Quartiers isolés dans une ville

Concevoir la ville de demain : un défi majeur

Dossier : 300 ans des Ponts & ChausséesMagazine N°719 Novembre 2016
Par Étienne TRICAUD (80)

Le mod­èle de la ville du XXe siè­cle a mon­tré ses lim­ites. Il a bril­lam­ment réus­si la for­mi­da­ble exten­sion du ter­ri­toire urbain, mais au détri­ment d’un frac­tion­nement et d’un isole­ment des ter­ri­toires et d’at­teintes à l’en­vi­ron­nement. Il faut repenser l’ensemble du sys­tème de pro­duc­tion des richess­es, de con­som­ma­tion des ressources, de mobil­ité avec des démarch­es parte­nar­i­ales et pluridis­ci­plinaires et met­tre l’homme au cen­tre, faire du pié­ton l’unité de compte de tout pro­jet urbain. 

Les hommes vien­nent en ville pour trou­ver du tra­vail, accéder au savoir, échang­er et partager une con­di­tion que cha­cun espère meilleure. Le fait urbain est l’horizon de la société con­tem­po­raine. Parce que la ville est, par essence, le lieu du rassem­ble­ment des hommes pour la créa­tion col­lec­tive de valeur : valeur économique et sociale, valeur intel­lectuelle et spir­ituelle, valeur humaine qui fait de la ren­con­tre de l’autre la source de nos richess­es. Et de la ville le lieu d’accumulation et de partage de ces richesses. 

Force est de con­stater que, trop sou­vent, la ville con­tem­po­raine n’a pas tenu ses promess­es. Porté par une crois­sance économique d’une ampleur inédite jusque-là et par le développe­ment rapi­de des infra­struc­tures de trans­port, le mod­èle urbain qui a pré­valu de manière qua­si uni­verselle dans la deux­ième moitié du XXe siè­cle a mon­tré ses limites. 

REPÈRES

Le phénomène urbain est devenu massif à l’entrée du XXIe siècle. Plus de la moitié des humains vivent désormais en ville. 80 % dans les pays développés. Rien qu’en Chine, cette migration s’opère au rythme de 25 millions de personnes par an. Et la planète compte plus de 15 « mégalopoles » d’au moins 20 millions habitants.

L’ÉCLATEMENT DE LA VILLE

Après des mil­lé­naires où l’espace de la ville se par­courait au rythme de la marche ou de la trac­tion ani­male, le trans­port mécan­isé (par ordre d’entrée en scène : le train, le métro et le tramway, la voiture et l’autobus, la moto­cy­clette) a façon­né la ville con­tem­po­raine, pour le meilleur et pour le pire. 


Cer­taines pop­u­la­tions sont reléguées aux portes du vivre ensem­ble. © ALEKSANDAR TODOROVIC / FOTOLIA.COM

Le meilleur, c’est cette for­mi­da­ble exten­sion du ter­ri­toire acces­si­ble par cha­cun, ter­ri­toire d’accès à l’emploi, à la for­ma­tion, à la con­som­ma­tion et aux loisirs. C’est le bras­sage social et culturel. 

Le pire, c’est le frac­tion­nement et l’isolement des ter­ri­toires. La capac­ité à se mou­voir rapi­de­ment dans l’espace a généré une con­cep­tion fonc­tion­nal­iste de la ville autour d’espaces dédiés à des activ­ités spé­ci­fiques : le lieu où l’on habite est dis­tinct de celui où l’on se cul­tive, de celui où l’on tra­vaille et de celui où l’on consomme. 

Dans un mou­ve­ment con­nu depuis un demi-siè­cle sous le nom de zon­ing, le frac­tion­nement urbain s’est ain­si dou­blé d’une spé­cial­i­sa­tion des ter­ri­toires où chaque « île » est monofonctionnelle. 

Para­doxale­ment, les infra­struc­tures de trans­port con­tribuent à cet éclate­ment de la ville. Égale­ment conçues comme « zones » mono­fonc­tion­nelles, dédiées à la mobil­ité, et notam­ment à la voiture dans le vaste champ du péri­ur­bain, elles ont pour voca­tion de reli­er mais trop sou­vent sépar­ent les « îles » d’un archipel urbain. 

LE RISQUE D’EXCLUSION

Pre­mier con­stat : ce frac­tion­nement con­duit à la perte de la mix­ité urbaine, fonc­tion­nelle et sociale, qui fait la richesse du creuset urbain. 

“ Trop souvent, la ville contemporaine n’a pas tenu ses promesses ”

Deux­ième con­stat : dans nos villes « dévelop­pées » comme dans celles qui le seront encore plus demain, cer­taines pop­u­la­tions sont reléguées aux portes du vivre ensemble. 

