Éditorial : Beauté de la physique

Dossier : La physique au XXIe siècleMagazine N°604 Avril 2005
Par Maurice BERNARD (48)

Dans l’his­toire de la pen­sée sci­en­tifique, 1905 est une date mythique. En procla­mant que 2005 serait l’an­née mon­di­ale de la physique, l’Unesco a souligné le car­ac­tère excep­tion­nel de ce mil­lésime, tout en atti­rant l’at­ten­tion uni­verselle sur un siè­cle de pro­grès. La Jaune et la Rouge a, naturelle­ment, souhaité se faire l’é­cho de cette célébration.

Qu’est-ce que la physique aujour­d’hui pour un poly­tech­ni­cien ? Le sou­venir d’une des épreuves du con­cours d’en­trée ? La réminis­cence de feuilles de cours avalées avec plus ou moins d’ap­pétit, rue Descartes ou sur le Plateau ? Ou encore, pour cer­tains d’en­tre nous, une dis­ci­pline sci­en­tifique dev­enue méti­er, pas­sion même, tant sa beauté saute aux yeux ?.

Cet intérêt éminem­ment divers que les lecteurs de La Jaune et la Rouge por­tent à la physique con­stitue un défi qu’il con­ve­nait de relever, d’au­tant plus que l’en­goue­ment des jeunes pour les sci­ences décline, en France, comme d’ailleurs dans les autres pays développés.

Notre ami Gabriel Chardin, encour­agé par Roger Balian et Édouard Brézin, a droit à nos remer­ciements et à nos félic­i­ta­tions pour avoir su réu­nir et coor­don­ner les remar­quables con­tri­bu­tions à ce numéro, toutes dues à des sci­en­tifiques français de grand talent.

Au moment où le XIXe siè­cle, celui de l’in­dus­tri­al­i­sa­tion rapi­de de l’Eu­rope, cède la place au XXe, le siè­cle des bar­baries mod­ernes, plusieurs énigmes red­outa­bles se posent aux physi­ciens. La lumière, désor­mais bien apprivoisée, avait déployé sa nature ondu­la­toire tan­dis que le champ élec­tro­mag­né­tique qui en était la sub­stance même obéis­sait à des équa­tions aux dérivées par­tielles linéaires aux solu­tions con­nues. Soudain, l’aspect cor­pus­cu­laire de la lumière, aban­don­né depuis longtemps et apparem­ment con­tra­dic­toire avec son évi­dente nature ondu­la­toire, resur­git. En même temps, et pour d’autres raisons, le sup­port des ondes élec­tro­mag­né­tiques, l’éther, devient un con­cept mys­térieux qui con­tred­it la con­cep­tion que, depuis bien longtemps, l’homme se fait de l’e­space et du temps. À la même époque, atome, molécule, élec­tron sont des hypothès­es com­modes, vraisem­blables, mais per­son­ne ne sait bien quelle réal­ité se cache der­rière les idées.

En 1905, un jeune incon­nu, Albert Ein­stein, frappe trois coups écla­tants dont l’é­cho reten­tit encore un siè­cle plus tard :

  • pour com­pren­dre l’ef­fet pho­toélec­trique il faut admet­tre que la lumière est absorbée par quan­tas, ces grains de lumière dont, à son corps défen­dant, quelques années plus tôt, Max Planck avait dû, pour expli­quer le ray­on­nement du corps noir, admet­tre l’existence,
  • l’e­space et le temps, pour deux obser­va­teurs en mou­ve­ment rec­tiligne uni­forme l’un par rap­port à l’autre, sont relat­ifs puisqu’ils se trans­for­ment l’un en l’autre de manière différente,
  • l’ex­pli­ca­tion du mou­ve­ment brown­ien donne à l’ex­is­tence des molécules l’év­i­dence d’une obser­va­tion au microscope.


