Création d’un Diplôme de cybercriminologie : « Introduire des sciences humaines dans un univers de sciences exactes »



Avec l’avènement d’internet, la criminalité est largement devenue cyber, ce qui bouleverse les pratiques judiciaires et sociétales. Pour répondre à cette problématique nouvelle, l’université Paris-Nanterre lance un diplôme universitaire français innovant dédié à la cybercriminologie, à l’initiative de Sophie Sontag Koenig, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, et Jérôme Barlatier, officier de gendarmerie et docteur en criminologie. Ils soulignent la nécessité d’une approche pluridisciplinaire transversale, pour appréhender avec pertinence un champ d’activités criminelles en constante évolution.
Quel est votre parcours et comment vous êtes-vous spécialisés en cybercriminologie ?
Sophie Sontag Koenig : Mon parcours a commencé par des études d’économie en classes préparatoires ENS Cachan (D1), puis un master 2 en droit pénal et sciences criminelles à l’université de Poitiers. C’est à ce moment-là que je me suis intéressée à la cybercriminologie. J’ai poursuivi avec une thèse en droit pénal et nouvelles technologies, en parallèle avec mes débuts comme avocat au barreau de Paris. À l’issue de ma thèse, j’ai demandé une omission du barreau pour poursuivre la voie universitaire, convaincue que l’enseignement et la recherche me permettraient de garder un lien fort avec le terrain. Depuis lors, je suis maître de conférences à l’université Paris-Nanterre et je viens d’intégrer la réserve de la Gendarmerie en tant que spécialiste sur des questions traitées à la section d’appui judiciaire de Maisons-Alfort. Ce mélange entre théorie et pratique est essentiel pour moi : il nourrit ma réflexion et enrichit mon enseignement.
Jérôme Barlatier : J’ai réalisé un master 2 en droit pénal et sciences criminelles à Aix-en-Provence, ville où j’ai grandi. Très tôt, j’ai eu la volonté d’intégrer la Gendarmerie, ce que j’ai fait après mon service militaire passé aux relations internationales de l’Arme. J’ai présenté les concours de la magistrature et de la Gendarmerie, et j’ai choisi cette dernière. Ma carrière s’est orientée vers la police judiciaire, avec des expériences variées : commandement d’une unité de filature et d’un groupe d’enquêteurs luttant contre les vols à main armée en PACA, puis administration centrale à Paris, où j’ai travaillé sur des questions de renseignement criminel et à la mise en place d’un système d’information judiciaire. J’ai également commandé la compagnie de Chantilly pendant quatre ans.
En parallèle de mes responsabilités professionnelles, j’ai réalisé une thèse en criminologie à l’université de Lausanne portant sur la performance des processus d’enquête. Ce thème est inspiré de ma pratique professionnelle à la section de recherches de Marseille : je voulais comprendre comment, en trois ans, nous avions multiplié par sept notre taux d’élucidation. À l’issue de ma soutenance, j’ai travaillé au Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N), puis j’ai pris la tête de la division du renseignement au SCRC (Service central de renseignement criminel). Actuellement, je commande la section d’appui judiciaire en Île-de-France, unité de compétence où j’ai la chance de diriger une dizaine de métiers de police judiciaire. Parallèlement, j’ai enseigné le droit et la procédure pénale à Paris Assas et le renseignement criminel en diverses formations, notamment à Sciences Po Aix.
DU de cybercriminologie de Paris-Nanterre

- Ouverture des inscriptions : 3 novembre – 11 décembre 2025
- Nombre de places : 30
- Profils : 50 % de professionnels, 50 % d’étudiants
- https://ufr-dsp.parisnanterre.fr/du-de/du-cybercriminologie
Comment est né ce projet de diplôme ?
SSK : Ce projet est né d’un constat : à l’université, il existe des diplômes en cybersécurité, mais très peu sont axés sur la dimension juridique et criminologique de la cybercriminalité. Depuis mon arrivée à Nanterre, je me suis spécialisée sur ces questions et j’ai eu l’idée d’étoffer l’offre en cyber, sans savoir dans quel format. En discutant avec Jérôme avec qui je collabore depuis treize ans, nous avons pensé qu’il serait pertinent de créer en Île-de-France un diplôme national avec une forte composante métier opérationnel, pour répondre aux besoins des étudiants et des professionnels.
JB : La cybercriminologie nous ramène à deux impensés en France. Le premier impensé est la criminologie. En France, il n’existe pas d’UFR de criminologie en tant que telle. Elle est toujours accompagnée par d’autres disciplines comme la sociologie, la psychologie ou le droit pénal. C’est une spécialité annexe à une matière principale et non un champ de recherche et d’enseignement unifié.
