… c’est la finance

Dossier : Le mot du présidentMagazine N°804 Avril 2025
Par Loïc ROCARD (X91)

« Mon enne­mi c’est la finance ! »
Mais quand elle est durable ?

Autant l’avouer, par le pro­blème d’a contra­rio qu’elle pose, son carac­tère modé­ré­ment scien­ti­fique et à la fois indis­cu­table par prin­cipe, la notion de finance durable appelle une mise en garde métho­do­lo­gique. Tant mieux si La Jaune et la Rouge s’y colle et s’attache à pré­sen­ter les choses de façon pano­ra­mique pour éclai­rer notre lan­terne sur la diver­si­té, la tech­ni­ci­té et l’importance d’une finance au ser­vice d’investissements et d’entreprises qui font œuvre utile.

Ques­tion épi­neuse en soi, matière à débat, elle prend une teinte par­ti­cu­lière au moment où l’ordre mon­dial occi­den­tal se fis­sure. Com­ment prendre en compte les cri­tères d’une finance plus ver­tueuse lorsque le cadre de l’économie mon­dia­li­sée est en cause ; faut-il conti­nuer à lui recon­naître la même impor­tance lorsque la notion de régu­la­tion est vio­lem­ment contes­tée au pro­fit de la loi du plus fort ?

Dans les éco­no­mies, en par­ti­cu­lier anglo-saxonnes, où les finan­ce­ments sont davan­tage appor­tés par des fonds d’investissement que par les prêts ban­caires, la ques­tion n’est pas récente de savoir com­ment éclai­rer les bailleurs sur le flé­chage de leurs apports : com­ment leur four­nir une forme de garan­tie que leur argent ne ser­vi­ra pas à sou­te­nir des causes contestées.

Le concept de déve­lop­pe­ment durable a fait sa place dans les années 90 avant de se mon­dia­li­ser et de se codi­fier autour des objec­tifs des Nations unies. Puis le consen­sus s’est éta­bli (on vou­drait en être sûr) autour de l’idée que l’ennemi d’une pla­nète dura­ble­ment hos­pi­ta­lière, c’était non pas la finance mais le trop-plein de dioxyde de car­bone d’origine anthro­pique. L’ensemble des causes contes­tables s’est élar­gi, non plus can­ton­né aux tra­fics divers, d’armes ou de stupéfiants.

“Faire simple, si possible. Ce serait le vœu, pieux, pour une finance durable qui soit durable.”

Au même moment se déve­lop­pait, dans les pays occi­den­taux témoins des effets col­la­té­raux déran­geants du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé en hyper­crois­sance, l’ESG (envi­ron­ne­ment, social, gou­ver­nance) et sa sous famille hexa­go­nale RSE (res­pon­sa­bi­li­té socié­tale et envi­ron­ne­men­tale). L’idée est de s’assurer, par une archi­tec­ture de normes nou­velles, que les socié­tés com­mer­ciales, fon­da­men­ta­le­ment asso­cia­tions à but lucra­tif, se déve­loppent en ayant à cœur de ne pas en rabattre sur les fon­da­men­taux humains : soi­gner ses sala­riés, ses sous-trai­tants, son empreinte envi­ron­ne­men­tale, ses par­ties pre­nantes, la place rela­tive des hommes et des femmes, béné­fi­cier aux ter­ri­toires, dis­po­ser d’une gou­ver­nance codée par des fon­da­men­taux de bonne ges­tion, de bonne morale aussi.

Celles et ceux qui ont par­ti­ci­pé à des organes de gou­ver­nance ces vingt der­nières années sont pro­ba­ble­ment frap­pés par la place que l’ESG-RSE a prise dans les agen­das, et le temps qui y est consa­cré en com­pa­rai­son des ques­tions finan­cières, de stra­té­gie de mar­chés ou de ges­tion de risques opérationnels.

La dis­ci­pline du repor­ting non finan­cier (au ser­vice en par­ti­cu­lier de l’investissement durable) pâtit du fait qu’elle est encore jeune et qu’elle s’est ancrée dans le pay­sage avec une ambi­tion de rigueur scien­ti­fique que les outils à dis­po­si­tion ne per­met­taient pas réel­le­ment de soutenir.