Si l’essence même de la ville, la polis des Grecs et la civ­i­tas des Romains, con­siste à faire société, alors l’inclusion en est la valeur suprême, et l’exclusion le pire des maux. 

Cette exclu­sion porte une com­posante spa­tiale, à la fois cause et effet de com­posantes sociale, économique et cul­turelle. Les murailles des villes étaient tombées ; elles se sont reconstituées. 

LES ATTEINTES À L’ENVIRONNEMENT

Mais, si la ville souf­fre de cette « mal­adie chronique » qu’est l’exclusion, elle est égale­ment atteinte d’une « mal­adie mortelle » : la destruc­tion de l’environnement.

Les hommes ne savent plus créer de la richesse sans détru­ire leur cap­i­tal de nature. Il est admis que l’activité humaine, large­ment con­cen­trée dans les villes et dans leur appro­vi­sion­nement, con­somme désor­mais 2,5 planètes, si l’on mesure son empreinte écologique à l’aune des ressources ali­men­taires, énergé­tiques et matérielles mobil­isées, et des rejets, déchets, pol­lu­ants et gaz à effet de serre émis. Nous sommes au pied du mur du change­ment climatique. 

Circulation urbaine
Le trans­port mécan­isé façonne la ville contemporaine.
© ALEPHNULL / FOTOLIA.COM

REPENSER LE MÉTABOLISME URBAIN

Sur le plan technique, une approche globale, qui couvre la ville et son territoire de ressources, permet de revisiter la question du métabolisme urbain. Né de l’utilisation massive des énergies fossiles, fruit d’un siècle de développement accéléré, ce métabolisme n’est plus soutenable en l’état. C’est, autour de la ville, l’ensemble du système de production des richesses, de consommation des ressources, de mobilité des hommes et des biens qu’il faut repenser.

APPRÉHENDER LE TERRITOIRE URBAIN

Cette sit­u­a­tion alar­mante, ces deux « mal­adies » de la ville, inter­roge notre manière de la fab­ri­quer, pour en amé­nag­er ou en recom­pos­er les ter­ri­toires. Nul n’a aujourd’hui la solu­tion, mais des pistes s’esquissent dans les pra­tiques observées. 

“ La mobilité est pour beaucoup devenue un mode de vie ”

À l’échelle des grands ter­ri­toires, la méth­ode clas­sique de plan­i­fi­ca­tion, définis­sant le cadre tech­nique et régle­men­taire dans lequel pren­nent place les ini­tia­tives suc­ces­sives d’acteurs, publics ou privés, ne con­stitue plus le mod­èle unique pour ori­en­ter le développe­ment urbain. 

Des démarch­es parte­nar­i­ales et pluridis­ci­plinaires ouvrent le champ à une logique de pro­jet qui prend mieux en compte la com­plex­ité des prob­lé­ma­tiques urbaines. 

Le mou­ve­ment lancé par les réflex­ions sur le Grand Paris en 2008 a fait des émules à tra­vers le monde, et nom­breuses sont les métrop­o­les qui cherchent à penser leur avenir à tra­vers un véri­ta­ble pro­jet de ter­ri­toire où se croisent les thé­ma­tiques socio-économiques, envi­ron­nemen­tales, géo­graphiques et culturelles. 

COMPOSER LA VILLE

À l’échelle locale – celle du quarti­er ou de l’opération d’aménagement – émer­gent des pris­es de posi­tion qui témoignent d’une atten­tion aux attentes et aux sig­naux faibles d’une société urbaine en pleine muta­tion. Elles s’avèrent néces­saires pour struc­tur­er la ville et organ­is­er ses fonc­tion­nal­ités, pour con­cevoir des espaces urbains en phase avec la société d’aujourd’hui.

Air pollué en ville
Nous sommes au pied du mur du change­ment climatique.
© STRIPPED PIXEL / FOTOLIA.COM

Met­tre l’homme au cen­tre : faire de l’individu qui marche – le pié­ton – l’unité de compte et la mesure de tout pro­jet urbain, le plac­er au cen­tre de l’espace pub­lic, per­met de repenser ce dernier comme espace majeur de l’activité sociale et économique, comme espace capa­ble, con­tinu et appro­pri­able, prêt à recevoir et à crois­er les usages étab­lis ou en émer­gence dans la ville. 

