Climat : l’entreprise sommée de réinventer ses repères

Dossier : Vie des entreprises | Magazine N°808 Octobre 2025
Par Michel JOSSET

Alors que le dérèglement climatique se manifeste par des chocs de plus en plus brutaux, l’entreprise doit cesser de raisonner en silo. Inondations, incendies, pénuries d’eau ou tensions sur les matières premières ne sont plus des risques exotiques. Ils s’invitent au cœur des modèles d’affaires et appellent à un profond changement de posture.

Longtemps perçu comme un horizon lointain, le dérèglement climatique s’impose désormais comme une évidence tangible, directe, parfois brutale. Et c’est ce choc du réel que les entreprises apprennent à intégrer, à la fois dans leurs stratégies et dans leurs missions quotidiennes. Car la trajectoire actuelle n’est plus seulement une affaire de projections ou de modélisation : elle bouleverse des équilibres matériels, sociaux et géopolitiques, avec une intensité et une fréquence que peu avaient anticipées.

“Le dérèglement climatique s’impose désormais comme une évidence tangible, bouleversant des équilibres matériels, sociaux et géopolitiques avec une intensité et une fréquence que peu avaient anticipées.”

« On entre dans l’ère du désordre climatique », résume une directrice RSE d’un grand énergéticien. Pour elle, l’accumulation des chocs – sécheresses suivies d’inondations, feux de forêts, pics de chaleur ou mouvements sociaux liés à la rareté de certaines ressources – oblige à penser autrement les plans de continuité, mais aussi les modes de gouvernance. « Le problème, c’est qu’on est encore trop dans une logique de conformité ou de gestion technicienne du carbone, alors que la réalité est systémique. »

Constat partagé par le risk manager d’un groupe industriel international : « On a bâti des systèmes sur la stabilité et la prévisibilité. Or, l’instabilité devient la norme. La donnée météorologique fiable n’est plus un outil suffisant. On doit changer d’échelle de lecture. » Pour lui, l’adaptation ne consiste plus simplement à renforcer les bâtiments ou déplacer les entrepôts. Elle impose de reconfigurer les chaînes de valeur, de diversifier les sources d’approvisionnement, d’anticiper des ruptures logistiques ou humaines. Et de faire appel à des disciplines jusqu’ici peu sollicitées dans l’univers des risques : écologie, sociologie et sciences humaines.

Une montée brutale des risques systémiques

Un autre responsable, engagé sur les enjeux d’assurance, souligne l’ampleur du défi en matière de couverture : « Le modèle assurantiel classique arrive à ses limites. Quand les risques deviennent non diversifiables – c’est-à-dire qu’ils touchent tout le monde en même temps – il n’y a plus de mutualisation possible. On assiste alors à une montée des exclusions, à un recul de l’assurabilité ». Le marché assurantiel n’est pas infini, et la solidité des réassureurs pourrait être mise à mal par une fréquence accrue des sinistres dits majeurs.

Cette défaillance potentielle du système d’assurance classique, en somme le risque d’inassurabilité, pose une question vertigineuse : comment garantir la résilience économique des entreprises dans un monde où l’aléa n’est plus temporaire mais structurel ? Certains commencent à évoquer la nécessité d’un soutien public plus fort, ou d’un rôle accru des banques centrales, à l’image de ce que l’on observe déjà dans certains pays asiatiques. D’autres appellent à redéfinir l’acte même de s’assurer : non plus comme une réponse à l’imprévu, mais comme un mécanisme d’investissement dans l’adaptation. Enfin, les risk managers rappellent que la gestion des risques et la prévention constituent des conditions préalables nécessaires au fonctionnement et à la pérennité de l’assurance.

Mais cette transformation n’est pas qu’institutionnelle. Elle est aussi culturelle. Une chercheuse, spécialiste des risques climatiques et des relations Nord-Sud, insiste sur le changement de regard à opérer : « On a longtemps considéré que le dérèglement climatique frapperait ailleurs, plus tard. Aujourd’hui, il est ici, et maintenant. Mais surtout, il révèle notre dépendance profonde à des ressources, des flux et des équilibres que l’on croyait stables ». Cette prise de conscience ne doit pas nourrir une peur paralysante, mais une nouvelle lucidité stratégique.