Alors qu’en France il n’est pas difficile de considérer l’archéologie comme une science de sciences, car elle fait appel à l’histoire, à la palynologie, à la dendrologie, à la photographie archéologique, etc., personne ne pense la criminologie de cette manière, au contraire d’autres universités francophones, telles que celle de la Suisse qui prône une approche forensique de la criminologie, celle de la Belgique qui se signale par une criminologie critique, ou celle du Canada qui préconise une approche pragmatique de la criminalité où l’on essaye de comprendre comment les circonstances ont favorisé la commission du crime. Ainsi, il y a très peu de véritables criminologues français. Dans mon parcours, j’ai voulu sortir du droit pour penser la criminalité dans sa pluridisciplinarité. Pour cela, j’ai dû m’exiler au niveau universitaire.
Le second impensé est la liaison de la criminologie et du cyber. Aujourd’hui les questions cyber sont souvent envisagées sous l’angle du droit du numérique, de la cybersécurité, de la cyberdéfense et de l’intelligence économique, souvent à la demande du monde professionnel. En France, il existe de nombreux diplômes en cybercriminalité, mais toujours liés à une autre discipline et surtout implantés en province. À Paris il n’y avait pas de proposition. Il était donc logique que notre projet naisse à Nanterre, à proximité du campus cyber.
Notre volonté est d’introduire une pluridisciplinarité de sciences humaines dans un univers de sciences exactes pour mieux répondre à la complexité des phénomènes cybercriminels. Nous avons voulu créer une formation qui permette à la fois de penser la criminalité dans sa globalité et d’apporter des outils concrets aux professionnels. Par ailleurs, nous sommes Sophie et moi en train de préparer notre HDR. La création de ce diplôme est une plus-value dans ce cursus où il s’agit de démontrer sa capacité à animer l’enseignement et la recherche.

Pouvez-vous définir la cybercriminologie et dire ce que recouvre cette discipline ?
JB : De mon point de vue, le premier qui a théorisé ce concept est Benoît Dupont, professeur à l’université de Montréal. La cybercriminologie est une discipline située à l’interface du droit, de la criminologie, de la sociologie, de la psychologie, de l’économie et de l’informatique. Elle s’intéresse aux crimes commis via internet, à l’évolution rapide des phénomènes cyber et à la nécessité d’anticiper les réponses législatives et opérationnelles.
La question cyber s’est imposée comme un fil rouge de ma carrière sans que je ne le recherche particulièrement. Lors de mon service militaire, je participais aux négociations dans le cadre européen au moment de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité en 2001 (le premier traité international qui conceptualise les crimes informatiques et les crimes dans l’Internet) ainsi qu’à la mise en oeuvre de la Convention d’entraide pénale de 2000. À l’époque, on pensait que la pédopornographie représentait le risque cybercriminel majeur, alors qu’aujourd’hui internet est devenu l’espace où sont commis 90 % des escroqueries et que les cyberattaques sont un enjeu majeur de fragilité pour nos systèmes.
À partir de 2004 en France a été votée la loi Perben portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité et on a commencé à réfléchir à la sonorisation et à la captation de données autorisées par la loi dans des lieux privés et à l’utilisation des données des téléphones mobiles. En faisant du renseignement criminel, on en vient forcément à penser cyber au travers du ROC et du RIC, le renseignement « d’origine cyber » et le renseignement « d’intérêt cyber ». Ce champ est encore peu structuré en France, alors qu’il est reconnu et enseigné à l’étranger. La cybercriminologie permet de croiser ces regards et de développer des méthodes adaptées à une réalité numérique qui évolue très vite.
Quel est l’objectif de ce diplôme ?
SSK : L’objectif principal est d’ouvrir la formation à un public diversifié : étudiants en formation initiale et professionnels en formation continue. Le format du diplôme universitaire permet cette mixité. Nous voulons faire se rencontrer les matières et les publics, en réunissant des étudiants, des professionnels, des chercheurs, des magistrats, des avocats, des policiers, des gendarmes, des journalistes, etc. Le présentiel et l’intensité du format favorisent l’esprit de promotion et l’interactivité. La dernière journée de la quinzaine permettra à chacun de présenter un sujet de réflexion à partir des thématiques abordées. Notre souhait est de s’inspirer de l’approche des pays anglo-saxons, où les étudiants apportent eux-mêmes de la connaissance. Chacun sera ainsi générateur d’un cours.
“Décloisonner les disciplines et les générations dans l’esprit de l’IHEDN.”
