Comprendre et éviter les décisions absurdes

Dossier : L’administrationMagazine N°682 Février 2013
Par Pierre LASZLO

Le paradoxe d’Abilene

Au nom­bre des déci­sions absur­des, celles qui impor­tent à ce dossier-ci relèvent fréquem­ment d’un con­sen­sus appar­ent qu’un sim­ple tour de table, en invi­tant cha­cun des par­tic­i­pants à don­ner son avis, aurait per­mis d’éviter. Les soci­o­logues améri­cains des organ­i­sa­tions le qual­i­fient de « para­doxe d’Abilene », une forme de panur­gisme, qui nuit grande­ment aux entre­pris­es et aux admin­is­tra­tions. De quoi s’agit-il ?

Silence coupable
Dans la télé­con­férence ayant précédé l’accident de la navette spa­tiale Chal­lenger, plusieurs des par­tic­i­pants, qu’un risque de défail­lance des joints rendait soucieux, n’en ont rien dit. Dans les équipes de dirigeants d’entreprises, les gens sont des clones les uns des autres, ce qui induit leur silence.

La fable est la suiv­ante. Jer­ry Har­vey et sa femme reçoivent, dans leur mai­son de Cole­man (Texas), les beaux-par­ents de Jer­ry. Ils jouent aux domi­nos ou à un autre jeu de société. Il fait hor­ri­ble­ment chaud. Mais ils ont, à portée de main, bière et limon­ade fraîch­es. La con­ver­sa­tion est agréable. Bref, la vie est belle.

Soudain, le beau-père dit : « Et si on allait à Abi­lene dîn­er à la cafétéria ? » La per­spec­tive d’avoir à con­duire sur une cen­taine de kilo­mètres dans chaque sens, dans la chaleur tor­ride et un nuage de pous­sière, n’enthousiasme pas, mais alors pas du tout, Jerry.

Comme sa femme appuie la sug­ges­tion de son père, dis­ant « Pourquoi pas, ça me paraît une bonne idée », Jer­ry ajoute : « Oui, à moi aus­si, mais qu’en dit ta mère ? » Appelée à se pronon­cer, cette dernière dit : « Mais c’est évi­dent, je tiens à y aller, ça fait un bout de temps que je n’ai pas revu Abilene. »

Automystification

Qua­tre heures plus tard, le petit groupe ren­tre à Cole­man. Ils crèvent de chaud et sont exténués.

Il est aus­si impor­tant de gér­er le con­sen­sus que de gér­er le désaccord

Au bout d’un moment, cha­cun con­fie aux autres qu’il (ou elle) n’avait aucune envie de pren­dre la route. Cha­cun s’est ral­lié à ce qu’il croy­ait être la posi­tion com­mune, et qua­si unanime, du groupe. Un effet d’entraînement l’a con­va­in­cu de se join­dre à cette déci­sion, qui se révèle avoir été exécrable.

Pour Jer­ry Har­vey, auteur de la fable, de telles déci­sions absur­des sont fréquentes dans le monde de l’entreprise, par per­cep­tion erronée de la volon­té com­mune. L’automystification vient de la tyran­nie du groupe. Per­son­ne ne veut don­ner l’impression d’être un mau­vais coucheur, de ruer dans les bran­car­ds et de ne pas être un joueur d’équipe.

Des précautions simples

L’auteur de cette fable, dev­enue un clas­sique, con­clut qu’il est tout aus­si impor­tant de gér­er le con­sen­sus qu’il l’est de gér­er le désac­cord. Des règles sim­ples per­me­t­tent de se garder de cette chausse-trape du para­doxe d’Abilene : que cha­cun s’exprime et dise ce qu’il a en tête ; que l’individualité ne se noie pas dans ce que cha­cun perçoit comme étant les valeurs et les idées du groupe, en un con­formisme mou, pire que tout.

