Demain, quels réacteurs nucléaires ?

Dossier : Le dossier nucléaireMagazine N°569 Novembre 2001
Par Jacques BOUCHARD
Par Dominique VIGNON (66)

L’électronucléaire : une énergie jeune et pleine d’avenir

L’électronucléaire : une énergie jeune et pleine d’avenir

Depuis douze mil­liards d’an­nées, depuis le big-bang et le feu des étoiles, la fusion nucléaire apporte à l’u­nivers la lumière, la chaleur et, in fine, l’én­ergie du vent. Et il y a quelque deux mil­liards d’an­nées, bien avant l’in­ven­tion de la roue suiv­ie de son cortège de pro­grès et de drames, la fis­sion nucléaire elle-même était sur terre un phénomène naturel : à cette péri­ode en effet où la teneur de l’u­ra­ni­um en iso­tope fis­sile U235 était très supérieure à celle d’au­jour­d’hui, et pen­dant une cen­taines de mil­lions d’an­nées, des réac­tions de fis­sion nucléaire se sont entretenues en une ving­taine de sites du Gabon.

De ces réac­teurs géologiques, il ne reste qu’une anom­alie dans la teneur rel­a­tive des iso­topes de l’u­ra­ni­um1, et la démon­stra­tion, encour­ageante pour le stock­age des déchets radioac­t­ifs, que les pro­duits de fis­sion restent là où ils se sont déposés. Mais ce n’est que très récem­ment que notre humani­té a réal­isé une réac­tion de fis­sion nucléaire entretenue et con­trôlée (Enri­co Fer­mi en 1942 dans le cadre du pro­jet Man­hat­tan) ; encore visait-elle un objec­tif mil­i­taire, certes pour mieux pré­par­er la paix, mais pas la pro­duc­tion d’électricité.

L’én­ergie nucléaire est jeune ; c’est la plus jeune des éner­gies exploitées par l’homme : les pre­miers réac­teurs com­mer­ci­aux des­tinés à la pro­duc­tion d’élec­tric­ité ont été mis en ser­vice au début des années soix­ante. C’est aus­si celle qui offre le plus grand poten­tiel de progrès.

Peu à atten­dre de l’én­ergie hydraulique, sou­vent con­som­ma­trice, en Chine, comme à Assouan, comme ailleurs, de val­lées agri­coles den­sé­ment peu­plées ; rien à espér­er à long terme des éner­gies fos­siles : inex­orable­ment, et très rapi­de­ment à l’échelle de temps de l’hu­man­ité, elles détru­isent des molécules chim­iques que la nature a mis des dizaines de mil­lions d’an­nées à con­stituer ; quant aux moulins à vent, Don Qui­chotte de la Men­sa les pour­fendait déjà il y a qua­tre siè­cles. Mais s’agis­sant de l’én­ergie nucléaire, beau­coup reste à faire, même si les bases tech­nologiques en ont été déjà bien explorées.

En effet, avant d’être une affaire de mil­i­taires, puis de poli­tiques, pour être demain une affaire d’in­vestis­seurs et d’en­vi­ron­nemen­tal­istes, l’én­ergie nucléaire fut une affaire de physi­ciens ; et en bons chercheurs, ils ont tout essayé :

  • les réac­teurs util­isant comme com­bustible de l’u­ra­ni­um naturel, ou de l’u­ra­ni­um enrichi (plus effi­cace, mais néces­si­tant une coû­teuse usine d’enrichissement) ;
  • les réac­teurs refroidis à l’eau (elle a une bonne capac­ité calori­fique, mais ne per­met pas d’aller haut en tem­péra­ture et donc en ren­de­ment) ; ou au gaz (c’est l’in­verse : haut ren­de­ment mais faible capac­ité ther­mique, et donc grands réac­teurs pour une puis­sance don­née), ou par des métaux fon­dus (sodi­um, ou plomb, ou eutec­tiques), mais ils peu­vent brûler, ou se solid­i­fi­er aux tem­péra­tures usuelles et donc col­mater les cir­cuits ; ou avec des liq­uides organiques, mais leur sta­bil­ité est dif­fi­cile à main­tenir dans la durée ;
  • les réac­teurs dont les neu­trons sont ralen­tis (pour faciliter la réac­tion nucléaire et son con­trôle) par l’hy­drogène (con­tenu dans l’eau) ou par le graphite ; ou pas mod­érés du tout (réac­teurs à neu­trons rapides).


