Comment conjuguer luxe et industrie ?

Derrière le produit de luxe, il y a un processus de fabrication bien particulier, un univers industriel différent des usines que tout le monde a dans l’idée. C’est ce monde spécial, difficile mais passionnant, que nous présente justement un industriel du luxe.
L’industrie dans l’univers du luxe est rarement mise en avant. Seuls les ateliers les plus prestigieux sont mis en lumière, ceux qui produisent les pièces vraiment exceptionnelles : haute joaillerie, cuvées de Champagne d’exception, flacons de parfum en cristal barbichés et baudruchés à la main, robes brodées de haute couture faites sur mesure, sacs en peaux exotiques fabriqués à l’unité. Ces ateliers sont une réalité, et les artisans parmi les plus qualifiés qui y travaillent perpétuent les traditions et les savoir-faire qui caractérisent le luxe. Ils constituent la partie visible de l’industrie du luxe et en soulignent aussi les paradoxes : dans l’imaginaire collectif, un produit de luxe est un objet quasiment unique, fabriqué par quelques artisans. Pourtant, cette industrie produit aujourd’hui des centaines de millions de produits par an, qu’il s’agisse de parfums et cosmétiques, de vins et spiritueux, ou de vêtements et accessoires de luxe.
Mais qu’est-ce qu’un produit de luxe ? Est-ce un produit cher ? Un produit coûteux ? Chacun aura sa définition. Je proposerais une définition personnelle : un produit de luxe l’est parce qu’il a été imaginé, développé, produit et distribué avec art, au sens ancien du terme. Art vient du latin ars, qui signifie habileté et savoir-faire. Ainsi, un produit de luxe excelle dans toutes ses dimensions : la manière dont il est conçu, en ce sens que la forme et l’esthétique dépassent la fonction ; et la manière dont il est produit et vendu, en s’assurant qu’il respecte et même dépasse toutes les normes et les standards d’un point de vue social et environnemental.
Est-ce le prix qui fait un produit de luxe ?
Est-ce qu’une boîte de six chaussettes signée Loro Piana à 1 500 € est un produit de luxe ? Une casquette parée de logos Louis Vuitton ou Gucci coûtant 500 € ? Un pot de 50 ml de crème Guerlain à 1 500 € ? Un sac Balenciaga inspiré d’un sac Ikea à 1 500 € ? Certains affirmeront haut et fort qu’un prix élevé ne fait pas un produit de luxe. Ils auront raison s’ils ne considèrent que la fonction : une crème hydratante ne peut pas coûter quatre mois de courses alimentaires, un sac en cuir non plus, etc. Mais certains répondront « oh que oui ! », car ils ne verront pas la fonction, mais le propos artistique, la valeur culturelle, la beauté de l’objet ou encore sa performance et son esthétique.
À l’extrême, on peut évoquer la Fontaine de Marcel Duchamp : est-ce qu’un simple urinoir posé à plat peut valoir 1,7 M$ ? Est-ce son coût de fabrication ? quelques dizaines de dollars… Et pourtant… c’est le prix auquel cette « fontaine » a été vendue aux enchères en 1964, qui traduit la puissance de son propos artistique et conceptuel. Ce que vient chercher un client en entrant dans une boutique de luxe, ce n’est pas un objet fonctionnel. C’est une émotion, une expérience extraordinaire, une esthétique, une exclusivité. Et, pour produire ce qu’achète le client du luxe, l’industriel dans le luxe doit relever un certain nombre de défis.
Développer un produit de luxe
Le premier défi consiste à traduire fidèlement la vision du directeur artistique, du designer. Au départ il y a une idée. Une esquisse, un dessin, une inspiration. Le rôle du développeur est d’en assurer la transposition technique, en repoussant les limites des savoir-faire existants. Quelques exemples vécus de ces défis. Le Rouge G de Guerlain : développer un rouge à lèvres en métal, imaginé et dessiné par le joaillier Lorenz Bäumer, intégrant un miroir qui se dévoile automatiquement, avec une fermeture intuitive et aimantée. Le tout dans un format miniaturisé, respectant des contraintes de poids, de robustesse, de coût et de délais d’industrialisation.