Six symp­tômes
Pour Jer­ry Har­vey, les six symp­tômes du para­doxe d’Abilene sont :
(1) les mem­bres d’une organ­i­sa­tion s’accordent cha­cun en privé quant à la nature d’un prob­lème posé à l’organisation ;
(2) ils s’accordent aus­si sur les ter­mes de la solu­tion, mais tou­jours en privé et in pet­to ;
(3) ils ne se com­mu­niquent ni leur diag­nos­tic, ni la solu­tion qu’ils préconisent ;
(4) cela les amène à pren­dre des déci­sions com­munes à l’opposé de ce que cha­cun souhaite ;
(5) en con­séquence, ils en éprou­vent tous de la frus­tra­tion, de l’amertume et de la colère ;
(6) (général­i­sa­tion) les mem­bres de ce groupe ne con­fron­tent pas leur inap­ti­tude à gér­er con­ven­able­ment leur con­sen­sus, ce qui ne fait qu’amorcer un cycle de déci­sions sottes et d’actions nuis­i­bles à l’organisation.

Une vision américaine

Chris­t­ian Morel observe que les organ­i­sa­tions bureau­cra­tiques cen­surent l’expression d’opinions non con­sen­suelles ou, pire encore, non for­mulées avec calme, retenue et sans emphase.

Volon­té générale
La notion de volon­té générale, au sein d’un groupe, est un legs rousseauiste ; une fic­tion idéologique faisant le plus sou­vent l’affaire de quelques-uns ou d’un seul, sou­vent l’animateur du groupe qui, grâce à cette fic­tion, entraîne l’adhésion de la plu­part à ses pro­pres idées. Volon­té générale, ou volon­té du général ?

Le para­doxe d’Abilene a comme cause majeure et comme expli­ca­tion rationnelle le fait qu’une organ­i­sa­tion « perdrait beau­coup de temps si elle devait tout expliciter et dire à tout moment à cha­cun des acteurs ce qu’il doit faire ».

Mais je m’inscris en faux con­tre cette vision, très améri­caine, du con­sen­sus désir­able au sein d’une organ­i­sa­tion. Un meilleur mod­èle, à ce qu’il me sem­ble, est celui du fonc­tion­nement réel d’un groupe de recherche, dans sa ten­sion, dans son évo­lu­tion dynamique aus­si, entre auto­cratie et égalitarisme.

De la sorte, le para­doxe d’Abilene, au moins dans mon expéri­ence per­son­nelle, n’est pas seule­ment con­tourné et évité. Le prob­lème ne se pose même pas.

À chacun sa vérité

Le piran­del­lisme du À cha­cun sa vérité vient tem­pér­er l’optimisme, inhérent aux axiomes du para­doxe d’Abilene, sur l’existence de valeurs de groupe, sur celle d’une volon­té générale.Que l’individualité

Que l’individualité ne se noie pas dans un con­formisme mou

Les indi­vidus, au sein d’un col­lec­tif, sont une somme d’intérêts égoïstes, de visions par­cel­laires d’un objec­tif, de rival­ités plus ou moins avérées, de coups tor­dus : une telle descrip­tion pes­simiste a, hélas, une valid­ité com­pa­ra­ble à celle du point de vue opti­miste, faisant du col­lec­tif un ensem­ble har­monieux de per­son­nes oeu­vrant ardem­ment à la cause commune.

S’aligner sur le plus petit commun dénominateur

Tout groupe n’est-il pas néces­saire­ment con­traig­nant ? Ses mem­bres inter­nalisent ce qu’ils inter­prè­tent comme la direc­tion à suiv­re. Ce faisant, ils s’alignent sur des valeurs min­i­males plutôt que max­i­males, sur un plus petit com­mun dénominateur.

L’exemple de la Révo­lu­tion française et de la Ter­reur vient à l’esprit, celui aus­si de nom­breux autres épisodes his­toriques où les bonnes inten­tions d’une assem­blée dev­in­rent exclu­sion, érad­i­ca­tion de la dif­férence et extermination.