Dans les années cinquante à soix­ante-dix, tous les triplets ” com­bustible-calo­por­teur-mod­éra­teur ” ont été étudiés, avec des for­tunes divers­es et une con­clu­sion évi­dente ; les réac­teurs refroidis et mod­érés à l’eau (portée à ébul­li­tion dans le cœur du réac­teur pour entraîn­er directe­ment une tur­bine ; ou pres­surisée, la vapeur étant pro­duite par échange ther­mique avec un cir­cuit sec­ondaire dans des généra­teurs de vapeur) sont les plus sim­ples, fiables2 et économiques.

La pre­mière généra­tion de réac­teurs refroidis et mod­érés à l’eau, issue de tech­niques mis­es au point pour la propul­sion des sous-marins et porte-avions, est encore en ser­vice aujour­d’hui. Ils four­nissent plus de 95 % de l’élec­tric­ité nucléaire, soit près du cinquième de l’élec­tric­ité mon­di­ale. Leurs coef­fi­cients de disponi­bil­ité, aux États-Unis par exem­ple, tour­nent autour de 90 % (juste le temps de l’ar­rêt annuel pour recharge­ment du com­bustible) ! Et la Nuclear Reg­u­la­to­ry Com­mis­sion améri­caine a entre­pris d’au­toris­er la pour­suite de l’ex­ploita­tion de ces réac­teurs jusqu’à soix­ante ans (déjà cinq réac­teurs ont reçu cette autori­sa­tion, et on estime qu’en­v­i­ron qua­tre-vingt- dix vont suiv­re). Alors les ingénieurs doivent-ils mieux faire, et quoi ?

Quelles spécifications pour les réacteurs de demain ?

Quelque ténu qu’il soit, le marché des cen­trales nucléaires relève des tech­niques du mar­ket­ing. Il y a des clients : directe­ment les investis­seurs, mais aus­si indi­recte­ment les autorités de sûreté, voire les gou­verne­ments dans cette indus­trie très ” stratégique “, et évidem­ment les opin­ions publiques. Ces clients ont des deman­des plus com­plex­es, en tout cas plus con­tra­dic­toires que celles sat­is­faites par les physi­ciens de la péri­ode glo­rieuse des années cinquante-soix­ante. Et la déré­gle­men­ta­tion des marchés de l’élec­tric­ité rend la vie plus dif­fi­cile aux investis­seurs et donc à leurs four­nisseurs : hier, les charges d’in­vestisse­ment et d’ex­ploita­tion étaient trans­férées, à tra­vers un prix de vente admin­istré, aux con­som­ma­teurs d’élec­tric­ité qui n’avaient qu’à acquit­ter leur fac­ture. Demain, les clients pour­ront chang­er d’opéra­teur s’il a fait de mau­vais choix d’in­vestisse­ments le con­duisant à pro­duire de l’élec­tric­ité trop chère. Com­ment con­ver­tir ces con­sid­éra­tions sur l’at­tente du marché en critères de con­cep­tion de nou­veaux réacteurs ?

D’abord et plus que jamais une nou­velle cen­trale nucléaire doit être com­péti­tive, par rap­port au char­bon ou au gaz. Mais à quel hori­zon de temps ?

Les financiers souhait­ent des retours rapi­des, ce qui pénalise l’in­vestisse­ment nucléaire, dont le coût d’in­vestisse­ment est élevé par rap­port à des instal­la­tions util­isant des com­bustibles fos­siles ; les aléas à moyen terme du prix de leur com­bustible et les incer­ti­tudes d’ap­pro­vi­sion­nement ne sont en effet pas pris en compte par un sys­tème énergé­tique déré­gle­men­té dès lors que l’in­vestisse­ment a été rapi­de­ment rentabilisé.

Les investis­seurs n’ai­ment pas le risque ; ils exi­gent que les nou­veaux moyens de pro­duc­tion, mal­gré leur com­plex­ité, marchent du pre­mier coup, atteignant dès leur mise en ser­vice des disponi­bil­ités très élevées : ils sont en ce sens un frein à l’innovation.