L’épisode récent est ins­truc­tif, qui a vu les États-Unis nou­velle manière envoyer ad patres ces consi­dé­ra­tions, et en réac­tion les pays de l’Union euro­péenne se convaincre que les rédac­teurs de la der­nière direc­tive (CSRD, 4 lettres bien connues désor­mais dans les entre­prises) avaient peut-être eu la main lourde (« un délire bureau­cra­tique », glis­sait un patron fran­çais), pous­sant la Com­mis­sion euro­péenne à un recul par­tiel qui ne satis­fe­ra pas grand monde.

Faire simple, si pos­sible. Ce serait le vœu, pieux, pour une finance durable qui soit durable. 

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Ribesrépondre
7 avril 2025 à 18 h 32 min

En écho à cet article.

Finan­ce­ment des inves­tis­se­ments pour la tran­si­tion éco­lo­gique et éner­gé­tique et dans le domaine de la Défense.
Poli­tiques bud­gé­taire et moné­taire de l’Union Européenne.

1. L’avenir de l’humanité ‚voire sa sur­vie ‚est mena­cé par le chan­ge­ment cli­ma­tique et par les ten­sions géo­po­li­tiques internationales.
Répondre à ces menaces exige des inves­tis­se­ments vitaux ‚consi­dé­rables et urgents ‚pour la tran­si­tion éco­lo­gique et éner­gé­tique et dans le domaine de la Défense.

Les inves­tis­se­ments annuels sup­plé­men­taires néces­saires pour la tran­si­tion éco­lo­gique et éner­gé­tique peuvent être esti­més à envi­ron 2% du PIB de l’Union Euro­péenne à l’horizon 2030 pour atteindre la neu­tra­li­té car­bone en 2050 (Rap­port Pisa­ni – Ferry) .

Les inves­tis­se­ments annuels sup­plé­men­taires néces­saires dans le domaine de la Défense peuvent être esti­més à envi­ron 2 ou 3% du PIB de l’Union Euro­péenne pour pas­ser de 2% actuel­le­ment à 4 ou 5% du PIB le plus vite pos­sible ‚compte tenu de l’accroissement des ten­sions et menaces géo­po­li­tiques et des risques de désen­ga­ge­ment des Etats-Unis vis à vis de l’Europe.

Soit au total une aug­men­ta­tion annuelle des inves­tis­se­ments vitaux de 4 ou 5% du PIB de l’Union Euro­péenne ‚soit 700 à 850 G€ par an (1).

2. La poli­tique bud­gé­taire actuelle de l’Union Euro­péenne ne per­met­tra pas de finan­cer ces sup­plé­ments d’investissements au niveau requis et avec le degré d’urgence nécessaire.

En effet ‚cette poli­tique impose des contraintes – cri­tères de Maas­tricht – qui ont conduit à sacri­fier depuis plu­sieurs années non seule­ment les inves­tis­se­ments vitaux ‚mais aus­si des inves­tis­se­ments publics indis­pen­sables ( renou­vel­le­ment ou réno­va­tion des infra­struc­tures rou­tières ‚fer­ro­viaires , flu­viales et por­tuaires ‚sani­taires ‚édu­ca­tives et car­cé­rales ‚dont la vétus­té n’est plus à démontrer ).

Le sous-inves­tis­se­ment dans ces infra­struc­tures publiques exi­ge­rait même un effort annuel de rat­tra­page qui peut être esti­mé à envi­ron 1% du PIB de l’Union Euro­péenne ‚soit 170 G€/an ( en France ces inves­tis­se­ments s’élèvent à envi­ron 4% du PIB en 2023 ).

