Délégué de la promo 30

Dossier : ExpressionsMagazine N°592 Février 2004Par : Feu Michel THÉRENTY, été 2001

Dans beau­coup de grandes écoles, ce sont les majors de pro­mo­tion qui s’oc­cupent des rela­tions avec le com­man­dant de l’é­cole, comme avec l’ex­té­rieur. À l’X, le major – les majors puis­qu’il y a deux pro­mo­tions pré­sentes – sont par­fois consul­tés par le Géné ou le Colo com­man­dant en second ou le direc­teur des études. Mais, son rôle est infime par rap­port à celui des cais­siers. Ceux-ci sont vrai­ment les gar­diens élus de l’âme d’une promotion.

De mon temps, il y avait, dans chaque pro­mo, deux cais­siers, dits » la grosse Kès » et » la petite Kès » ; ce duo consti­tuait » la Kès « , qui sié­geait dans un local – » binet » dans notre argot – situé près de nos salles d’études.

Mais, voyons d’a­bord com­ment étaient dési­gnés les cais­siers. Au prin­temps de chaque année se dérou­lait » la cam­pagne de Kès » : chaque tan­dem de can­di­dats de la pro­mo alors en pre­mière année (deux, comme sur un tan­dem) riva­li­sait avec les autres can­di­dats, direc­te­ment ou par l’in­ter­mé­diaire de ses par­ti­sans, pour mon­trer sa supé­rio­ri­té. Il n’é­tait pas rare qu’un tan­dem fasse venir un après-midi quelques dro­ma­daires pour offrir des mon­tures inédites, dans la cour de l’É­cole, ou, telle ou telle vedette du rire ou de la chan­son, pour dis­traire les élec­teurs, en même temps que leurs anciens qui n’é­taient plus concernés.

Pas­sons au sys­tème élec­to­ral. Les can­di­dats se pré­sen­taient par tan­dems. Mais, les élec­teurs pou­vaient, dans leur vote, choi­sir deux can­di­dats, sans qu’il soit obli­ga­toire de les prendre dans le même tan­dem. Étaient alors élus : » grosse Kès » celui qui avait obte­nu le plus de voix, » petite Kès » le sui­vant. Dans ma pro­mo­tion, deux tan­dems étaient en com­pé­ti­tion : BTL, c’est-à-dire BOURDOS-LEGENDRE, tan­dem dont j’a­vais diri­gé la cam­pagne élec­to­rale, et PTV, c’est-à-dire PORTALIS-VAN DEN PERRE. Ce der­nier fut élu grosse Kès et LEGENDRE petite Kès.

Une fois élus, les nou­veaux cais­siers rejoi­gnaient les cais­siers de la pro­mo pré­cé­dente pour s’i­ni­tier à leurs fonc­tions. Ils pou­vaient sor­tir de l’É­cole quand bon leur sem­blait ; ils avaient, en effet, à exer­cer, à l’ex­té­rieur, des fonc­tions repré­sen­ta­tives de notre collectivité.
Par­mi ces fonc­tions, je me sou­viens qu’ils s’oc­cu­paient de venir en aide aux gens pauvres du quar­tier de Paris qui nous entou­rait. Ils envoyaient ceux de leurs cama­rades, volon­taires évi­dem­ment, le mer­cre­di après-midi, jour de sor­tie, visi­ter telle ou telle famille néces­si­teuse, par exemple, dans la rue Mouf­fe­tard ou dans la rue du Car­di­nal Lemoine, enquê­ter sur les besoins puis por­ter les secours en espèces ou en nature (vivres, médi­ca­ments, etc.). Je me sou­viens avoir sou­vent par­ti­ci­pé à de telles démarches dont on peut ima­gi­ner les réper­cus­sions qu’elles avaient sur notre popu­la­ri­té dans tout le quartier.

Les cais­siers n’a­vaient pas le temps d’as­sis­ter aux cours ni d’é­tu­dier les feuilles qui en conte­naient l’es­sen­tiel. Ils devaient cepen­dant, pour le clas­se­ment de sor­tie, pas­ser les colles et faire » les com­pals « . Pour les colles, cela se pas­sait à l’a­miable : les col­leurs, pré­ve­nus, leurs met­taient une note moyenne sans se mon­trer trop curieux de leur connais­sance des sujets. Pour les com­po­si­tions, deux de leurs cama­rades venaient, à la fin de l’é­preuve (on admet­tait que les cais­siers remettent leurs copies avec un peu de retard) leur dic­ter une solu­tion résu­mée. La grosse Kès, VAN DEN PERRE, écri­vait ce que lui dic­tait le major, DESROUSSEAUX. Moins chan­ceux, LEGENDRE, la petite Kès, écri­vait fidè­le­ment ce que je lui indi­quais. Faut-il vous avouer que, dans toutes les » com­pals « , VAN DEN PERRE eut des notes supé­rieures à celles de LEGENDRE ? Je m’y atten­dais… Après cette » séance de dic­tée « , DESROUSSEAUX et moi allions déjeu­ner avec les deux cais­siers dans une petite salle à man­ger qui leur était réser­vée, où l’on nous ser­vait un menu net­te­ment amé­lio­ré. Je pen­sais que je l’a­vais bien mérité !