Enfin investis­seurs et financiers n’ai­ment pas décider. Ils ne veu­lent le faire que très tar­di­ve­ment, quand la demande est évi­dente (voir la sit­u­a­tion cal­i­forni­enne), et non pas sur la base d’une prévi­sion de crois­sance atten­due comme ils le fai­saient à l’époque des trente glo­rieuses. Ils priv­ilégient donc des unités de pro­duc­tion plus petites, capa­bles de don­ner lieu à des incré­ments de capac­ité plus faibles ; et ils souhait­ent rac­cour­cir le délai entre leur déci­sion de con­stru­ire et la mise en ser­vice (pré­cisé­ment parce que la demande est là quand ils déci­dent). Bref, ils veu­lent des cen­trales plus petites et moins chères (alors que la taille est un fac­teur de réduc­tion du prix spé­ci­fique), mais ils ne veu­lent surtout pas de nou­veaux produits.

Les opin­ions veu­lent, elles, des cen­trales tou­jours plus sûres, sans cepen­dant que les autorités de sûreté puis­sent vrai­ment quan­ti­fi­er le ” how safe is safe enough ” ; et égale­ment des cen­trales qui ne fassent pas de déchets, oubliant que les vol­umes en cause sont très faibles, alors qu’elles parais­sent para­doxale­ment peu sen­si­bles aux énormes quan­tités de déchets rejetés par la com­bus­tion des com­bustibles fossiles.

À ces souhaits con­tra­dic­toires — mais après tout les clients ne sont-ils pas en droit pour le nucléaire comme pour n’im­porte quel autre pro­duit, de vouloir mieux et moins cher ? — les indus­triels et les organ­ismes de recherche qui les ali­mentent en nou­velles tech­nolo­gies appor­tent une réponse graduée selon l’hori­zon de la demande : pour les clients prêts à pass­er com­mande de suite, le meilleur pro­duit est le réac­teur à eau et ses per­fec­tion­nements. Et pour le long terme, l’in­dus­trie doit con­sid­ér­er de nou­veaux réac­teurs plus petits, ou prenant en compte encore davan­tage les con­traintes du cycle du combustible.

Les réacteurs à eau : le cheval de labour de l’électronucléaire

Chevaux de labour de la pro­duc­tion nucléaire, plus de deux dizaines de bons vieux réac­teurs à eau sont actuelle­ment en con­struc­tion au Japon, en Corée, en Chine con­ti­nen­tale, à Tai­wan et en Inde ; et la Fin­lande envis­age de lancer un appel d’of­fres l’an prochain. À cette demande l’in­dus­trie offre deux répons­es selon les souhaits : une amélio­ra­tion con­tin­ue des pro­duits tirant le meilleur par­ti des évo­lu­tions tech­niques générales, et de nou­velles approches de la sûreté.

Amélioration continue des produits

Out­re l’adop­tion de matéri­aux plus per­for­mants — les prob­lèmes causés par la cor­ro­sion sous toutes ses formes qui fut le plus impor­tant fac­teur d’indisponi­bil­ité des réac­teurs à eau sont main­tenant réso­lus — les nou­veaux réac­teurs à eau font appel aux tech­nolo­gies les plus mod­ernes de con­trôle com­mande, issues des pro­grès généraux des tech­nolo­gies de l’information.

Les salles de com­mande sont des ” cock­pits ” (comme une cab­ine de pilotage d’Air­bus) : les opéra­teurs dis­posent devant leur fau­teuil d’une infor­ma­tion com­plète sur l’é­tat des sys­tèmes et de l’in­stal­la­tion, et aus­si sur les procé­dures à appli­quer en toutes cir­con­stances. C’est EDF qui a été le précurseur avec la dernière série de cen­trales français­es N4, suivi par les Japon­ais. Et ce sont des solu­tions ana­logues que Fram­atome ANP met en œuvre actuelle­ment en Chine sur un réac­teur dont la con­cep­tion générale et les com­posants sont russ­es, et pro­posera pour la suite des réal­i­sa­tions chi­nois­es sur ses pro­pres réacteurs.