Féodalisme

Un système féodal
Un groupe de recherche obéit à un ani­ma­teur qui opère de façon féo­dale.  © LA HOUSSINE 2012

Pour fonc­tion­ner effec­tive­ment, un groupe de recherche obéit à un ani­ma­teur qui opère en auto­crate, de façon par­faite­ment féo­dale. Il répar­tit les rôles, définit les tâch­es, sur­veille quo­ti­di­en­nement l’avancement des travaux, trou­ve les finance­ments néces­saires, et rédi­ge les résul­tats pour publication.

Là-dedans, pas trace d’un para­doxe d’Abilene. Je sub­odore un régime sim­i­laire dans des cor­po­ra­tions, même celles dirigées formelle­ment par un col­lec­tif directorial.

Je ne crois pas qu’un Bill Gates, chez Microsoft, ou le très auto­cra­tique Steve Jobs, chez Apple, ou encore un Jeff Bezos, chez Amazon.com, aient (ou aient eu) la pat­te moins lourde que celle du patron d’un groupe de recherche, tel que je les con­nais bien.

Autoritarisme vs égalitarisme

Le pro­pre d’un groupe de recherche, ce qui fait aus­si sa con­ver­gence avec une société anonyme entre­prenante et inno­vante, est son apti­tude à gér­er l’imprévu. Là règne, non pas l’autocratisme d’un seul, mais l’égalitarisme. Je fais allu­sion au sémi­naire de recherche, réflex­ion col­lec­tive sur les résul­tats et leurs significations.

La vital­ité d’un groupe tient dans son renouvellement

C’est là, en un remue-méninges col­lec­tif, que s’exprime cha­cun. Toute inter­ven­tion est enten­due, dis­cutée, appuyée ou réfutée.

Avec une péri­od­ic­ité sou­vent heb­do­madaire, le sémi­naire de groupe, tout en assur­ant sa cohé­sion, fait cir­culer l’information et l’examine sous tous ses aspects, la cri­tique, la soupèse, la malmène et la tri­t­ure ; à l’opposé du para­doxe d’Abilene.

Organiser la controverse

L’une des leçons du fonc­tion­nement d’un groupe de recherche sci­en­tifique est que la vital­ité d’un groupe tient dans son renou­velle­ment. S’il n’est pas pos­si­ble de le raje­u­nir par le départ d’anciens et le recrute­ment de nou­veaux, il importe de main­tenir une dynamique, celle d’une pré­car­ité assumée, par la déf­i­ni­tion de nou­veaux objec­tifs ou la redéf­i­ni­tion des mis­sions en cours. La con­struc­tion d’un objec­tif passe par la destruc­tion d’un autre objec­tif, antérieur.

Destruc­tion créatrice
Une vieille idée de la théorie économique, dont Joseph Schum­peter se fit le chantre en son temps, est la destruc­tion créatrice.
Ce qui est vrai des valeurs marchan­des et moné­taires l’est aus­si des valeurs pro­pre­ment morales, qui don­nent à tout col­lec­tif son impul­sion et main­ti­en­nent son élan.

Pour revenir aux ouvrages, remar­quables et d’une par­faite lis­i­bil­ité, de Chris­t­ian Morel, les déci­sions absur­des méri­tent d’être étudiées en recon­sti­tu­ant avec pré­ci­sion ce qui a précédé le désas­tre, afin d’en tir­er les leçons. Ain­si, une totale fran­chise est encour­agée par l’anonymat, dans l’aviation civile ou les sous-marins stratégiques, pour éviter que, par crainte de sanc­tions, les équipages dis­simu­lent ces incidents.

Pour résumer mon pro­pos, il est de bonne organ­i­sa­tion de tem­pér­er en toute ges­tion l’autorité d’un chef par l’anarchie, con­trôlée dans son expres­sion en ren­dant cette dernière péri­odique et lim­itée dans le temps. Bref, avancer tout en y asso­ciant cha­cun, organ­is­er la con­tro­verse, qui est vitale, afin d’en tir­er par­ti ; elle sert de garde-fou. Nous sommes là aux antipodes du para­doxe d’Abilene.

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