Chostakovitch

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°805 Mai 2025
Par Jean SALMONA (56)

Lors de sa mort à Mos­cou le 9 août 1975, les médias offi­ciels ont célé­bré Chos­ta­ko­vitch comme héros de la culture sovié­tique. Qua­rante ans plus tôt, la Prav­da dénon­çait en pre­mière page l’opéra Lady Mac­beth du dis­trict de Mtsensk comme « pri­mi­tif, vul­gaire » et la par­ti­tion comme « déli­bé­ré­ment dis­so­nante, confuse » ; il est vrai que lors d’une repré­sen­ta­tion, Sta­line, écœu­ré, avait quit­té la salle avant la fin. Dès lors, la vie de Chos­ta­ko­vitch a été bou­le­ver­sée : il pou­vait être arrê­té à tout moment, comme nombre de ses col­lègues ; et les qua­rante années qui ont sui­vi se sont pas­sées sur le fil du rasoir.

« La conscience n’est jamais assurée de surmonter l’ambiguïté et l’incertitude. »
Edgar Morin, Le paradigme perdu

Aujourd’hui, Chos­ta­ko­vitch est consi­dé­ré comme l’un des très grands com­po­si­teurs du XXe siècle. Andris Nel­sons, à la tête du Bos­ton Sym­pho­ny Orches­tra, a enre­gis­tré l’intégrale des quinze sym­pho­nies, des six concer­tos (pour pia­no, vio­lon et vio­lon­celle), l’unique opé­ra Lady Mac­beth, les musiques de scène de Ham­let et du Roi Lear, et – petit joyau – la Sym­pho­nie de chambre, trans­crip­tion par Rou­dolf Bar­chaï du célèbre 8e qua­tuor en ut mineur.

Les 15 symphonies

La décou­verte des Sym­pho­nies réserve bien des sur­prises. On pour­rait suivre à tra­vers cette pro­gres­sion les varia­tions dans les rela­tions entre le com­po­si­teur et le régime, peut-être entre Chos­ta­ko­vitch et Sta­line lui-même. Les Sym­pho­nies 2 (« Octobre ») et 3 (« Pre­mier Mai ») sont des hymnes au socia­lisme, de même que les nos 11 (« l’année 1905 ») et 12 (« l’année 1917 »), tan­dis que les nos 4, 8, 9, 13 (« Babi Yar »), 14, 15, et leurs déve­lop­pe­ments gro­tesques ne laissent aucun doute sur les sen­ti­ments qui ani­maient le com­po­si­teur. L’attitude du régime pou­vait d’ailleurs chan­ger au cours du temps : ain­si, les nos 2 et 3 seraient condam­nées, au cours des années 1930, pour « for­ma­lisme et expé­ri­men­ta­tion froide ». Chos­ta­ko­vitch dut même aban­don­ner la monu­men­tale 4e Sym­pho­nie qu’il recon­nut comme « d’un style dépassé ».

Trois sym­pho­nies, aujourd’hui, sont les plus jouées : la 5e plus acces­sible que les pré­cé­dentes, la n° 13 « Babi Yar », sorte de can­tate sur le poème de Iev­gue­ni Iev­tou­chen­ko qui dénonce la tyran­nie de la peur du régime sovié­tique et l’antisémitisme des Russes et des Ukrai­niens ; et la superbe n° 7 « Lenin­grad » com­po­sée à la suite de l’invasion nazie en 1941, dont le pre­mier mou­ve­ment et sa marche inexo­rable ne peuvent que sus­ci­ter l’enthousiasme.

Les six concertos

Cha­cun des six Concer­tos a été com­po­sé pour un inter­prète bien déter­mi­né. Le pre­mier Concer­to pour pia­no (et trom­pette), brillant, pour Chos­ta­ko­vitch lui-même qui était un excellent pia­niste. Le second, cadeau à son fils, est bien connu pour son mer­veilleux andante. Dans l’enregistrement DGG, la soliste est Yuja Wang, dont on connaît la tech­nique d’acier.

Les deux Concer­tos pour vio­lon ont été dédiés à David Oïs­trakh, avec plu­sieurs élé­ments issus de la culture juive, hom­mage à l’interprète, un Juif d’Odessa. Ils peuvent être comp­tés par­mi les grands concer­tos du XXe siècle, avec ceux de Pro­ko­fiev. La soliste est la vio­lo­niste let­tone Bai­ba Skride, lau­réate du concours Reine Éli­sa­beth, au jeu lumineux.

Les deux Concer­tos pour vio­lon­celle, dédiés à Ros­tro­po­vitch, sont enre­gis­trés ici par Yo-Yo Ma. Contrai­re­ment aux quatre autres concer­tos, les Concer­tos pour vio­lon­celle sont l’objet d’innovations (rythmes, timbres). Ils sont clai­re­ment les deux plus ache­vés des concer­tos pour vio­lon­celle du XXe siècle.

Au total, on peut s’interroger sur le rôle effec­tif qu’ont joué les rela­tions de Chos­ta­ko­vitch avec le régime sovié­tique dans sa musique. Aurait-elle été la même s’il avait été, comme Pro­ko­fiev, plus « conforme » ? Et puis a‑t-il été réel­le­ment mena­cé dans sa vie même par un régime auquel, en défi­ni­tive, il aura fait allé­geance dès le début de sa car­rière ? Au fond, tout cela a bien peu d’importance. Après Bee­tho­ven, Brahms, Mah­ler, Debus­sy, Ravel, Chos­ta­ko­vitch aura été, au-delà de ses hési­ta­tions et de ses ambi­guï­tés, un créa­teur majeur de ‑l’histoire de la musique.


19 CD Deutsche Grammophon

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