C’est ce challenge combinant la technique, la qualité, la longévité, le prix et les délais qui devient un art, lorsqu’il est confronté à l’exigence du designer et aux enjeux industriels classiques. Maroquinerie et mode : un sac de luxe doit concilier forme, style et matières offrant à la fois résistance et toucher sensuel, tout en restant léger. Les pièces métalliques doivent allier finesse et solidité. De telles exigences conduisent à des innovations inspirées d’autres secteurs, comme l’automobile. L’écoconception : depuis une quinzaine d’années, la réparabilité des sacs, la rechargeabilité des cosmétiques et la séparation des composants en fin de vie sont des préoccupations majeures.
Le luxe est éternel – mais il faut livrer en temps et en heure !
Ces défis de développement sont d’autant plus pressants lorsque l’on est dans un cadre de temps très contraint. Et c’est un des paradoxes de notre industrie : le luxe est éternel, mais il faut lancer les produits de luxe régulièrement et en temps et en heure ! Le luxe se nourrit de nouveautés, de nouvelles créations. C’est aussi ce qui renforce la désirabilité. La rareté et la rupture créent la frustration et l’envie… mais de manière mesurée… Dans l’univers des cosmétiques, les lancements sont programmés longtemps à l’avance, avec des investissements publicitaires colossaux.
“Tout retard est interdit.”
Tout retard est interdit. Il faut donc maîtriser parfaitement le rétroplanning de lancement, avec un grand nombre d’inconnues techniques liées au fait qu’il s’agit de nouveaux produits. Avec d’ailleurs un autre paradoxe amusant dans la planification : lorsque vous êtes 12 à 18 mois avant un lancement, attendre une réponse du designer ou du marketing pendant quelques semaines, voire plus, semble normal : le lancement est dans longtemps et le luxe et la création ne sont pas des sciences exactes… Il est normal d’hésiter, nous ne sommes pas dans un monde rationnel, tout ne peut pas être mis en équation… Mais ce retard de plusieurs semaines a forcément un impact sur le développement et peut créer in fine une semaine de retard… Ce qui devient intolérable au moment du lancement. Dès le premier jour, chaque jour compte. Mais il faut savoir manier la « création d’urgence » avec précaution.
Le calendrier de la mode
Dans la mode de luxe, les contraintes sont liées au « calendrier de la mode ». L’année est cadencée par les fashion weeks. Les pièces sont présentées à l’occasion de défilés, en moyenne au nombre de 2 à 3 par an, parfois jusqu’à 6 pour les plus grandes maisons. Les défilés ont lieu cinq mois avant le lancement en boutique, ce qui est très court pour finaliser l’industrialisation et expédier vers les centaines de boutiques à travers le monde. Au global le temps de développement, de normalisation, d’industrialisation, de production et de distribution est autour de dix mois : le brief du directeur artistique et du studio a lieu quelques mois avant le défilé, plusieurs étapes de maquettage et de prototypage sont nécessaires, avant le lancement des pièces qui défileront et qui composeront la collection.
En pratique il est rarement possible de démarrer l’industrialisation et la production avant le défilé et la présentation aux clients. Dans la mode l’objectif est également de vendre au bon moment dans la saison, au risque de garder des invendus qui pénalisent très fortement les stocks et le compte de résultat. Les produits qui ne seront pas vendus au bon moment dans la saison devront être écoulés à prix réduit dans des canaux de type outlet ou ventes au personnel, impactant négativement l’image d’exclusivité et au passage la marge brute. Le succès opérationnel repose donc sur une parfaite maîtrise du Time-to-Market, ainsi que du pilotage des volumes produits, pour éviter les surstocks tout en maximisant le taux de disponibilité, pour des produits dont la marge brute est très importante.