JB : Ce diplôme vise à décloisonner les disciplines et les générations dans l’esprit de l’IHEDN qui crée des promotions avec des personnes d’origines diverses. La coexistence de ces personnes permet de générer une dynamique fertile. Nous voulons créer une véritable promotion, où chacun apporte son expérience et son regard sur la cybercriminalité. Nous avons choisi un format intensif de quinze jours, avec des cours en présentiel, pour favoriser les échanges et la cohésion du groupe. L’idée est de permettre à chaque participant de se spécialiser ou d’élargir son champ d’action, selon son profil.

Comment se déroulera la formation ?
SSK : Les matinées seront consacrées à des cours théoriques, assurés par des spécialistes du droit, des sciences politiques, de la criminologie, de la psychologie, de la sociologie et de la forensique. Les après-midis prendront la forme de tables rondes et d’échanges avec des professionnels et des chercheurs, pour favoriser la participation active et le croisement des regards. Nous mobiliserons une quarantaine d’intervenants issus de divers horizons : institutions (Cnil, Arcom, ANSSI), magistrats, chercheurs, praticiens, etc. Dès le recrutement, un sujet sera assigné à chaque étudiant, qui devra rédiger une note de synthèse de 10 à 15 pages et la présenter à l’oral devant les autres participants au dernier jour de la formation. L’évaluation portera sur ce travail écrit et oral, ainsi que sur une épreuve orale individuelle sur un sujet transversal lié aux disciplines enseignées pendant les quinze jours de formation.
JB : Pour donner un exemple, lors de la journée consacrée à la sociologie, après l’intervention du matin de Dominique Boullier, professeur d’humanités numériques, sont prévus plusieurs thèmes pour les tables rondes de l’après-midi. Le premier thème est celui de la conversion en ligne où nous ferons intervenir à la fois Laurent Bonelli, qui est professeur spécialiste des questions de radicalisation, et Samantha Bordes, doctorante et psychologue qui nous apportera un témoignage exclusif de son expérience en détention auprès de terroristes. Nous traiterons aussi de l’Osint, la recherche en source ouverte, notamment le renseignement sur les réseaux sociaux, en faisant intervenir à la fois des praticiens et des chercheurs sur ces questions.
Lors de la journée sur la psychologie, nous aborderons la violence en ligne, avec des thèmes comme le cyberharcèlement, la haine en ligne et la pédopornographie. Un autre thème sera le verbal et le non-verbal, notamment la détection des infractions en ligne. Ainsi interviendra Laura Ascone, maître de conférences à Cergy-Pontoise, sur la manière de détecter des comportements en ligne par l’analyse des discours en linguistique. Nous aurons également l’intervention de Maëva Le Berre actuellement en thèse de doctorat sur le non-verbal. Le but des intervenants de l’après-midi, par rapport à l’enseignement du matin, est d’introduire des problématiques précises et d’envisager des solutions. Ainsi, nous cherchons à créer des niveaux de savoir différents, qui ne soient pas concurrentiels mais complémentaires. Nous voulons offrir une vision globale des questions, en intégrant les aspects politiques, juridiques, forensiques, psychologiques, économiques et sociologiques. De la criminologie en somme…
Où se trouve l’IA dans ce DU ?
SSK : Nous avons choisi d’aborder l’IA de façon transverse, dans chaque thème.
JB : Chaque intervenant pourra donner son propre éclairage. L’IA est un sujet majeur car elle va changer le cyber. En termes d’investigation, il existe par exemple, des outils permettant de chercher un renseignement très précis sur des personnes ciblées. Auparavant, ce travail demandait des jours de recherches, aujourd’hui c’est fait en deux secondes.
Selon vous, pourquoi est-il si important aujourd’hui de décloisonner les disciplines, d’apporter une nouvelle approche pour penser autrement les domaines ?
SSK : C’est à cette condition que nous parviendrons à être plus pertinents. Sinon, il nous manquera toujours un point d’efficacité pour lutter contre des phénomènes dont les modalités se diversifient.
JB : Selon mon directeur de thèse, en sciences forensiques il vaut mieux apprendre aux étudiants la méthode d’analyse plutôt que de leur enseigner l’utilisation des outils. Les outils changent, mais la méthode reste. Je me souviens d’intervenants qui m’ont marqué par leur capacité de raisonnement et dont la pensée reste pertinente aujourd’hui. Ils m’ont aidé à franchir un cap intellectuel.
Est-ce que ce DU pourrait intéresser la communauté polytechnicienne ?
JB : Les polytechniciens sont des ingénieurs qui se « décloisonnent » naturellement et sont souvent en train de repenser la matière sur laquelle ils travaillent. Le diplôme que nous créons casse les routines intellectuelles et peut tout à fait leur convenir.