J’ai dit plus haut – et cette for­mule me semble conforme à la réa­li­té – que les cais­siers étaient les gar­diens élus de l’âme d’une pro­mo­tion. Une âme ne meurt pas et il résul­tait de l’é­lec­tion de nos cais­siers qu’ils devaient s’oc­cu­per de leur pro­mo­tion pen­dant toute leur vie.
Ce fut vrai pour mon ami LEGENDRE qui se mon­tra, jus­qu’au ter­rible acci­dent d’au­to­mo­bile qui lui coû­ta la vie en juillet 1973, un remar­quable caissier.

Il avait créé une caisse de secours de la pro­mo qui, indé­pen­dante de la Caisse de secours des anciens X et s’y ajou­tant, venait en aide, dans la plus grande dis­cré­tion, aux cama­rades en dif­fi­cul­té ou aux veuves dont les moyens finan­ciers étaient un peu faibles pour éle­ver leurs enfants. Pour gérer cette caisse, dont il col­lec­tait les fonds dans toute la pro­mo, il s’é­tait entou­ré d’un comi­té de 3 ou 4 cama­rades, qui se réunis­sait pério­di­que­ment chez lui. D’autre part, il réunis­sait la pro­mo­tion chaque année – c’est le rôle mini­mum des cais­siers – pour un repas ami­cal, nous convo­quant à la Mai­son des X, rue de Poi­tiers, à Paris, par l’in­ter­mé­diaire de La Jaune et la Rouge.

Pen­dant les quelques années qui sui­virent la mort de LEGENDRE, il n’y eut plus de vie de pro­mo­tion. Puis, quelques cama­rades convo­quèrent à la Mai­son des X, pour des cock­tails, ceux d’entre nous qui habi­taient la région parisienne.

Dans les années 80, je me suis dit que cette situa­tion ne pou­vait durer, et je me suis obs­ti­né à orga­ni­ser un déjeu­ner annuel à la Mai­son des X. L’AX me four­nis­sait toutes les adresses de mes camarades.

Mes efforts furent assez vite cou­ron­nés de suc­cès, et je fus très heu­reux de sen­tir que ma pro­mo­tion était en train de retrou­ver » une âme « . Je fus aidé par HUBLOT et par EHRHARD.

J’ap­pris alors que, sur l’an­cien empla­ce­ment de notre École, main­te­nant trans­fé­rée à Palai­seau, étaient regrou­pés les ser­vices minis­té­riels concer­nant les Uni­ver­si­tés et la Recherche, et que, pour les besoins du per­son­nel de ces ser­vices, avait été créé un res­tau­rant admi­nis­tra­tif, situé au pre­mier sous-sol de notre Pavillon Joffre, c’est-à-dire à l’emplacement même de notre » magnan » d’au­tre­fois. J’ai pris contact avec son gérant et, depuis une dizaine d’an­nées, les Magnans de la pro­mo 30 se tiennent donc chaque année sur la Mon­tagne-Sainte-Gene­viève, à l’emplacement où nous pre­nions nos repas quand nous avions 20 ans.

C’est en 1994 que je suis deve­nu offi­ciel­le­ment délé­gué de pro­mo. Cette année-là eurent lieu à Palai­seau les fêtes du bicen­te­naire de l’É­cole poly­tech­nique. Le Comi­té d’or­ga­ni­sa­tion remar­qua, paraît-il, que de nom­breuses ques­tions éma­nant de la pro­mo 30 venaient tou­jours de moi, ce qui était nor­mal, mes cama­rades et les veuves de mes cama­rades dis­pa­rus ayant pris l’ha­bi­tude de s’a­dres­ser à moi. Ce Comi­té inci­ta donc le secré­taire géné­ral de l’A.X. à m’ins­crire dans les pages bleues de l’an­nuaire par­mi ceux que l’on appelle les Y, à la rubrique A‑IV- Cais­siers et délé­gués de pro­mo­tion. Beau­coup de mes cama­rades l’ayant remar­qué, m’é­cri­virent ou me télé­pho­nèrent qu’ils trou­vaient cela très bien, ce qui m’a inci­té à conti­nuer, donc à accep­ter ce titre.

Je me suis consa­cré de plus belle à cette fonc­tion, d’a­bord avec l’aide du ménage HUBLOT ; puis, mon cama­rade MULTRIER m’of­frit son aide.

Nous sommes ain­si trois à assu­mer cette agréable charge, trois qui s’en­tendent on ne peut mieux. Nous for­mons le » trio des organisateurs « .