Quant à la régu­la­tion et aux automa­tismes des réac­teurs, ils utilisent des tech­nolo­gies numérisées, après fia­bil­i­sa­tion adéquate des archi­tec­tures de micro­processeurs. Ils per­me­t­tent des tests plus faciles, mais aus­si une con­duite des réac­teurs au plus près des phénomènes physiques ; et donc une meilleure util­i­sa­tion des marges et une réduc­tion du coût.

Mais les réac­teurs à eau qui fonc­tion­nent sous forte pres­sion ont le défaut de ris­quer de per­dre leur eau : c’est l’ac­ci­dent de ” perte de refroidisse­ment “. Étudié et pris en compte dès les orig­ines de cette fil­ière, cet acci­dent (ain­si que d’autres pris en compte dans la con­cep­tion) a don­né lieu pro­gres­sive­ment à une sys­té­ma­ti­sa­tion de la démarche de sûreté fondée sur l’i­den­ti­fi­ca­tion de bar­rières suc­ces­sives et une ” défense en pro­fondeur ” pour ren­dre très faible la prob­a­bil­ité d’un acci­dent majeur, et éviter la dis­sémi­na­tion de pro­duits radioac­t­ifs dans l’en­vi­ron­nement. La mau­vaise com­préhen­sion qu’a le pub­lic de la sûreté nucléaire, et ses craintes vis-à-vis de cette tech­nique con­duisent cepen­dant à souhaiter ren­dre la sûreté des réac­teurs à eau plus lis­i­ble, voire à l’ac­croître encore. Deux voies ont été adop­tées pour des réac­teurs aujour­d’hui commercialisés.

Utilisation de systèmes passifs

L’u­til­i­sa­tion de sys­tèmes pas­sifs pour assur­er la sûreté des réac­teurs n’a rien de réelle­ment nou­veau : dans la plu­part des réac­teurs, les grappes de com­mande qui s’in­sèrent dans le cœur pour con­trôler la réac­tion nucléaire tombent par grav­ité. Mais les réac­teurs à eau utilisent aus­si beau­coup de sys­tèmes act­ifs pour injecter l’eau dans le cœur et assur­er son refroidisse­ment. Recourant à des pom­pes entraînées par des moteurs élec­triques, ils peu­vent être jugés insuff­isam­ment fiables mal­gré les dupli­ca­tions de sys­tèmes et de fonc­tions (redon­dance et diver­si­fi­ca­tion) adoptées.

West­ing­house aux États-Unis a dévelop­pé un con­cept util­isant le plus sys­té­ma­tique­ment pos­si­ble la con­vec­tion naturelle pour assur­er la cir­cu­la­tion de l’eau, ou la grav­ité pour ali­menter le cœur dès qu’il est dépres­surisé : c’est le réac­teur AP-600 (réac­teur pres­surisé de 600 MW) qui a fait l’ob­jet d’une licence de la NRC (autorité de sûreté américaine).

La rel­a­tive­ment faible taille de ce réac­teur, qui en pénalise la com­péti­tiv­ité, con­duit ce vendeur à dévelop­per sur les mêmes idées un réac­teur de 1 000 MW ; il n’a pas cepen­dant à ce jour sus­cité un réel intérêt. Il s’avère en fait que ces dis­po­si­tions ” pas­sives ” (on n’élim­ine pas les vannes ou clapets, qui restent des com­posants act­ifs) s’in­tè­grent plus facile­ment dans les réac­teurs à eau bouil­lante, Fram­atome ANP dis­pose aus­si d’un con­cept de réac­teur à eau pas­sif : le SWR-1000 (Siede Wass­er Reak­tor) dont la con­cep­tion a été ini­tiée par Siemens, un peu moins dévelop­pé que l’AP-600, mais tech­nique­ment et économique­ment plus prometteur.

Diversification accrue ; confinement renforcé

Si la pas­siv­ité peut ren­dre la sûreté plus com­préhen­si­ble et mieux accept­able par le pub­lic, elle ne réduit pas néces­saire­ment la prob­a­bil­ité des acci­dents, et n’améliore en aucune façon leur con­fine­ment. C’est autour de ces deux objec­tifs qu’a été dévelop­pé le réac­teur fran­co-alle­mand EPR (Euro­pean Pres­sur­ized Reac­tor) conçu pour qu’un acci­dent ayant des con­séquences au-delà de la clô­ture du site de la cen­trale soit exclu. Par rap­port aux réac­teurs antérieurs, la fia­bil­ité des sys­tèmes a été encore accrue (plus de redon­dances et de diver­si­fi­ca­tions) ; de plus, des dis­po­si­tions ont été adop­tées pour que, même si le cœur du réac­teur venait à fon­dre, les con­séquences en soient con­finées au bâti­ment réac­teur lui-même.