Ces avancées, et quelques autres, ouvrent la voie à un siè­cle de développe­ment prodigieux de la physique sous tous ses aspects :

  • les théoriciens, plus proches que jamais des math­é­mati­ciens, imag­i­nent des con­cepts nou­veaux pen­dant que les expéri­men­ta­teurs, aux­quels la tech­nique apporte des moyens d’une puis­sance inouïe, s’ef­for­cent peu à peu de les valid­er ou de les réfuter,
  • les divers­es branch­es de la physique con­tribuent au développe­ment et par­fois au boule­verse­ment de toutes les sci­ences de la nature : mécanique, chimie, biolo­gie, astro­physique, géolo­gie, etc.,
  • de ces pro­grès résul­tent des appli­ca­tions pra­tiques, stupé­fi­antes et inquié­tantes à la fois. San­té, longévité, biens matériels, civil­i­sa­tion de la con­nais­sance changent la société, mais les men­aces nucléaires, ter­ror­istes, écologiques met­tent en ques­tion l’avenir même de l’espèce.


Le XIXe siè­cle avait vu grandir, héritée des Lumières, une foi en la Sci­ence que con­for­tent les pre­miers pas de la physique. Pour­tant, lorsque Jules Verne meurt, juste­ment en 1905, le rêve de pro­grès qu’il incar­ne ne va pas tarder à se dissiper.

Le XXe siè­cle n’est pas, pour la Sci­ence, le siè­cle d’or qu’il aurait pu être. Les suc­cès mêmes de cette dernière ont mis en évi­dence les for­mi­da­bles dan­gers que l’ac­tion tech­nique de l’homme fait désor­mais peser sur son pro­pre avenir, avec pour con­séquences les peurs, la super­sti­tion, l’as­trolo­gie, l’oc­cultisme, etc. La Sci­ence, large­ment redev­able à la physique de ses pro­grès inces­sants n’est, aujour­d’hui, ni suff­isam­ment com­prise par la société, ni réelle­ment recon­nue par l’opin­ion. Jamais notre société n’a autant reposé sur la “Tech­né”, au sens que les Grecs don­naient à ce mot, alors que recule, chez les jeunes, la curiosité pour la sci­ence et la tech­nique. Or qui peut douter que les pro­grès de l’hu­man­ité vien­nent de la con­nais­sance au sens large, que le développe­ment durable s’ap­puie sur le pro­grès tech­nique et que l’é­colo­gie ne peut se con­stru­ire con­tre la sci­ence ? L’Homme aurait-il une chance de sauver sa planète sans la con­nais­sance ? Le para­doxe est que, dans une frac­tion sig­ni­fica­tive de l’opin­ion publique de la plu­part des pays dévelop­pés, pro­gressent des croy­ances rétro­grades, des com­porte­ments irra­tionnels, que dimin­u­ent la curiosité tech­nique et l’at­trait des jeunes pour les car­rières sci­en­tifiques, bref que la con­fi­ance en la physique s’effrite.

La beauté de la physique serait-elle la beauté du dia­ble ? Ou plutôt la beauté de l’in­con­naiss­able ? Ceux qui comme moi, dans les années 1950, ont appris la Mécanique quan­tique dans l’i­nou­bli­able ouvrage d’Al­bert Mes­si­ah se sou­vi­en­nent des épigraphes qui en ornaient les dif­férents chapitres et peut-être, notam­ment, de celle qui annonçait les élé­ments de mécanique quan­tique rel­a­tiviste : “Je suis noire et pour­tant je suis belle…” (Can­tique des can­tiques).

Je suis sûr que de nom­breux lecteurs seront sen­si­bles à la beauté de la physique d’au­jour­d’hui, beauté que les textes qui suiv­ent auront con­tribué, je l’e­spère, à ren­dre moins secrète et plus acces­si­ble. Un souhait pour con­clure : passé l’an­née de la physique, La Jaune et la Rouge ne pour­rait-elle abor­der le thème du regard que por­tent la société et notam­ment les jeunes sur la sci­ence et la technique ?

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