D’autres correspondances

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°608 Octobre 2005Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Appari­er musiques et mets est l’association idéale, le rêve de l’hédoniste sybarite : la musique sol­licite le seul de nos sens que la dégus­ta­tion ne met pas en jeu, et, si l’on sait pra­ti­quer ce jeu exquis, on peut attein­dre au nir­vana. Mais il est un autre appariement, plus focal­isé, plus spir­ituel aus­si – du moins en apparence : celui de la musique avec la lit­téra­ture. Et ceux qui, à force de s’exercer, parvi­en­nent à lire en écoutant de la musique (à ne pas con­fon­dre avec la triste pra­tique de la “ musique de fond ”, que l’on entend pas­sive­ment, comme dans les ascenseurs et les super­marchés), peu­vent con­naître ain­si de petits bon­heurs rares.

Violon

Carl-Philipp Emanuel Bach est un musi­cien orig­i­nal, plein de charme et de fan­taisie, plus proche de Scar­lat­ti que de son père Jean-Sébastien : légèreté sub­tile, rup­tures de rythme, une musique faite pour éton­ner et pour séduire. Edna Stern (que l’on a enten­due cet été à La Roqued’Anthéron) a choisi le pianoforte pour jouer, avec Aman­dine Bey­er au vio­lon baroque, les Sonates pour vio­lon et clavier1. Une musique à la fois raf­finée et jubi­la­toire, qui marie pas­sion et rai­son, et que l’on écouterait volon­tiers en lisant Diderot (Jacques le Fatal­iste).

Eugène Ysaye, inter­prète de légende et dédi­cataire de nom­bre d’oeuvres célèbres comme la Sonate de Franck ou le Poème de Chaus­son, a été aus­si un com­pos­i­teur con­sid­érable – à la dif­férence de tant de solistes dont les com­po­si­tions sont à oubli­er – et ses Sonates pour vio­lon seul, dans la lignée de Bach mais d’un Bach qui aurait eu l’intuition de Scri­abine et Fau­ré, sont des pièces com­plex­es et fortes, orig­i­nales, intéres­santes. Denis Gold­feld, pro­duit typ­ique de l’école russe de vio­lon – tech­nique tran­scen­dante, son chaud, style presque tzi­gane – fait mer­veille dans trois de ces Sonates et aus­si trois pièces pour vio­lon et piano2, qui feraient un appariement idéal pour un roman de Huysmans.

Les con­cer­tos de Mozart pour le vio­lon peu­vent être enreg­istrés de deux manières : comme un con­cer­to roman­tique, avec grand orchestre, et une prise de son qui mette le soliste au pre­mier plan ; ou bien en musique de cham­bre, et le soliste est alors un “ primus inter pares ”. C’est cette deux­ième manière qu’a choisie Midori Seil­er pour les Con­cer­tos 2 et 3, gravés avec l’ensemble Ani­ma Eter­na de Jos van Immersel3. C’est très aéré, très élé­gant, très joli, sans doute plus proche de ce qui se fai­sait au temps de Mozart que les inter­pré­ta­tions habituelles. Salu­ons au pas­sage le fait que Midori Seil­er joue ses pro­pres cadences, ce qui est rare. La Sym­phonie 29, sur le même disque, ajoute à notre plaisir, et comme les con­cer­tos, s’accommoderait très bien des Liaisons dan­gereuses de Laclos.

Il est sur­prenant que le Con­cer­to pour vio­lon de Glazounov n’ait pas encore servi de musique de film, comme le 2e Con­cer­to pour piano de Rach­mani­nov pour Brève ren­con­tre ou le Quin­tette en sol de Schu­bert pour Noc­turne indi­en : cette musique généreuse aux thèmes d’un lyrisme exac­er­bé vous prend au coeur et ne vous lâche plus, et c’est ce con­cer­to qu’il faudrait écouter en lisant Guerre et Paix ou, mieux, Vie et Des­tin de Vas­sili Gross­mann. Il fait l’objet de deux dis­ques récents : par Julia Fis­ch­er et l’Orchestre Nation­al de Russie dirigé par Yakov Kreizberg4, et une réédi­tion en CD de l’enregistrement his­torique de Nathan Mil­stein avec le Pitts­burg Sym­pho­ny (1957) dirigé par William Stein­berg5. Le son chaleureux de Mil­stein est unique et tir­erait des larmes à l’auditeur le plus blasé, même sans le texte de Gross­mann. Il joue sur le même disque le Con­cer­to de Tchaïkovs­ki – mag­nifique – et le DVD qui l’accompagne con­tient deux mou­ve­ments de Par­ti­tas de Bach, dont la fameuse Cha­conne. Julia Fis­ch­er, révéla­tion de l’année, a un jeu plus dis­tant mais dont la dia­bolique dés­in­vol­ture fait mer­veille dans le 1er Con­cer­to de Prokofiev – excep­tion­nel – et le Con­cer­to de Khatch­a­touri­an, beau­coup moins con­nu, au charme tein­té d’orientalisme.