Mal­heureuse­ment, mal­gré le génie des con­cep­teurs, de telles dis­po­si­tions, des­tinées à servir une fois tous les mil­lions d’an­nées (à peu près !) sont coû­teuses. Et à peu près aus­si coû­teuses quelle que soit la puis­sance des réac­teurs. À titre d’ex­em­ple, le diamètre de l’en­ceinte de con­fine­ment d’un réac­teur pres­surisé de 950, de 1 300 ou 1 550 MW est sim­i­laire ; et les cir­cuits de sécu­rité, injec­tion d’eau et refroidisse­ment, com­por­tent le même nom­bre de vannes, de pom­pes, de moteurs ou d’échangeurs. Ce ” coût fixe ” de la sûreté est une inci­ta­tion à dévelop­per des réac­teurs de grande puis­sance, et c’est la rai­son pour laque­lle la puis­sance nom­i­nale retenue pour l’EPR est de 1 520 MW. Ce qui peut paraître élevé pour les investis­seurs qui cherchent non seule­ment un bas coût de pro­duc­tion (kWh), mais un faible mon­tant de l’in­cré­ment de capac­ité ; et égale­ment pour l’opin­ion sen­si­ble aux sirènes du ” small is beau­ti­ful “.

Mais l’EPR a été en réal­ité conçu selon une démarche très antic­i­pa­tive et très ori­en­tée ” mar­ket­ing ” : lorsque les réac­teurs européens, en moyenne plus âgés que les réac­teurs français, seront à rem­plac­er, les con­sid­éra­tions de prix des éner­gies fos­siles, d’indépen­dance énergé­tique et de lim­i­ta­tion des émis­sions de gaz à effet de serre con­duiront à con­sid­ér­er leur rem­place­ment par de nou­veaux réac­teurs nucléaires. Or, les nou­veaux sites ne seront pas plus faciles à faire accepter que ne l’é­tait hier Plo­goff. Autant à ce moment utilis­er les sites exis­tants, dis­posant de bonnes con­nex­ions au réseau élec­trique à très haute ten­sion, de source d’eau, d’un bon sol pour les fon­da­tions et du sou­tien de la com­mu­nauté locale.

L’EPR est bien adap­té aux critères de demain et il est dès main­tenant bien adap­té aux con­traintes de rareté de sites d’un cer­tain nom­bre de pays asi­a­tiques. Il a fait l’ob­jet d’é­tudes très appro­fondies, les plus impor­tantes par­mi les dif­férents mod­èles de réac­teurs présen­tés sur le marché. Tout au long de son développe­ment, il a été exam­iné en par­al­lèle par les autorités de sûreté français­es et alle­man­des, four­nissant l’os­sa­t­ure d’un corps de doc­trine com­mun. D’où l’im­por­tance de lancer rapi­de­ment la con­struc­tion du pre­mier réac­teur, gage du main­tien d’une indus­trie européenne nucléaire forte et compétitive.

Des réacteurs plus petits sont-ils possibles ?

L’EPR, oui ! Mais la mode sem­ble priv­ilégi­er les petits réac­teurs ; or les coûts fix­es des réac­teurs à eau obèrent leur com­péti­tiv­ité pour les puis­sances faibles. Il y a bien, régulière­ment, des ten­ta­tives pour con­cevoir de petits réac­teurs : il en reste surtout une flo­rai­son d’acronymes. À par­tir de la même idée de réac­teurs très com­pacts (pom­pes ou généra­teurs de vapeur inté­grés dans la cuve), on a vu fleurir Ther­mos qui devait fournir de l’élec­tric­ité au plateau de Saclay et de la chaleur à la ville de Paris, le PIUS dévelop­pé en Suède par AseaAtom, et aujour­d’hui IRIS, nou­v­el avatar présen­té par West­ing­house au Depart­ment of Ener­gy améri­cain pour en obtenir quelques sub­sides ; aucun de ces pro­jets n’a con­nu de grand avenir, car la com­péti­tiv­ité des petites cen­trales implique sans doute le change­ment de type de réacteur.

