De vrais patrons dans l’interdépendance

Dossier : La France a besoin d'entrepreneursMagazine N°549 Novembre 1999
Par Florence VIDAL

En octo­bre 1988, j’ai accom­pa­g­né un groupe de patrons français de la pro­fes­sion du meu­ble. C’é­taient des hommes intel­li­gents, vigoureux, très attachés à leur indépen­dance et à leur autonomie de déci­sion en trois domaines : con­cep­tion des pro­duits, choix des sous-trai­tants, rela­tions avec les clients.

Ils s’at­tendaient à ren­con­tr­er des “com­man­dants de bord” de leur type, cha­cun sur le pont de son bateau, maîtres après Dieu.

Or ils se sont trou­vés, non pas en face d’u­nités à 100 % autonomes, mais de grappes d’en­tre­pris­es, accep­tant sans états d’âme leur inter­dépen­dance et même, dans cer­taines opéra­tions, des direc­tives très strictes. En effet, les activ­ités de fab­ri­ca­tion sont le plus sou­vent décidées par des “édi­teurs” (on les appel­lent des impan­na­tori). Infor­més des ten­dances et des besoins du marché, ils finan­cent des pro­jets conçus par un design­er. Avec ce dernier, ils choi­sis­sent les entre­pris­es de pro­duc­tion puis, in fine, met­tent le pro­duit sur le marché et s’oc­cu­pent de tous les aspects de la commercialisation.

Plusieurs entre­pris­es sont ain­si amenées à tra­vailler en réseau, à coopér­er. Elles con­nais­sent l’im­por­tance du design (dans la petite ville de Can­tù, on peut admir­er une mer­veilleuse Galerie du design où sont exposés tous les pro­duits primés par le “Com­pas­so d’Oro”, le Nobel du design). Les show-rooms de Milan présen­tent admirable­ment le mobili­er con­tem­po­rain. Les entre­pris­es acceptent le pilotage des “édi­teurs”, leur font con­fi­ance pour capter les sig­naux faibles venus des qua­tre coins du monde.

Pour­tant nos Français ont été trou­blés. Tel le loup de la fable obser­vant la trace du col­lier sur le cou du chien avec lequel il con­ver­sait, ils se répé­taient : attachés à un con­sor­tium ou à des impan­u­a­tori, ces chefs d’en­tre­prise ital­iens sont-ils de vrais patrons ?

Prato

Eh bien ! Il faut les voir ces “faux patrons”, aus­si bien dans le meu­ble que dans l’un quel­conque des 200 dis­tricts indus­triels que com­prend l’Italie.

Par exem­ple, dans le dis­trict de Pra­to (Toscane) — 700 km2 — ils sont 9 000 dans le tex­tile pro­pre­ment dit, plus 235 dans les machines tex­tiles ; avec des entre­pris­es dont l’ef­fec­tif se situe entre 2 et 200 personnes.

Bien enten­du, les rôles ne sont pas les mêmes pour les plus petits et les plus gros, pour les moins spé­cial­isés et les plus spé­cial­isés. Mais les petits restent libres de choisir leurs parte­naires. Dans ce milieu où les entre­pris­es sont proches, tout se sait. Un com­porte­ment esclavagiste serait vilipendé par le groupe social où règne ce qu’on appelle “la con­fi­ance vigilante”.

Une large part de la con­cep­tion est assurée par un mil­li­er de chefs de file en inter­face avec le marché : ils iden­ti­fient les ten­dances de la mode, mobilisent les styl­istes, pren­nent des com­man­des, organ­isent les chaînes de pro­duc­tion, et pilo­tent les livraisons.

Tout ce qui est néces­saire aux entre­pris­es se trou­ve dans un ray­on de 20 kilo­mètres : savoir et savoir-faire, four­nisseurs, machines d’oc­ca­sion, pos­si­bil­ités d’aides et de services.

En con­trepar­tie, il faut accepter de s’in­scrire dans un réseau d’in­ter­dépen­dance où les com­pé­tences se croisent et se com­plè­tent ; et puis respecter quelques règles du jeu : cor­rec­tion pro­fes­sion­nelle et absten­tion de com­porte­ments “oppor­tunistes” nuis­i­bles au des­tin commun.

Moyen­nant quoi, Pra­to est l’une des plus fortes con­cen­tra­tions tex­tiles d’Eu­rope, et vend sa pro­duc­tion dans le monde entier. Tout aspi­rant entre­pre­neur, s’il a quelque tal­ent et s’il est prêt à tra­vailler dur, peut s’in­staller dans ce tis­su socio-économique vivant et créatif, où le chô­mage est qua­si inexistant.

La pop­u­la­tion du dis­trict s’i­den­ti­fie avec cette aven­ture qui remonte au Moyen Âge, et sur la place cen­trale de Pra­to s’élève la stat­ue de Francesco Dati­ni, marc­hand entre­pre­neur du XIVe siècle.

Le système des districts italiens

D’autres dis­tricts sont beau­coup plus récents, il s’en crée plusieurs par décen­nie, ce qui prou­ve que la for­mule cor­re­spond aux impérat­ifs économiques actuels1.

Pour fonc­tion­ner effi­cace­ment, le dis­trict a dû trou­ver des for­mules asso­cia­tives con­ciliant le désir d’indépen­dance des acteurs et la néces­sité pour eux d’ac­céder à des ser­vices qu’ils ne peu­vent dévelop­per indi­vidu­elle­ment. Le sys­tème encour­age dif­férentes formes d’au­to-organ­i­sa­tion. L’une des plus répan­dues est le con­sorzio.

