Divergences d’évaluation autour d’une écotaxe touchant le secteur industriel

Dossier : Environnement et FiscalitéMagazine N°534 Avril 1998
Par Pierre-Noël GIRAUD (67)
Par Alain NADAÏ

La plu­part des simu­la­tions macro-éco­no­miques sug­gèrent qu’une éco­taxe, com­pen­sée par la réduc­tion d’autres pré­lè­ve­ments pour assu­rer une sta­bi­li­té de la ponc­tion fis­cale, aurait des effets posi­tifs sur l’emploi, éven­tuel­le­ment faibles.

Comme elle contri­bue­rait, par nature, à réduire les consom­ma­tions d’éner­gie, elle serait par consé­quent » béné­fique » du point de vue de la col­lec­ti­vi­té natio­nale. Tou­te­fois, le pro­jet de taxe est cri­ti­qué par l’en­semble des orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles repré­sen­tant l’in­dus­trie euro­péenne. En 1992, le CERNA (Centre d’é­co­no­mie indus­trielle de l’é­cole des Mines de Paris) effec­tuait, pour le compte de l’A­DEME et du Pro­gramme Éclat-ESCG du minis­tère de l’En­vi­ron­ne­ment, une étude exa­mi­nant en détail quels seraient les effets de la taxe pro­po­sée par la Com­mis­sion euro­péenne (voir enca­dré) sur les indus­tries for­te­ment consom­ma­trices d’éner­gie en France. L’ap­proche sec­to­rielle et microé­co­no­mique qui a été adop­tée a per­mis de com­plé­ter et de nuan­cer les résul­tats macroé­co­no­miques des modèles, en met­tant l’ac­cent sur un sec­teur par­ti­cu­liè­re­ment tou­ché (1) . À par­tir d’élé­ments de méthode déve­lop­pés à cette occa­sion, nous ten­tons d’é­clai­rer les ori­gines de diver­gences d’ap­pré­cia­tion des effets d’une écotaxe.

Craintes des industriels à l’égard des effets sectoriels d’une écotaxe

L’in­dus­trie, et tout par­ti­cu­liè­re­ment les indus­tries éla­bo­rant les maté­riaux et biens inter­mé­diaires, qui sont grosses consom­ma­trices d’éner­gie et pour la plu­part sou­mises à une concur­rence mon­diale, estiment que leur com­pé­ti­ti­vi­té, à l’ex­por­ta­tion et sur leur mar­ché inté­rieur, serait gra­ve­ment affec­tée par une taxe qui ne serait pas immé­dia­te­ment mon­diale. De pos­sibles délo­ca­li­sa­tions de l’en­tre­prise sont envi­sa­gées. De plus, de nom­breux indus­triels affirment qu’une taxe serait, en ce qui les concerne, un ins­tru­ment inef­fi­cace d’in­ci­ta­tion à des réduc­tions d’é­mis­sions de gaz à effet de serre ; ils pro­posent, pour atteindre cet objec­tif, des contrats de branche qui ne pré­sen­te­raient pas les effets induits néga­tifs d’une taxe.

De manière géné­rale, l’ef­fet d’une taxe sur la com­pé­ti­ti­vi­té dépend du contexte de la com­pé­ti­tion sur les pro­duits de l’en­tre­prise (au sein de l’U­nion euro­péenne, de l’OCDE, hors OCDE) et de la pos­si­bi­li­té de réper­cus­sion de la taxe sur les prix qui dépendent du degré actuel de » glo­ba­li­sa­tion » de l’en­tre­prise et de déter­mi­nants de la délo­ca­li­sa­tion autres que la taxe.

L’ef­fet » éner­gé­tique » dépend du poten­tiel d’é­co­no­mies et de sub­sti­tu­tions d’éner­gies avec et sans la taxe, et des orien­ta­tions de la R&D. Existe-t- il des tech­no­lo­gies de » rup­ture » qu’une taxe per­met­trait de déve­lop­per ? Quel serait le niveau de taxe qui pro­vo­que­rait de telles ruptures)

DIFFÉRENTES HYPOTHÈSES D’ÉCOTAXES

Le pro­jet euro­péen d’é­co­taxe (octobre 1991) com­pre­nait une taxe sur l’éner­gie assise pour 50% sur le conte­nu en car­bone des pro­duits et pour 50% sur leur conte­nu éner­gé­tique, avec les carac­té­ris­tiques suivantes.

Assiette : 50% CO2 – 50% énergie,
Mon­tant : 3$ par baril d’é­qui­valent pétrole au 1.1.1993,
 pro­gres­si­vi­té de 1$/baril par an, soit 10$/baril en 2000.

Soit en l’an 2000(2) :
 part éner­gie : 213,5 F/tep,
 part car­bone : 240 F/t de C.