Et la nature étant par­fois bonne fille, il y a des réac­teurs qui ne peu­vent se con­cevoir qu’à faible puis­sance uni­taire : le gaz util­isé comme calo­por­teur a des per­for­mances ther­miques si médiocres que la puis­sance des réac­teurs refroidis à gaz doit être lim­itée. C’est ce qui a entraîné la mort de la fil­ière française ” graphite-gaz ” conçue dans les années soix­ante : cœurs très gros, pour en réduire la puis­sance volu­mique ; gaines de com­bustibles impli­quant d’en lim­iter forte­ment la tem­péra­ture, et cor­réla­tive­ment ren­de­ment faible.

Mais les ingénieurs d’au­jour­d’hui dis­posent de nou­velles ” briques ” tech­nologiques. On sait faire des com­bustibles sous forme de billes en céramique de très petite dimen­sion (pour favoris­er l’échange ther­mique), ne fon­dant qu’à des tem­péra­tures très élevées. Et on sait utilis­er le gaz à très haute tem­péra­ture pour l’en­traîne­ment des tur­bines : la tech­nique et les matéri­aux en ont été dévelop­pés pour les réac­teurs d’avion et util­isés pour les tur­bines à gaz élec­trogénéra­tri­ces. La très haute tem­péra­ture en sor­tie de réac­teur per­met d’ac­croître le dif­féren­tiel de tem­péra­ture dans le cœur du réac­teur et donc d’amélior­er l’échange.

Quelques mérites addi­tion­nels des réac­teurs à haute tem­péra­ture refroidis au gaz : le risque de fusion glob­ale du cœur est très éloigné, du fait du matéri­au util­isé pour le com­bustible ; par con­séquent la sûreté vise surtout à assur­er un refroidisse­ment sat­is­faisant des struc­tures sup­por­t­ant le cœur, ce qui peut se faire par ray­on­nement, pour autant que la puis­sance à évac­uer et donc une fois encore la taille du réac­teur reste faible ; de plus, la céramique étant chim­ique­ment neu­tre le stock­age défini­tif du com­bustible en est facilité.

Reste cepen­dant à effectuer de nom­breuses val­i­da­tions tech­nologiques : les hautes tem­péra­tures, fac­teurs de cor­ro­sion, ou de dilata­tions dif­féren­tielles des struc­tures sont tou­jours dif­fi­ciles à maîtris­er. Reste aus­si à résoudre de nou­veaux prob­lèmes de sûreté, spé­ci­fiques à ces réac­teurs. La sûreté des instal­la­tions nucléaires repose aujour­d’hui sur le principe ras­sur­ant de la défense en pro­fondeur : il ne peut y avoir d’ac­ci­dent que s’il y a des défail­lances suc­ces­sives de com­posants ou sys­tèmes indépendants.

Dans de nou­veaux con­cepts de réac­teurs à haute tem­péra­ture, le com­bustible céramique devrait être une bar­rière jugée suff­isam­ment robuste pour faire face à toute sit­u­a­tion anor­male. Néan­moins, ceci ne doit pas remet­tre en cause le principe de défense en pro­fondeur. Reste enfin à con­cili­er petite taille du réac­teur et économie : les solu­tions ne sont pas à pri­ori évi­dentes que ce soit pour l’en­ceinte de con­fine­ment ou pour le con­trôle com­mande (une seule salle de com­mande pour plusieurs petites unités ?). Tout ceci va néces­siter de l’imag­i­na­tion et de l’in­no­va­tion dans les travaux de R & D comme dans l’ingénierie de conception.

Les mérites poten­tiels des petits réac­teurs refroidis au gaz sont cepen­dant suff­isam­ment attrac­t­ifs pour qu’au­jour­d’hui deux équipes entre­pren­nent le développe­ment du con­cept. Une société sud-africaine, fil­iale de la Société nationale d’élec­tric­ité Eskom et asso­ciée au plus grand exploitant nucléaire améri­cain (Exelon) veut lancer en 2002 la con­struc­tion d’un pre­mier mod­ule de 110 à 125 MW ; selon ses pro­mo­teurs, plusieurs dizaines devraient suivre.

