem­ment sans rapport.

Allegro vivace : les premiers pas professionnels

La vie d’un chef d’orchestre débu­tant réserve des sur­prises que l’on n’imagine pas der­rière le pres­tige appa­rent de la fonc­tion. Pour l’un de mes pre­miers opé­ras en Suisse, les pro­duc­teurs avaient loué un hôtel entier pour loger toute l’équipe pen­dant un mois et demi. Cette immer­sion totale créait des scènes sur­réa­listes : des­cendre à la cui­sine déserte en pleine nuit pour trou­ver deux chan­teurs en train de pré­pa­rer des pâtes tout en dis­cu­tant pas­sion­né­ment d’un air de Mozart. Cette proxi­mi­té, cette com­mu­nau­té éphé­mère mais intense, j’allais la retrou­ver des années plus tard au Fes­ti­val d’Aix-en-Provence où j’ai ren­con­tré des chan­teurs qui sont deve­nus des amis par­mi les plus proches. Ces moments où la musique tisse des liens plus forts que n’importe quel contrat pro­fes­sion­nel appar­tiennent aux tré­sors invi­sibles de ce métier.

Sonate pour partitions et formation scientifique

« Un chef d’orchestre poly­tech­ni­cien ? Quelle drôle d’idée ! » Cette remarque, je l’ai enten­due des cen­taines de fois. Si en France le pres­tige de l’X ouvre bien des portes, dans le monde musi­cal cette éti­quette s’est sou­vent révé­lée être un far­deau para­doxal : il me fal­lait prou­ver deux fois plus, mon­trer que ma pré­sence sur le podium rele­vait d’une com­pé­tence réelle et non d’un quel­conque « copi­nage poly­tech­ni­cien ». Être constam­ment sus­pec­té de béné­fi­cier d’un réseau plu­tôt que d’un talent pousse à une exi­gence redou­blée mais coûte en temps et en éner­gie. Pour­tant, je reste per­sua­dé que ma for­ma­tion scien­ti­fique consti­tue un atout majeur dans l’approche d’une partition.

Une par­ti­tion d’orchestre est un coffre au tré­sor com­plexe. Contrai­re­ment au musi­cien qui ne lit que sa par­tie, le chef embrasse simul­ta­né­ment toutes les voix, tous les ins­tru­ments. Il doit entendre men­ta­le­ment le résul­tat sonore glo­bal avant même que la pre­mière note ne soit jouée. La rigueur et la capa­ci­té de tra­vail incul­quées par les classes pré­pa­ra­toires et l’X m’ont pré­pa­ré à décor­ti­quer ces archi­tec­tures musi­cales. Com­prendre une œuvre, c’est mener une enquête qua­si scien­ti­fique : dans quel contexte l’œuvre a‑t-elle été écrite ? Pour­quoi le com­po­si­teur a‑t-il choi­si cette forme plu­tôt qu’une autre ? Que signi­fient réel­le­ment tous ces signes d’articulation, de dyna­mique, de tem­po ? Ce tra­vail d’analyse se trans­forme ensuite en dia­logue avec l’orchestre. Contrai­re­ment à l’image d’Épinal du chef tyran­nique, diri­ger un orchestre aujourd’hui relève plus de la diplo­ma­tie que de la dic­ta­ture. L’orchestre n’est pas un ins­tru­ment pas­sif, mais un orga­nisme vivant avec ses idées, ses habi­tudes, ses personnalités.

Emmanuel Calef

Ritornello : retour à l’X en chef d’orchestre

La vie réserve par­fois de belles symé­tries. Alors que, élève à l’X, j’avais créé un orchestre ras­sem­blant étu­diants et ensei­gnants, voi­ci que des années plus tard des élèves de diverses grandes écoles me pro­po­saient de diri­ger ce qui devien­drait l’Orchestre du pla­teau de Saclay. Cette expé­rience fut bien plus qu’un simple retour aux sources. J’y ai ren­con­tré des per­sonnes qui ont bou­le­ver­sé ma vie à plu­sieurs niveaux, noué des ami­tiés durables, et peut-être trans­mis à mon tour cette pas­sion qui m’avait été insufflée.

Coda : entre équations et émotions

De l’Opéra natio­nal de Paris au Théâtre impé­rial de Com­piègne, de la Chine à la Rou­ma­nie, le che­min par­cou­ru depuis cette ques­tion fati­dique de mon père a été riche en défis et en décou­vertes. Diri­ger la créa­tion mon­diale de Noé, cet opé­ra per­du de Bizet, reste un moment phare, une confir­ma­tion que par­fois les paris les plus ris­qués sont aus­si les plus beaux. Ma famille, d’abord par­ta­gée entre inquié­tude et fier­té – com­ment ne pas s’inquiéter quand votre enfant aban­donne la sécu­ri­té de l’X pour deve­nir « sal­tim­banque » ? – a fini par voir que cette voca­tion tar­dive mais puis­sante m’avait ouvert des portes insoupçonnées.

À ceux qui s’interrogent sur la com­pa­ti­bi­li­té entre for­ma­tion scien­ti­fique et car­rière artis­tique, je réponds que ces mondes ne sont pas aus­si éloi­gnés qu’il y paraît. Tous deux exigent rigueur, créa­ti­vi­té et pas­sion. La dif­fé­rence ? Peut-être ce que je cher­chais incons­ciem­ment dans mes années d’X : cette dimen­sion émo­tion­nelle intense qui trans­forme les notes sur une par­ti­tion en une expé­rience humaine par­ta­gée. Car fina­le­ment qu’est-ce qu’un chef d’orchestre, sinon un pas­seur d’émotions, un tra­duc­teur entre le lan­gage mathé­ma­tique des par­ti­tions et l’ineffable beau­té de la musique qui nous transporte ?

J’entends encore ma mère dire dou­ce­ment : « La musique est le lan­gage qui me donne l’impression de tou­cher à l’infini… »

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