Au cours du pro­ces­sus d’é­la­bo­ra­tion de la pro­po­si­tion de direc­tive euro­péenne dif­fé­rentes hypo­thèses de taxes ont été dis­cu­tées. Cette note résume les prin­ci­paux points de ces discussions.

ASSIETTE DE LA TAXE

I – Taxe 100 % carbone.
Son prin­cipe est de taxer d’un mon­tant don­né la tonne de car­bone conte­nue dans les éner­gies fos­siles. En effet, lors de la com­bus­tion de ces éner­gies, ce car­bone est oxy­dé en dioxyde de car­bone, source d’ef­fet de serre.
II – Taxe 50% car­bone – 50% énergie.
Le mon­tant de cette taxe est assis pour moi­tié sur la teneur en car­bone de l’éner­gie fos­sile consom­mée et pour moi­tié sur sa teneur en éner­gie. Cette moda­li­té de taxe a été rete­nue par la Com­mis­sion des CE car elle reste en par­tie assise sur la teneur en car­bone des éner­gies tout en pre­nant en compte des pro­blèmes de com­pé­ti­tion. En effet, l’élec­tri­ci­té étant, en France par exemple, essen­tiel­le­ment d’o­ri­gine nucléaire, le kWh fran­çais a un conte­nu en car­bone très faible par rap­port au kWh pro­duit dans les autres Etats membres de la CEE. La taxe 100% car­bone aurait donc engen­dré des dif­fé­ren­tiels de com­pé­ti­ti­vi­té trop impor­tants et favo­ri­sé le déve­lop­pe­ment du nucléaire qui pose par ailleurs le pro­blème du deve­nir de ses déchets.
III – Taxe 100% énergie.
Elle repose uni­que­ment sur le conte­nu en éner­gie des éner­gies primaires.

LE CALCUL DE LA TAXE SUR LE KWH

Il exige des hypo­thèses spé­ci­fiques dans le cas d’une taxe repo­sant en par­tie sur le conte­nu éner­gie des éner­gies (II, Ill). En effet, le conte­nu en éner­gie d’un kWh peut être don­né par :
– l’éner­gie néces­saire pour le pro­duire ; on parle d’é­qui­va­lence « amont » et la valeur de cette équi­va­lence (1 MWh ~ 0,26 tep) est don­née par la per­for­mance moyenne des ins­tal­la­tions de pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té par voie ther­mique dans la CEE ;
– ou bien l’éner­gie qu’il peut pro­duire (par exemple la cha­leur déga­gée lors­qu’il cir­cule dans une résis­tance élec­trique); on parle d’é­qui­va­lence » aval » et sa valeur est don­née par 1 MWh ~ 0,086 tep.

LA MODALITÉ DE PRÉLÈVEMENT DE LA TAXE

Elle peut être pré­le­vée au niveau du consom­ma­teur du kWh (indus­triel ou ménage) : elle n’a alors aucune action d’o­rien­ta­tion sur les tech­no­lo­gies de pro­duc­tion d’électricité.
Elle peut être pré­le­vée en amont, sur les consom­ma­tions d’éner­gies pri­maires des pro­duc­teurs d’élec­tri­ci­té : elle sou­met alors tous les consom­ma­teurs de ces éner­gies, y com­pris ces pro­duc­teurs d’élec­tri­ci­té, à de nou­veaux dif­fé­ren­tiels de prix entre les éner­gies pri­maires qu’ils consomment.

TAXE COMPENSÉE PAR LA BAISSE DES COÛTS SALARIAUX

La taxe pro­po­sée par la Com­mis­sion devait être neutre fis­ca­le­ment au niveau de cha­cun des États membres. Dans le cas de la France, une com­pen­sa­tion de la taxe, au sein de l’en­semble des entre­prises (y com­pris les admi­nis­tra­tions publiques), par abais­se­ment des coûts sala­riaux a été évoquée.

Jusqu’où évaluer les effets économiques d’une écotaxe ?

S’il est com­pré­hen­sible que les sec­teurs les plus tou­chés par une éco­taxe y soient les plus hos­tiles, il n’empêche que ceci n’ex­plique pas toutes les oppo­si­tions. Un autre fac­teur dis­cri­mi­nant entre les dif­fé­rentes éva­lua­tions des effets poten­tiels d’une éco­taxe est le pro­blème de l’é­ten­due des effets évalués.

Effets potentiels sur l’ensemble du système productif

Ici, on sché­ma­tise les consé­quences qu’au­rait une éco­taxe sur les indus­tries for­te­ment consom­ma­trices d’éner­gie. Celles-ci sont toutes situées en amont du sys­tème pro­duc­tif : il s’a­git des indus­tries extrac­tives. des indus­tries métal­lur­giques et chi­miques qui éla­borent les maté­riaux et les grands inter­mé­diaires chi­miques et de cer­taines indus­tries agro-alimentaires.