Piano – Violoncelle

Grana­dos, mort trag­ique­ment (mais meurt-on jamais autrement) en 1916, était, paraît-il, l’égal de Liszt. Vous pou­vez le véri­fi­er grâce à un enreg­istrement réal­isé sur un piano d’aujourd’hui avec les rouleaux de piano mécanique gravés par Grana­dos au début du XXe siè­cle, dans la série “ Mas­ters of the Piano Roll ”6. Vous y enten­drez notam­ment cinq Dans­es espag­noles, et, surtout, qua­tre Goyescas, d’une extra­or­di­naire richesse har­monique et d’une belle com­plex­ité d’écriture, avec lesquelles il faudrait lire Le soleil se lève aus­si, d’Hemingway. Et quel pianiste !

Les oeu­vres pour vio­lon­celle seul sont rares, et presque toutes font référence, d’une manière ou d’une autre, aux Suites de Bach, ren­dues célèbres par Casals. Notre cama­rade J.-P. Férey, qui dirige Skar­bo, a réu­ni trois pièces jouées par Emmanuel Boulanger : la Suite de Gas­par Cas­sa­do, les Vari­a­tions de Stéphane Delplace, et la Sonate de Kodaly7, qui ont toutes trois la car­ac­téris­tique d’être à la fois tonales et créa­tives (ce qui est passé très longtemps pour antin­o­mique), orig­i­nales, et très belles. Trois oeu­vres majeures, un très beau disque. Avec les Vari­a­tions de Delplace, essayez donc Les gommes, un livre oublié de Robbe-Grillet.

Opéras

Tan Dun est le plus con­nu des com­pos­i­teurs chi­nois con­tem­po­rains, et sans doute un des très grands créa­teurs actuels, au niveau mon­di­al. The Map avait été cité en son temps dans ces colonnes. Son con­cer­to pour vio­lon et orchestre, dénom­mé Out of Peking Opera (d’où sa place abu­sive dans ce chapitre), est un bel exem­ple de ce que peut don­ner le métis­sage d’une musique tra­di­tion­nelle avec les canons de la musique occi­den­tale. Il fig­ure sur un disque récent8 avec Death and Fire (dia­logue avec Paul Klee), et Orches­tral The­ater II : Re. Le tal­ent de Tan Dun est d’utiliser des élé­ments de la musique chi­noise tra­di­tion­nelle (mélodies, instru­ments, traite­ment de la voix, etc.) pour réalis­er une oeu­vre acces­si­ble à un pub­lic occi­den­tal, et qui le touche. C’est très orig­i­nal et très expres­sif. À écouter en lisant le Qing Ping Mei, ou, pourquoi pas, La con­di­tion humaine.

Le Roman de la Table Ronde est évidem­ment la lec­ture rêvée pour accom­pa­g­n­er l’écoute de Par­si­fal, dont on réédite en CD le très bel enreg­istrement his­torique réal­isé en RDA en 1975 par Her­bert Kegel à la tête de l’Orchestre et des choeurs de la Radio de Leipzig et des solistes par­mi lesquels René Kol­lo (Par­si­fal), Theo Adam, Gisela Schröter9. Par­si­fal, on le sait, est le dernier opéra qu’écrivit Wag­n­er. Ce n’est pas le plus joué, mais c’est sans doute le plus mod­erne, qui annonce Gus­tav Mahler. Au moment où s’estompe une cer­taine méfi­ance envers Wag­n­er, y com­pris de cer­tains milieux en Alle­magne, liée à ses écrits et à la préémi­nence dont sa musique a joui sous le IIIe Reich, il est hon­nête de recon­naître que la musique de cet antipathique génie est un des fonde­ments de toute la musique du XXe siècle.

_______________________________
1. 1 CD ZIG ZAG ZZT 050902.
2. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 050602.
3. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 051001.
4. 1 SACD PENTATONE 5 186 059.
5. 1 CD EMI 5 58035 0.
6. 1 CD DAL SEGNO DSPRCD 008.
7. 1 CD SKARBO DSK 1058.
8. 1 CD ONDINE ODE 864–2.
9. 3 CD BERLIN Clas­sics 0013482BC.

Poster un commentaire