Et après tout, n’en faudrait-il pas une cinquan­taine pour rem­plac­er la seule cen­trale de Grav­e­lines dans le nord de la France ! Évi­tant les incon­vénients d’une taille exces­sive­ment petite, une autre équipe com­prenant Fram­atome ANP et l’améri­cain Gen­er­al Atom­ics asso­ciée à des parte­naires japon­ais définit actuelle­ment le pro­gramme de développe­ment d’un réac­teur de 300 MW ; bien évidem­ment le con­cours des organ­ismes de Recherche et Développe­ment, et en par­ti­c­uli­er du Com­mis­sari­at à l’én­ergie atom­ique sera une clef du suc­cès de pro­jets aus­si novateurs.

Et puisque nous sommes dans l’in­no­va­tion, rien n’in­ter­dit d’imag­in­er que ces nou­veaux réac­teurs nucléaires puis­sent sat­is­faire un autre objec­tif d’ac­tu­al­ité : la pro­duc­tion d’hydrogène.

De nom­breux travaux sont con­sacrés à l’u­til­i­sa­tion de ce nou­veau vecteur d’én­ergie pour résoudre le prob­lème des trans­ports (con­som­ma­tion effrénée des hydro­car­bu­res et pol­lu­tion). Or pour pro­duire pro­pre­ment de l’hy­drogène, il faut cass­er les molécules d’eau, par élec­trol­yse ou chim­ique­ment. L’ob­ten­tion de ren­de­ments sat­is­faisants sup­pose dans les deux cas de la chaleur à haute tem­péra­ture (800 à 1 000 °C). Une rai­son de plus de s’in­téress­er à ces con­cepts de réacteurs.

Et les déchets, mère Denis ?

Les ingénieurs ont donc beau­coup d’idées pour les réac­teurs, mais selon le lan­gage d’au­jour­d’hui, la demande sociale, c’est de résoudre la ques­tion des déchets. Les dif­férents développe­ments présen­tés ici appor­tent leur con­tri­bu­tion : dans toutes les fil­ières de réac­teurs, l’aug­men­ta­tion des taux de com­bus­tion est sig­ni­fica­tive. Par tonne de com­bustible neuf, on pro­duit de plus en plus de kWh ; et donc par unité d’én­ergie de moins en moins de com­bustible irradié et de déchets. Un lecteur de La Jaune et la Rouge com­prend cer­taine­ment cela ! Cela étant, il reste tou­jours des déchets : qu’en faire ?

Dans le com­bustible irradié qui sort des cen­trales, quel que soit le taux de com­bus­tion atteint, l’élé­ment dom­i­nant pour la radioac­tiv­ité à long terme est le plu­to­ni­um. C’est la rai­son du choix du retraite­ment et du recy­clage dans les com­bustibles MOX (mixed oxide). À défaut d’une meilleure util­i­sa­tion du plu­to­ni­um, que seuls per­me­t­tront des réac­teurs à neu­trons rapi­des, les réac­teurs à eau per­me­t­tent avec le MOX de maîtris­er le stock de plu­to­ni­um et donc de lim­iter la prise en compte de cet élé­ment dans la prob­lé­ma­tique de ges­tion des déchets.

Le développe­ment de nou­veaux élé­ments com­bustibles et des modes avancés de ges­tion des cœurs ren­dront encore plus attrac­tive l’u­til­i­sa­tion du plu­to­ni­um dans les réac­teurs à eau et donc faciliteront la maîtrise des quan­tités de cet élé­ment dont la ges­tion en matière val­oris­able sim­pli­fie con­sid­érable­ment le prob­lème des déchets nucléaires.