Illustration de l'effet de serreLa taxe modi­fie­ra d’a­bord direc­te­ment les prix rela­tifs des éner­gies finales entre elles d’une part , et les prix rela­tifs de ces éner­gies et des autres intrants de la pro­duc­tion (matières pre­mières, maté­riaux, biens capi­taux et tra­vail) d’autre part. Par trans­mis­sion plus ou moins com­plète de ces évo­lu­tions de prix, ce sont les prix rela­tifs de la tota­li­té des biens inter­mé­diaires (en par­ti­cu­lier des maté­riaux à fort conte­nu éner­gé­tique) et des pro­duits finaux, d’é­qui­pe­ment et de consom­ma­tion, qui seront modi­fiés, ain­si que les coûts des pro­ces­sus de la post-consom­ma­tion (3) et les prix des matières pre­mières recyclées.

En prin­cipe, ces évo­lu­tions de prix rela­tifs condui­ront à des effets à trois niveaux.

Au sein de l’industrie :
• des sub­sti­tu­tions entre formes d’éner­gies au pro­fit de celles dont le coût total (achat + conver­sion) se sera rela­ti­ve­ment abaissé,
• des sub­sti­tu­tions éner­gie – /travail et éven­tuel­le­ment éner­gie – autres consom­ma­tions inter­mé­diaires, dans le sens d’é­co­no­mies d’énergie,
• des sub­sti­tu­tions entre matières pre­mières, en par­ti­cu­lier entre matières pri­maires et matières recy­clées dont le conte­nu éner­gé­tique est géné­ra­le­ment plus faible,
• des sub­sti­tu­tions entre maté­riaux concur­rents dans l’é­la­bo­ra­tion d’ob­jets tech­niques au pro­fit de ceux dont le coût total (achat + mise en œuvre) aura rela­ti­ve­ment baissé.

Au niveau de la consom­ma­tion des ménages :
• des sub­sti­tu­tions entre éner­gies, au pro­fit des moins chères,
• une orien­ta­tion de la demande de biens de consom­ma­tions au pro­fit de ceux dont le coût total (achat + coût d’u­ti­li­sa­tion) aura rela­ti­ve­ment bais­sé ; cette évo­lu­tion de la demande devrait sus­ci­ter à terme une évo­lu­tion de l’offre vers des biens, en par­ti­cu­lier durables, moins consom­ma­teurs d’éner­gie, même si c’est au prix d’une aug­men­ta­tion de leur conte­nu éner­gé­tique spé­ci­fique ; ceci à son tour pro­vo­quant à nou­veau des sub­sti­tu­tions entre matériaux …

Au niveau de la post-consommation :
• une modi­fi­ca­tion des équi­libres éco­no­miques entre éli­mi­na­tion et recy­clage, par l’é­vo­lu­tion des coûts rela­tifs de ces dif­fé­rentes voies.

Effets directs et effets en retour d’une écotaxe

Une éco­taxe, en modi­fiant les prix rela­tifs à tous les stades du pro­ces­sus pro­duc­tif, de l’ex­trac­tion des res­sources natu­relles à la post-consom­ma­tion , entraîne donc, à tra­vers des inter­ac­tions com­plexes, un ensemble d’ac­tions qui pro­voque une évo­lu­tion du conte­nu éner­gé­tique et plus géné­ra­le­ment du conte­nu maté­riel de la crois­sance économique.

Le gra­phique ci-après pré­sente une sché­ma­ti­sa­tion de ces effets d’en­semble sur le sys­tème pro­duc­tif, et per­met d’en mesu­rer toute la complexité.

L’é­tude du CERNA s’est concen­trée sur l’a­na­lyse de l’en­semble d’ac­tions que la taxe induit direc­te­ment au sein des indus­tries for­te­ment consom­ma­trices d’éner­gie. Elle n’a pas abor­dé l’a­na­lyse plus com­plexe de toutes les actions induites par la taxe en aval de ces indus­tries (dans l’in­dus­trie manu­fac­tu­rière, au niveau de la consom­ma­tion finale, dans la sphère de la post-consom­ma­tion) et des consé­quences de ces actions en termes d’é­vo­lu­tion de la demande adres­sée aux indus­tries amont, en par­ti­cu­lier en termes d’é­vo­lu­tion de la demande de matériaux.