Penser l’espace de la mobil­ité : dans ces nou­velles manières de vivre la ville, la mobil­ité est pour beau­coup dev­enue un mode de vie. Mal­gré les fortes con­traintes qui pèsent sur les déplace­ments dans les grandes métrop­o­les (la « galère des trans­ports »), l’homo urbanus attend de pou­voir vivre en mou­ve­ment, et non seule­ment d’être trans­porté d’un point à un autre. 

Cela con­duit à penser l’espace pub­lic comme un espace de la mobil­ité, et l’espace de la mobil­ité comme un espace pub­lic, riche de sens et de pos­si­bles, qui « facilite la ville » et par­ticipe à con­stituer un imag­i­naire collectif. 

Inté­gr­er le monde numérique : le numérique révo­lu­tionne les com­porte­ments par ce qu’il per­met. Il sup­porte une économie de l’usage (par oppo­si­tion à une économie de la pos­ses­sion), facilite une économie du partage et mod­i­fie l’accès aux autres et aux richess­es de la ville. 

« Dou­ble » virtuel de la ville réelle, le numérique opère égale­ment une révo­lu­tion dans l’exploitation de la ville et de ses réseaux. La smart grid fait ses pre­miers pas : régu­la­tion du métab­o­lisme urbain, maîtrise des con­som­ma­tions et des rejets, opti­mi­sa­tion de l’usage des biens publics et privés. 

UN PROJET FRANCO-CHINOIS D’ÉCOCITÉ

En Chine, AREP conçoit le schéma directeur d’aménagement de la future écocité de Cai Dian, à Wuhan, sous le double parrainage des autorités chinoises et françaises. En partenariat avec plusieurs consultants, notamment sur le positionnement économique du nouveau quartier, nous proposons une approche globale du métabolisme urbain (production de nourriture, de biens et d’énergie, rejets et déchets, mobilité des produits et des personnes, etc.) qui conduit à définir une forme d’organisation du territoire à urbaniser, et à appréhender sa mutation progressive.

Inten­si­fi­er l’urbain : le con­cept d’intensité urbaine se définit par l’accessibilité, la diver­si­fi­ca­tion, la den­si­fi­ca­tion et l’affirmation iden­ti­taire. À rebours de l’ancien mod­èle, il a en vue de répar­er cet urban­isme, de le requal­i­fi­er en rétab­lis­sant des con­nex­ions, en réin­jec­tant de la diver­sité et de la mix­ité pro­pres à la con­sti­tu­tion d’une ville ou d’un quartier. 

À ce titre les quartiers de gare, lieux les plus acces­si­bles de la ville, ont voca­tion à accueil­lir de nou­velles polar­ités urbaines, où il est pos­si­ble de faire plusieurs choses à la fois dans un espace décloisonné. 

Porter atten­tion au « déjà-là » : les villes sont rich­es de poten­tiels soci­aux et économiques, naturels et envi­ron­nemen­taux, cul­turels et poé­tiques, que ne savent trop sou­vent révéler ni le temps court de l’urgence qu’il y a à loger la nou­velle pop­u­la­tion urbaine (prin­ci­pale­ment dans les pays émer­gents), ni le temps long des procé­dures d’élaboration clas­siques de la ville (notam­ment dans les pays « émergés »). 

Agir aujourd’hui sur la ville exige une atten­tion au déjà-là qui pousse à inven­ter au cas par cas les méth­odes, les straté­gies col­lec­tives, les pro­jets spé­ci­fiques de trans­for­ma­tion des lieux, en lien avec l’histoire et la géo­gra­phie, la soci­olo­gie et la cul­ture d’un territoire. 

DES EXPÉRIENCES CONCRÈTES

Portée par ces réflex­ions, la société que je dirige con­tribue depuis près de vingt ans à l’aménagement de ter­ri­toires urbains et de leur « arrière-pays », à tra­vers le monde. Quelques pro­jets, à dif­férentes échelles, illus­trent ces démarches. 

“ Permettre aux différents types de populations de se croiser et se rencontrer ”

Au Viêt­nam, nous avons été mis­sion­nés pour revis­iter la plan­i­fi­ca­tion ter­ri­to­ri­ale en place (établie suiv­ant des méth­odes très proches de ce que nous con­nais­sons en France) pour plusieurs provinces. 

La démarche pro­posée se fonde sur l’analyse, partagée avec les autorités locales, des dynamiques démo­graphique, économique et sociale, paysagère et envi­ron­nemen­tale à l’œuvre sur ces ter­ri­toires, et sur les leviers d’action per­me­t­tant d’en ori­en­ter le développement. 