Avec un mini­mum d’or­ga­ni­sa­tion, j’ai peu à peu appor­té cer­taines amé­lio­ra­tions au dérou­le­ment de nos réunions. J’ai, en par­ti­cu­lier, créé Les nou­velles de la pro­mo. Dans la lettre de convo­ca­tion adres­sée à mes cama­rades vivants et aux veuves dont je connais les adresses, je demande à cha­cun, qu’il vienne ou qu’il s’ex­cuse, de me don­ner quelques nou­velles le concer­nant (san­té, évé­ne­ments fami­liaux…). Dans l’in­ter­valle de temps sépa­rant la date limite des réponses et la date du magnan, je rédige sur 3 ou 4 pages un résu­mé de ces nou­velles. Ces pages sont dis­tri­buées aux pré­sents dès la fin du magnan et, c’est le plus impor­tant, envoyées quelques jours après aux excu­sés. Cette inno­va­tion a eu d’emblée beau­coup de suc­cès. Elle a pro­vo­qué beau­coup de cor­res­pon­dances entre cama­rades, des coups de télé­phone entre les uns et les autres, et j’ai été heu­reux de consta­ter qu’elle sou­dait vrai­ment la pro­mo­tion. La tra­di­tion des Nou­velles de la pro­mo sera res­pec­tée tant que je pour­rai m’y consacrer.

En 1998, mon cama­rade GARDET, le musi­cien de la pro­mo, a appor­té le vio­lon dont il jouait en 1930 et a ravi nos oreilles. Je ne déses­père pas qu’il recom­mence, appor­tant, cette fois, son alto.

Mon cama­rade MULTRIER eut, il y a quelques années, l’i­dée de faire écrire par cha­cun de nous le récit de sa jeu­nesse, de sa car­rière, de sa retraite. J’ai immé­dia­te­ment accueilli cha­leu­reu­se­ment cette idée et, grâce à MULTRIER, fut ain­si lan­cée l’o­pé­ra­tion Vies et car­rières d’X 30.

Je vais, afin de vous mon­trer ce que peuvent faire l’ac­tion d’un cais­sier et la soli­da­ri­té d’une pro­mo­tion, vous racon­ter une his­toire concer­nant mon cama­rade ira­nien Ria­hi TAGHI.

Il y avait, dans notre pro­mo­tion, sept élèves étran­gers dont je tiens à sou­li­gner qu’ils avaient subi les épreuves du même concours d’ad­mis­sion que nous et qu’ils devaient, pour être admis, avoir acquis plus de points que le der­nier d’entre nous.

Par­mi ces étran­gers, il y avait trois Ira­niens et, par­mi eux, Ria­hi, celui dont je vais vous parler.

Né à Ispa­han, y ayant appris le fran­çais… et les maths, il était venu en France à 17 ans et avait été élève de taupe au lycée Louis-le-Grand. Admis à l’X en 1930, il s’in­té­gra très vite à la pro­mo­tion. À la sor­tie, se des­ti­nant à la car­rière mili­taire, il fut, avec nous, élève à l’é­cole d’ap­pli­ca­tion d’ar­tille­rie de Fon­tai­ne­bleau. Il repar­tit ensuite vers son pays où une brillante car­rière fit de lui un géné­ral qui, en 1953, avait sous ses ordres la gar­ni­son de Téhéran.

Une démons­tra­tion mas­sive de la popu­la­tion de cette capi­tale l’a­me­na, sur l’ordre du Shah, à faire sor­tir les chars pour dis­sua­der les mani­fes­tants. Cela ne suf­fi­sant pas, le Shah ordon­na de faire tirer sur la foule. Bien que sachant ce qu’il ris­quait, Ria­hi refu­sa. Il fut alors arrê­té puis jugé, en même temps que le Pre­mier ministre Mos­sa­degh qui avait approu­vé sa décision.

Il encou­rait évi­dem­ment la peine capi­tale et tel fut d’ailleurs le pre­mier juge­ment du tri­bu­nal. Avant même que celui-ci fût pro­non­cé, notre cais­sier Pierre LEGENDRE l’ap­prit et réagit sans tar­der. Il écri­vit au Shah une lettre lui deman­dant, au nom de la pro­mo, de se mon­trer clé­ment. Cette lettre conte­nait une très belle phrase qui m’au­rait déci­dé (si j’a­vais été Shah !) : Notre cama­rade Ria­hi TAGHI nous a révé­lé les gran­deurs d’une patrie qu’il aimait pro­fon­dé­ment et qu’il a su nous faire aimer.

Cette sup­plique, accom­pa­gnée d’une lettre du géné­ral MAURIN, ancien ministre de la Guerre et pré­sident de l’A­mi­cale des anciens élèves de l’X, obtint l’ef­fet sou­hai­té : la peine capi­tale fut com­muée par le Shah en trois années d’emprisonnement.

Ce suc­cès de la cama­ra­de­rie poly­tech­ni­cienne n’est-il pas mer­veilleux ? Après sa libé­ra­tion, Ria­hi mon­ta à Téhé­ran une socié­té qui tra­vaillait en liai­son avec l’Ins­ti­tut Géo­gra­phique Natio­nal fran­çais et s’en­tou­ra d’in­gé­nieurs ayant étu­dié en France.

Sa femme, une Fran­çaise ori­gi­naire de Lyon, vint quel­que­fois à notre réunion annuelle puis, m’en­voya quelques docu­ments qu’elle sou­hai­tait voir pas­ser à la postérité.

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