Luxe et production
Comme évoqué plus haut, les objectifs dans le luxe sont également de produire des millions de produits uniques. Un joli paradoxe… En pratique, derrière chaque produit de luxe il y a la main d’un artisan : un vigneron, un maroquinier, une « dame de table », un couturier. Contrairement aux industries standardisées, la production de luxe repose sur un savoir-faire humain irremplaçable.
« La production de luxe repose sur un savoir-faire humain irremplaçable. »
Dans la mode de luxe, c’est aussi lié à la taille des séries : au-delà de la haute couture, où les produits sont faits aux mesures du client, les tailles de série font rarement plus de quelques centaines de pièces. Parfois plusieurs milliers pour la maroquinerie. Mais les variations la saison suivante, qu’elles soient liées à la matière, à la forme, au type d’embellissement, rendent les durées de production pour un même produit très courtes. Et, dans ce contexte, la dextérité de l’artisan et l’ingéniosité des équipes chargées de l’organisation des ateliers font mieux que la machine. La capacité de production étant structurellement liée à une main‑d’œuvre très qualifiée, les enjeux sont donc la stabilisation de la charge et la gestion des flux de production.
La demande étant liée aux effets de lancement de collection, à la saisonnalité des ventes, aux effets de mode qui sont difficilement anticipables, elle est par nature très variable. Et ces variations de charge rendent complexe l’ajustement des capacités. La nature artisanale de la production – en ce sens que les produits sont faits par des équipes dont la formation prend plusieurs mois, voire plusieurs semestres – limite la possibilité d’ajuster à la hausse et à la baisse la capacité de production. Le défi est de jongler entre les ateliers internes et les sous-traitants qualifiés, de jouer sur la modularité des lignes de production, ce qui nécessite une polyvalence forte des artisans, des lignes de production et des ateliers. Tout cela sans compromis sur la qualité et en fidélisant des ressources, qu’elles soient internes ou externes.
Luxe et développement durable : le plus grand des défis
Le luxe est éternel… mais peut-il être durable ? L’industrie du luxe représente aujourd’hui 1 500 milliards de dollars dans le monde, dont environ 400 milliards sur les biens de luxe. Sacs, vins et champagnes, voitures, hôtels et bateaux de luxe… On pourra penser qu’un objet de luxe n’est pas indispensable et donc, si on peut s’en passer, le produire consomme des ressources qui ne l’auraient pas été sinon. Mais le luxe est éternel : il repose sur l’aspiration humaine à l’exception, à la recherche de l’excellence du savoir-faire, de l’innovation. Et il a historiquement symbolisé la réussite sociale, le raffinement, reflétant la sensibilité au beau, à l’extraordinaire.
Il y aura donc toujours des clients du luxe et dans le contexte actuel l’industrie du luxe doit poursuivre une stratégie de développement durable, pour concilier la quête d’exclusivité avec les impératifs du développement durable. Pour continuer à inspirer et séduire, tout en contribuant activement à la préservation de la planète. Il ne s’agit pas de produire plus, mais de produire mieux. Grâce à ses marges plus confortables que les biens de consommation courante, grâce à son influence culturelle, l’industrie du luxe a plus que les autres la possibilité de concourir à l’élévation des standards de manière active.
Quelques exemples pour mieux produire
Ainsi des nombreuses actions concernant la conformité sociale tout au long de la chaîne de production. Celle-ci se doit d’être exemplaire, en garantissant non seulement le salaire minimal mais également le living wage, niveau de rémunération qui assure un niveau de vie normal aux collaborateurs tout au long de la chaîne d’approvisionnement, qui peut être très profonde.