UNE CITÉ DE L’INNOVATION

En Russie, notre mis­sion con­cerne la mise en place du plan de masse de la future cité de l’innovation de Skolko­vo, dans le Grand Moscou. Ce nou­veau développe­ment urbain accueillera uni­ver­sités, cen­tres de recherche publics et privés, star­tups et entre­pris­es établies, afin de boost­er les liens entre recherche, inno­va­tion et indus­trie, suiv­ant le mod­èle des clus­ters dévelop­pés dans plusieurs pays. 

STRUCTURER LE GRAND CASABLANCA

Au Maroc, c’est à l’échelle d’espaces publics structurants du Grand Casablanca que se situe notre intervention. Sur la corniche de Mohammedia comme sur la forêt de Bouskoura, il s’agit de conforter par des projets d’aménagement l’avenir d’équipements ou d’espaces dans leurs fonctions sociale, économique et environnementale, après une phase approfondie d’observation de terrain et d’analyse de l’histoire et de l’usage des lieux, en relation avec la métropole.

Mais il abrit­era égale­ment loge­ments, écoles, équipements publics et com­merces, pour en faire un véri­ta­ble quarti­er, mixte, ani­mé, agréable à vivre. 

L’enjeu prin­ci­pal con­cerne la capac­ité de l’organisation urbaine à per­me­t­tre aux dif­férents types de pop­u­la­tions présentes sur le site (uni­ver­si­taires, étu­di­ants, chercheurs, start-upers, entre­pre­neurs, etc.) de se crois­er et se ren­con­tr­er, formelle­ment ou for­tu­ite­ment, pour échang­er et créer, ensemble. 

C’est finale­ment l’une des prob­lé­ma­tiques majeures de toute ville, ici poussée à l’extrême. La mobil­ité y joue un rôle clef. Le plan de masse pro­posé prend en compte les chem­ine­ments quo­ti­di­ens, les dis­tances que l’on peut par­courir à pied ou par des trans­ports partagés. 

Dans une prob­lé­ma­tique voi­sine, à Saclay (autre clus­ter), AREP a dévelop­pé un mod­èle infor­ma­tique per­me­t­tant d’évaluer le « poten­tiel de taux de ren­con­tres » entre les groupes soci­aux, en fonc­tion de scé­nar­ios de trames urbaines. 

AMÉNAGER DES NOUVEAUX QUARTIERS

En France, l’aménagement de quartiers que nous avons en charge, comme Reims Bezannes, allie nou­veaux développe­ments et muta­tion de « zones d’activité » vieillissantes. 

“ L’évolution de la ville constitue sans doute le défi majeur du XXIe siècle ”

Au sud de l’agglomération rémoi­se, en bor­dure d’un vil­lage péri­ur­bain, autour de la gare TGV, des liens se con­stituent ou se recon­stituent grâce au plan de masse proposé. 

Dans une démarche cen­trée sur la con­cer­ta­tion (élus, habi­tants, acteurs économiques) se met en place une organ­i­sa­tion de l’espace qui offre un cadre nou­veau à des usages d’habitat, de tra­vail, de loisir ou de sim­ple transit. 

Dans une approche qui allie prag­ma­tisme con­textuel et rigueur con­ceptuelle, chaque pro­jet à la fois con­stitue un champ d’application et con­tribue à enrichir le cadre méthodologique des démarches. 

LE RÔLE NOUVEAU DE L’INGÉNIEUR

Au cœur de la trans­for­ma­tion et du développe­ment de l’urbain, les métiers de l’ingénieur évolu­ent. Que ce soit sous l’angle social ou envi­ron­nemen­tal, le regard cri­tique porté sur la ville con­tem­po­raine, son fonc­tion­nement et ses dys­fonc­tion­nements, pousse à réin­ter­roger son mode de pro­duc­tion et à abor­der toute action con­crète sur la ville dans une dimen­sion sys­témique, afin d’en cern­er au plus près les mul­ti­ples impacts et effets collatéraux. 

Déten­teur de savoirs et de méth­odes, for­cé­ment par­tiels, mais fondés sur l’universalité de la démarche sci­en­tifique, l’ingénieur con­tribue ain­si à éla­bor­er des approches con­textuelles et pluridis­ci­plinaires, à la fois locales dans leur appli­ca­tion et glob­ales en ce qu’elles par­ticipent, même indi­recte­ment, au devenir du vil­lage planétaire. 

L’évolution de la ville – sol­idaire et durable – con­stitue sans doute le défi majeur du XXIe siè­cle : un domaine qui ouvre aux métiers de l’ingénieur de nou­velles per­spec­tives de réflex­ion, d’action et d’engagement.

Aix en Provence
Faire du pié­ton la mesure de tout pro­jet urbain.
© MANGALLYPOP@ER / FOTOLIA.COM

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