Chostakovitch

Lors de sa mort à Moscou le 9 août 1975, les médias officiels ont célébré Chostakovitch comme héros de la culture soviétique. Quarante ans plus tôt, la Pravda dénonçait en première page l’opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk comme « primitif, vulgaire » et la partition comme « délibérément dissonante, confuse » ; il est vrai que lors d’une représentation, Staline, écœuré, avait quitté la salle avant la fin. Dès lors, la vie de Chostakovitch a été bouleversée : il pouvait être arrêté à tout moment, comme nombre de ses collègues ; et les quarante années qui ont suivi se sont passées sur le fil du rasoir.
« La conscience n’est jamais assurée de surmonter l’ambiguïté et l’incertitude. »
Edgar Morin, Le paradigme perdu
Aujourd’hui, Chostakovitch est considéré comme l’un des très grands compositeurs du XXe siècle. Andris Nelsons, à la tête du Boston Symphony Orchestra, a enregistré l’intégrale des quinze symphonies, des six concertos (pour piano, violon et violoncelle), l’unique opéra Lady Macbeth, les musiques de scène de Hamlet et du Roi Lear, et – petit joyau – la Symphonie de chambre, transcription par Roudolf Barchaï du célèbre 8e quatuor en ut mineur.
Les 15 symphonies
La découverte des Symphonies réserve bien des surprises. On pourrait suivre à travers cette progression les variations dans les relations entre le compositeur et le régime, peut-être entre Chostakovitch et Staline lui-même. Les Symphonies 2 (« Octobre ») et 3 (« Premier Mai ») sont des hymnes au socialisme, de même que les nos 11 (« l’année 1905 ») et 12 (« l’année 1917 »), tandis que les nos 4, 8, 9, 13 (« Babi Yar »), 14, 15, et leurs développements grotesques ne laissent aucun doute sur les sentiments qui animaient le compositeur. L’attitude du régime pouvait d’ailleurs changer au cours du temps : ainsi, les nos 2 et 3 seraient condamnées, au cours des années 1930, pour « formalisme et expérimentation froide ». Chostakovitch dut même abandonner la monumentale 4e Symphonie qu’il reconnut comme « d’un style dépassé ».
Trois symphonies, aujourd’hui, sont les plus jouées : la 5e plus accessible que les précédentes, la n° 13 « Babi Yar », sorte de cantate sur le poème de Ievgueni Ievtouchenko qui dénonce la tyrannie de la peur du régime soviétique et l’antisémitisme des Russes et des Ukrainiens ; et la superbe n° 7 « Leningrad » composée à la suite de l’invasion nazie en 1941, dont le premier mouvement et sa marche inexorable ne peuvent que susciter l’enthousiasme.
Les six concertos
Chacun des six Concertos a été composé pour un interprète bien déterminé. Le premier Concerto pour piano (et trompette), brillant, pour Chostakovitch lui-même qui était un excellent pianiste. Le second, cadeau à son fils, est bien connu pour son merveilleux andante. Dans l’enregistrement DGG, la soliste est Yuja Wang, dont on connaît la technique d’acier.
Les deux Concertos pour violon ont été dédiés à David Oïstrakh, avec plusieurs éléments issus de la culture juive, hommage à l’interprète, un Juif d’Odessa. Ils peuvent être comptés parmi les grands concertos du XXe siècle, avec ceux de Prokofiev. La soliste est la violoniste lettone Baiba Skride, lauréate du concours Reine Élisabeth, au jeu lumineux.
Les deux Concertos pour violoncelle, dédiés à Rostropovitch, sont enregistrés ici par Yo-Yo Ma. Contrairement aux quatre autres concertos, les Concertos pour violoncelle sont l’objet d’innovations (rythmes, timbres). Ils sont clairement les deux plus achevés des concertos pour violoncelle du XXe siècle.
Au total, on peut s’interroger sur le rôle effectif qu’ont joué les relations de Chostakovitch avec le régime soviétique dans sa musique. Aurait-elle été la même s’il avait été, comme Prokofiev, plus « conforme » ? Et puis a‑t-il été réellement menacé dans sa vie même par un régime auquel, en définitive, il aura fait allégeance dès le début de sa carrière ? Au fond, tout cela a bien peu d’importance. Après Beethoven, Brahms, Mahler, Debussy, Ravel, Chostakovitch aura été, au-delà de ses hésitations et de ses ambiguïtés, un créateur majeur de ‑l’histoire de la musique.
19 CD Deutsche Grammophon