Vers une géopolitique du climat intégrée

Cette lucidité implique aussi de sortir d’un pilotage en silo. Le climat n’est pas qu’un sujet parmi d’autres : il est désormais un facteur structurant des équilibres géopolitiques et économiques. Crises agricoles, migrations climatiques, compétition pour l’eau ou les terres rares… La donnée environnementale devient un facteur de puissance et de vulnérabilité. Une directrice des risques d’un grand groupe technologique en témoigne : « Certains de nos fournisseurs sont situés dans des zones où la disponibilité en eau chute drastiquement. Ce n’est pas seulement un problème éthique, c’est un problème d’accès à la production ».

Cette réalité modifie aussi la façon de concevoir la résilience. Il ne s’agit plus seulement de se protéger, mais d’être capable de réagir, de s’adapter vite, voire de transformer son modèle. Certains évoquent la notion d’« agilité systémique » : une capacité à absorber les chocs, à en tirer des apprentissages, à en faire un levier d’innovation. Un responsable d’un grand acteur de l’industrie le formule ainsi : « Si nous sommes capables d’imaginer des modèles d’approvisionnement plus courts, plus régénératifs, c’est aussi une manière de gagner en souveraineté ».

S’adapter… et se transformer

Face à l’ampleur du défi, le discours performatif voire marketing ne suffit plus. L’entreprise ne peut plus se contenter de cocher des cases. Elle doit réexaminer ses fondamentaux : son rapport au temps, à la biodiversité, à la responsabilité collective. Certaines organisations commencent à internaliser le coût carbone dans leurs décisions stratégiques, non pas par contrainte réglementaire, mais parce qu’elles y voient un levier d’efficacité globale.

Le risk manager d’un grand cabinet de conseil note à ce titre une évolution organisationnelle, quasi philosophique : « Le climat devient un révélateur de maturité. Les entreprises qui y répondent sérieusement développent des pratiques de pilotage plus robustes, moins court-termistes, plus transversales. Elles sont mieux armées face à l’incertitude ». Une forme d’avantage compétitif pourrait émerger, non pas fondé sur l’extraction ou la performance brute, mais sur la capacité à faire émerger les opportunités liées au contexte climatique.

Apprivoiser la complexité, sans renoncer à l’action

Il ne s’agit pas d’ériger le bouleversement climatique en fatalité. Mais plutôt de saisir qu’il nécessite une grammaire nouvelle. Le pilotage par l’optimisation maximale laisse place à des logiques de robustesse, de capabilité, de solidarité intersectorielle. Ce changement de paradigme ne se décrète pas. Il se construit, dans la durée, par des actes concrets, une gouvernance réinventée et une intelligence collective renouvelée.

Dans ce nouvel équilibre, le climat ne se contente plus de jouer les perturbateurs extérieurs : il entre au capital. Il devient un actionnaire silencieux mais décisif, imposant ses contraintes avec la force d’un bilan hydrologique, d’un été à 45 °C voire plus ou d’une chaîne de valeur à l’arrêt. Ses « inputs » ne relèvent ni du marché, ni de la négociation : ils s’imposent, physiques, imprévisibles, parfois irréversibles.

Face à cette nouvelle donne, une question émerge : la finance dite verte suffira-t-elle ? Peut-elle combler les écarts d’investissement, financer les infrastructures d’adaptation, soutenir les territoires les plus exposés ? Est-ce d’ailleurs son rôle ? Rien n’est moins sûr. Les besoins chiffrés par la Banque mondiale se comptent en milliers de milliards. Et dans un contexte de dette publique élevée et de tensions géopolitiques, les arbitrages risquent de créer nombre de remous, dont certains sociétaux. Tout est lié.

La nécessaire adaptation climatique

La multiplication des impacts financiers sur les activités économiques du fait de dommages directs et de pertes d’exploitation liés aux aléas climatiques impose aux entreprises de s’adapter à cette nouvelle donne. Cela passe par une analyse des risques climatiques et des vulnérabilités à effectuer à l’échelle de chaque site de production permettant de quantifier et hiérarchiser les scénarios d’impact puis la mise en place d’un catalogue d’actions d’adaptation de nature organisationnelle ou de protection pour augmenter la résilience climatique des sites. Il est fortement recommandé de s’appuyer sur l’expertise technique des assureurs : ils disposent de données d’exposition, de modèles de quantification des risques et d’ingénieurs de terrain pour déployer opérationnellement la démarche.  

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