Les marques qui n’y prêtent pas attention risquent d’être très durement pénalisées par leurs clients qui ne pardonnent pas le hiatus entre l’image véhiculée et la réalité. En témoignent des cas récents en Italie dans la mode, où la conformité au droit du travail et à l’image des produits de luxe de mode a été mise à mal, entraînant la colère de certains clients qui sont venus rendre leurs produits en boutique. Ainsi de la préservation de l’artisanat : les métiers d’art tels que les brodeurs, les plumassiers, les métiers de la création et de l’artisanat d’art de manière générale sont soutenus par l’industrie du luxe.
« L’artisanat d’art de manière générale est soutenu par l’industrie du luxe. »
Plusieurs scientifiques soutiennent que le prélèvement des espèces exotiques dans le milieu naturel, tels que Varanus Salvator, Python, etc., contribue à leur maintien et leur longévité : dans la mesure où les populations indigènes qui en tirent des revenus ont un intérêt à ce que l’espèce continue à exister. Tout cela est encadré de manière précise par la convention de Washington (CITES, Convention on International Trade in Endangered Species). Ainsi des actions diverses telles que la suppression des tannages au chrome, la suppression des plastiques à usage unique dans la chaîne de production et de distribution. Ainsi de la promotion de l’innovation sur les matières, en soutenant les start-up et en investissant de manière poussée en recherche et développement : verre bas carbone, cuirs à base de champignons, tissu à base des fibres de bananier… Ainsi de la création et de la promotion des filières d’agriculture régénérative (coton, fibres animales, cuir).
En parallèle avec ces actions innovantes, un des défis les plus importants pour les décennies à venir est la trajectoire carbone. Le recours fréquent au transport aérien, l’utilisation du cuir animal, des fibres de laine et de coton : autant de sujets et de défis qui nécessitent une recherche d’innovation et de changement d’habitudes, pour respecter les engagements pris (trajectoire 1,5 °C…).
Industriel dans le luxe : rigueur et imagination, dans un monde parfois irrationnel
Ce sont tous ces paradoxes qui rendent le métier d’industriel dans le luxe passionnant. Dans notre industrie, il faut sans cesse rendre possible l’impossible. Trouver des solutions techniques pour créer quelque chose qui n’existait que dans la tête du créateur (des équipes marketing, du designer). Décupler la capacité de production en quelques semaines pour suivre une demande pour un nouveau produit qui rencontre un succès inespéré. Réduire la trajectoire carbone tout en livrant vite et bien.
“Être un industriel dans l’univers du luxe, c’est savoir manier la rigueur et l’imagination.”
Être un industriel dans l’univers du luxe, c’est savoir manier la rigueur et l’imagination. Trouver des solutions rationnelles dans un monde où la création – et donc parfois l’irrationnel – a une importance évidente. Être logique et organisé dans un monde où il faut être agile et réactif. Savoir maîtriser les risques liés au développement, à la production, à la logistique, dans un monde qui prend par définition des risques, puisqu’il doit sans cesse innover, imaginer.
La passion des équipes
C’est garder un cerveau gauche bien musclé, tout en développant fortement son cerveau droit : aiguiser son intuition, sa sensibilité très forte au produit. Pour parfaitement le développer, le produire et anticiper son succès et son avenir. C’est animer et côtoyer des équipes passionnées par leur métier et leur industrie, car le luxe est souvent un métier de passion : designers, modélistes, artisans…
Mon plus grand plaisir pendant ces quelques (28) années a toujours été de partager et de ressentir la passion des équipes. Responsable de fabrication, développeur, dame de table, modéliste, couturière, designer, vendeur, maroquinier. L’animation et l’excitation avant le lancement du nouveau parfum, pendant les vendanges, avant le défilé.
Toute l’énergie d’une entreprise, de tous ceux qui ont contribué avec passion à un événement précis, cette énergie qui se concentre et se libère à un moment donné. Enfin, vivre dans une maison de luxe, c’est vivre dans une maison avec un héritage vieux parfois de plus d’un siècle et avoir la satisfaction de contribuer au futur de cette maison pour les décennies à venir.