Dès l’o­rig­ine du développe­ment du nucléaire civ­il, ses pro­mo­teurs se sont préoc­cupés du cycle du com­bustible, mais en se con­cen­trant sur son amont, l’é­conomie de l’u­ra­ni­um. Ce métal est rel­a­tive­ment bien répar­ti sur la planète, mais il est vrai qu’un développe­ment très rapi­de de son util­i­sa­tion dans le cadre d’un recours mas­sif à l’én­ergie nucléaire pour­rait peser sur sa disponi­bil­ité et son prix. Et les physi­ciens ont fait observ­er que les réac­teurs dont les neu­trons sont ralen­tis sont certes plus faciles à pilot­er, mais n’u­tilisent qu’une petite par­tie de l’u­ra­ni­um (env­i­ron 1 %), alors que les réac­teurs à neu­trons rapi­des l’u­tilisent à peu près complètement.

Dans la sit­u­a­tion actuelle de l’é­conomie de l’u­ra­ni­um, l’in­térêt pour cette fil­ière a faib­li, même si une vision à long terme con­duit à déplor­er que l’on n’ait pas tiré tout le poten­tiel de con­nais­sance qu’au­rait pu apporter la cen­trale de Creys-Malville.

Les neu­trons rapi­des ont d’autres intérêts : ils peu­vent non seule­ment mobilis­er le poten­tiel énergé­tique du plu­to­ni­um, mais aus­si détru­ire les pro­duits de cap­ture à durée de vie très longue créés dans les réac­tions nucléaires. L’idée pre­mière est d’u­tilis­er pour cela des réac­teurs cri­tiques à neu­trons rapi­des ; le Pro­fesseur Rub­bia, fort de son prix Nobel, a pro­posé une autre solu­tion : cou­pler un accéléra­teur de par­tic­ules à un réac­teur sous-cri­tique, les par­tic­ules générant des neu­trons rapi­des dans une cible de spal­la­tion3.

Un tel dis­posi­tif per­me­t­trait théorique­ment — mais en com­bi­en de temps ? — d’élim­in­er les transuraniens à vie très longue, voire même les pro­duits de fis­sion à vie longue. Dans les deux cas, il faut maîtris­er les mêmes tech­nolo­gies de base ; en par­ti­c­uli­er peut-on dis­pos­er d’un calo­por­teur plus sat­is­faisant que le sodi­um au regard des con­traintes de sûreté ? Pourquoi pas, par exem­ple, des réac­teurs à neu­trons rapi­des refroidis au gaz. Dès lors que la très forte den­sité de puis­sance de ces con­cepts serait com­pat­i­ble avec l’u­til­i­sa­tion du gaz et en con­sid­érant ce qu’il peut apporter en pas­siv­ité et en ren­de­ment, ne serait-ce pas le meilleur réac­teur d’après-demain !

Énergie et société

L’én­ergie risque de man­quer demain à l’hu­man­ité ; mais les pro­jets de nou­veaux réac­teurs ne man­queront pas. Et seul leur aboutisse­ment per­me­t­tra à la crois­sance mon­di­ale d’être effec­tive­ment ” souten­able “, c’est-à-dire de ne pas brûler en quelques siè­cles les com­bustibles fos­siles qui ont mis des cen­taines de mil­lions d’an­nées à s’ac­cu­muler, et ne pas rejeter dans l’en­vi­ron­nement des gaz à effet de serre qui provo­quent des dérè­gle­ments irréversibles du climat.

Encore faut-il que la société, et les poli­tiques qui la représen­tent, réalisent le car­ac­tère stratégique de l’én­ergie : les États-Unis l’ont fait, qui ont le pro­jet de con­trôler, mil­i­taire­ment s’il le faut, le max­i­mum des ressources de la planète et souhait­ent aus­si soutenir l’u­til­i­sa­tion de l’én­ergie nucléaire. Les Européens pour­raient le faire en ayant un ambitieux pro­jet de développe­ment d’én­ergie paci­fique. L’én­ergie nucléaire y aura sûre­ment sa place, dès lors qu’une vision européenne de la sûreté, de l’en­vi­ron­nement et de l’é­conomie sera mise en œuvre.

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1. Partout sur la planète, l’iso­tope 235 représente 0,7 % du total ; dans ces sites, la teneur est plus faible.
2. Tch­er­nobyl n’é­tait pas de ce type.
3. Spal­la­tion : cf. dic­tio­n­naire Le Petit Robert : ” Réac­tion nucléaire provo­quée par des par­tic­ules accélérées avec une si grande énergie que le noy­au ” éclate ” en éjec­tant divers­es particules. ”

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