Une source d’op­po­si­tion autour de l’é­co­taxe porte ain­si sur l’é­va­lua­tion déli­cate de ses effets d’en­semble sur le conte­nu matière-éner­gie de la crois­sance éco­no­mique, et les consé­quences en retour de ces effets sur l’in­dus­trie for­te­ment consom­ma­trice d’éner­gie, qui se situe pour l’es­sen­tiel en amont du sys­tème pro­duc­tif, et sur l’in­dus­trie en général.

Effets statiques et effets dynamiques d’une écotaxe

Les éva­lua­tions des effets poten­tiels d’une éco­taxe n’in­tègrent géné­ra­le­ment pas l’ef­fet que pour­rait avoir une taxe sur la dyna­mique du pro­grès tech­nique ; ceci tient en par­tie aux ins­tru­ments d’a­na­lyse uti­li­sés (séries chro­no­lo­giques pour le trai­te­ment des don­nées, etc.).

Or, dans l’hy­po­thèse d’une taxe qui conti­nue­rait à croître, ce sont les effets dyna­miques d’une éco­taxe qui demandent à être exa­mi­nés. L’ho­ri­zon choi­si pour ana­ly­ser les effets est ain­si une autre source d’op­po­si­tion autour de l’écotaxe.

Les contrats de branche sont-ils une alternative à la taxe ?

Dans leur très grande majo­ri­té hos­tiles au pro­jet de taxe, les indus­triels fran­çais et euro­péens ont pro­po­sé que l’ef­fort de l’in­dus­trie pour réduire les émis­sions de gaz à effet de serre (effort qu’ils jugent néces­saire) s’or­ga­nise dans le cadre de contrats de branche. Dans ce cadre, des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles repré­sen­tant de grandes branches indus­trielles négo­cie­raient avec les admi­nis­tra­tions publiques des objec­tifs de réduc­tion d’é­mis­sions. Les moyens d’at­teindre ces objec­tifs seraient lais­sés à l’i­ni­tia­tive des groupes ayant signé les contrats.

À l’a­na­lyse, les contrats de branche appa­raissent comme un ins­tru­ment dont les effets seraient très dif­fé­rents de ceux d’une taxe. Par rap­port à une taxe, ils pré­sentent quatre défauts :
– ils ne garan­tissent en aucune façon la mini­mi­sa­tion, pour un objec­tif don­né de réduc­tion des émis­sions, du coût direct total des actions de réduc­tions enga­gées (4);
– ils n’en­gendrent pas de modi­fi­ca­tion des prix rela­tifs en aval des indus­tries for­te­ment consom­ma­trices d’éner­gie ; ils laissent donc de côté toutes les réduc­tions d’é­mis­sions qui résul­te­raient d’une modi­fi­ca­tion des choix entre maté­riaux et objets de consom­ma­tion finale résul­tant d’une évo­lu­tion de leurs prix rela­tifs en fonc­tion des émis­sions qu’ils engendrent ;
– leurs effets dyna­miques sur le pro­grès tech­nique sont faibles ;
– enfin, ils posent de dif­fi­ciles pro­blèmes de cohé­rence et d’é­qui­té dans la déter­mi­na­tion des objec­tifs par branche (ou par pays).

De ces trois pre­miers points, il res­sort donc que leur poten­tiel de réduc­tion d’é­mis­sion est a prio­ri plus limi­té que celui d’une taxe. Par contre, ils sont exempts des effets macroé­co­no­miques induits par les pertes de com­pé­ti­ti­vi­té qu’en­traî­ne­rait la taxe. Ils consti­tuent un ins­tru­ment réver­sible, mais de faible portée, •

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(1) P.-N. Giraud, A. Nadaï, « L’im­pact éco­no­mique de l’é­co­taxe. les effets de la taxe car­bone-éner­gie sur l’in­dus­trie fran­çaise « , Futu­ribles.juillet- août 1994.
(2) Avec 1 $ = 5,83 FF et 1 tep = 7,3 bl.
(3) On désigne par ce terme l’en­semble des opé­ra­tions tech­niques, des tran­sac­tions, etc., qui prennent place après qu’il y a eu consom­ma­tion d’un pro­duit. Il s’a­git donc de la col­lecte, du tri, de la mise en décharge, de l’in­ci­né­ra­tion , du recy­clage, de l’a­chat et de la vente de ce que l’on appelle com­mu­né­ment les » déchets « . Les déchets qui ne sont ni inci­né­rés ni recy­clables sont appe­lés déchets « ultimes ».
(4) Sauf à supposer :
– que la tota­li­té des entre­prises soit impli­quée par les contrats,
– que les négo­cia­tions entre elles pour se repar­tir l’ob­jec­tif glo­bal de réduc­tion soient « par­faites « , c’est-à-dire conduisent à ce que les actions de réduc­tion soient stric­te­ment entre­prises dans un ordre de coût croissant.

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