Francesco Datini.
Francesco Dati­ni.

Il per­met de regrouper plusieurs entre­pris­es (aux­quelles peu­vent se join­dre d’autres entités économiques ou non) désireuses d’at­tein­dre cet objec­tif commun.

Le con­sorzio du jam­bon de San Daniele fixe des règles de dis­ci­pline et s’oc­cupe de pro­mo­tion. Pro­mose­dia (con­sorzio du siège) définit des straté­gies pour le “tri­an­gle de la Chaise et du Frioul”.

L’In­ter­nazionale Mar­mi e Mac­chine veille sur les intérêts col­lec­tifs des mar­bri­ers de Carrare.

Cer­tains con­sorzi se préoc­cu­pent d’achats de matières pre­mières, de for­ma­tion, d’or­gan­i­sa­tion de ser­vices, de con­sti­tu­tion de ban­ques de don­nées, d’ac­cès aux marchés, de mise en rela­tion avec les design­ers, etc. Nom­breux sont ceux qui se con­sacrent à la garantie de crédits et à la négo­ci­a­tion de ceux-ci.

Citons encore le CEAM (Con­sorzio Export Alto Milanese) réu­nis­sant une ving­taine de con­struc­teurs de machines tex­tiles qui se sont placés sous l’égide morale d’En­ri­co Del­l’Ac­qua, pio­nnier de l’ex­por­ta­tion inter­na­tionale à la fin du xixe siè­cle. Ce héros local a, lui aus­si, sa stat­ue sur la place de Bus­to Arsizio, ville où siège le con­sorzio.

D’autres types d’a­gré­ga­tions exis­tent. Ain­si Yama, hold­ing réu­nis­sant des indus­triels de la mécanique agri­cole (du gros matériel aux motocul­teurs) de Reg­gio d’Émilie.

Un spé­cial­iste du droit des sociétés, qui les con­nais­sait tous, leur a sug­géré de s’u­nir pour définir une stratégie com­mune (éla­gage d’ac­tiv­ités, acqui­si­tions, réso­lu­tion de prob­lèmes admin­is­trat­ifs et financiers). Cette opéra­tion bap­tisée “Coop­er­are per com­petere” fut en par­tie menée à bien grâce à l’im­pli­ca­tion des épous­es et des enfants des patrons de PME. Au lieu de jouer aux patronnes les épous­es mod­èrent les ten­ta­tions auton­o­mistes et monar­chiques de leurs époux, et con­tribuent à l’e­sprit coopératif.

Autre forme de “métagou­verne­ment”, celui de la SCM de Rim­i­ni qui regroupe des entre­pris­es de la machine à bois et les représente dans toutes les expo­si­tions inter­na­tionales. Selon les clients, on pro­pose des machines élé­men­taires, ou, au con­traire, des assem­blages d’élé­ments ultra-sophis­tiqués. Des inter­ac­tions inces­santes entre la SCM et les indus­triels per­me­t­tent de sus­citer des inno­va­tions prof­ita­bles à tous.

Une solution d’avenir pour les PME

En Ital­ie, de nom­breux et solides ouvrages analy­sent les fonc­tion­nements des dis­tricts. Leurs auteurs esti­ment que ces types de coopéra­tion pour “con­ve­nance économique” sont loin d’être folk­loriques ou provin­ci­aux. En fait, ils pré­fig­urent l’avenir en offrant une alter­na­tive au fordisme. Ces formes d’au­to-organ­i­sa­tion per­me­t­tent de con­cili­er les néces­sités économiques d’un ter­ri­toire avec la pos­si­bil­ité de “fare soci­eta”, c’est-à-dire de main­tenir le lien social.

Une telle approche sup­pose que l’on maîtrise l’art de tra­vailler avec les autres, tant en recon­nais­sant leurs com­pé­tences et leurs apports qu’en accep­tant de partager un peu de pou­voir avec eux. Comme toute cul­ture, celle-ci peut s’ac­quérir. Les Transalpins, qui se dis­ent des indi­vid­u­al­istes forcenés, ont su se l’ap­pro­prier et la met­tre en pra­tique avec le suc­cès que l’on sait.

Puisse l’é­d­u­ca­tion don­née à nos jeunes Français dévelop­per en eux des com­porte­ments d’en­tre­pre­neurs adap­tés à leur temps où se con­cilient la libre ini­tia­tive et la coopéra­tion interentreprises.

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1. Les dis­tricts indus­triels n’in­ter­vi­en­nent pas dans les secteurs lourds. On les retrou­ve dans le “Made in Italy”, les biens d’équipement, le bio­médi­cal, la mécanique fine, les machines pour l’in­dus­trie (3e rang mon­di­al après l’Alle­magne et le Japon). Situés essen­tielle­ment dans le nord et le cen­tre de la pénin­sule, ils représen­tent 2 200 000 emplois, 60 000 entre­pris­es et 30 % des expor­ta­tions. Leur développe­ment s’est fait essen­tielle­ment sans aide de l’É­tat, avec l’ap­pui des forces locales. Créé en 1995, le Club des Dis­tricts est une super­struc­ture qui coor­donne l’ac­tion col­lec­tive d’une trentaine d’en­tre eux.

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