Ni un rebond de la crois­sance éco­no­mique qui résul­te­rait de nou­velles poli­tiques com­mer­ciale et indus­trielle ‚de la ré-indus­tria­li­sa­tion et de la crois­sance des inves­tis­se­ments publics et qui per­met­trait d’augmenter les recettes publiques ‚ni les éco­no­mies qui résul­te­raient d’une dimi­nu­tion des dépenses publiques de fonc­tion­ne­ment ‚ne seraient suf­fi­santes pour finan­cer les inves­tis­se­ments vitaux (700 à 850 G€/an) et le rat­tra­page néces­saire pour les infra­struc­tures publiques (170 G€/an ).

Quant à l’augmentation des taux d’imposition des ménages et des entre­prises elle ne peut être que très limi­tée et très ciblée pour ne péna­li­ser ni les reve­nus du tra­vail et les inves­tis­se­ments des ménages ‚ni la com­pé­ti­ti­vi­té ‚l’autofinancement et les inves­tis­se­ments des entreprises.

3. La poli­tique moné­taire conven­tion­nelle de la BCE ‚inter­di­sant le finan­ce­ment direct des Etats par la BCE ‚les condui­rait à se sou­mettre aux humeurs des mar­chés finan­ciers et des banques et aux condi­tions qu’ils imposent ‑taux d’intérêt et rem­bour­se­ment – et à s’endetter très au-delà des cri­tères de Maastricht.

Que les emprunts soient sous­crits par chaque Etat ou au niveau de l’Union Euro­péenne ‚le poids de cette dette sup­plé­men­taire pèse­rait indi­rec­te­ment sur les ménages et sur les entreprises.

Quant aux mesures non conven­tion­nelles mises en oeuvre par la BCE pour faire face à la crise finan­cière de 2008 puis à la crise sani­taire de 2020 ‚elles ont inon­dé le sys­tème finan­cier de liqui­di­tés mais ont lais­sé les banques tota­le­ment libres de leur usage – finan­cer les défi­cits publics ou ali­men­ter la spé­cu­la­tion finan­cière – au lieu d’en cibler l’usage.

Il convien­drait donc soit de renon­cer dura­ble­ment aux cri­tères de Maas­tricht ‚soit de déro­ger dura­ble­ment au Trai­té de l’Union Euro­péenne qui inter­dit le finan­ce­ment direct des Etats par la BCE.

Mais il est pathé­tique de s’en remettre aux banques et aux mar­chés finan­ciers et de se sou­mettre à leurs choix d’investissements et à leurs exi­gences pour finan­cer des inves­tis­se­ments vitaux. 

Et il est pitoyable de voir la BCE implo­rer la BEI et les banques pour qu’elles accordent des cré­dits des­ti­nés à la tran­si­tion éco­lo­gique – c’est‑à dire de créer de la mon­naie – et de voir le Conseil Euro­péen se tordre les méninges pour finan­cer l’aide mili­taire à l’Ukraine ‚l’indispensable réar­me­ment de l’Europe et même le minus­cule Fonds Euro­péen de Défense.

3. Une pro­po­si­tion consis­te­rait à finan­cer direc­te­ment tout ou par­tie des inves­tis­se­ments vitaux par la créa­tion de mon­naie cen­trale par la BCE .

Cette monnaie :
1° Serait réser­vée exclu­si­ve­ment aux inves­tis­se­ments vitaux
2° Ne tran­si­te­rait pas par les banques (i.e.financerait direc­te­ment les Etats ‚charge à eux de finan­cer en tout ou par­tie cer­tains inves­tis­se­ments vitaux réa­li­sés par les entre­prises ‚les ménages ou les col­lec­ti­vi­tés territoriales)
3° Serait « gra­tuite » pour les Etats (i.e.sans inté­rêts à payer)
4° Ne serait pas pla­fon­née (i.e.pourrait dépas­ser 3 % du PIB) .

Cette pro­po­si­tion rejoint en par­tie les pro­po­si­tions de « don de mon­naie cen­trale aux Etats » for­mu­lées par cer­tains éco­no­mistes et ban­quiers (2) .
Elle est en phase avec la thèse key­né­sienne de « non neu­tra­li­té » de la mon­naie sur l’économie réelle et s’oppose au dogme monétariste.
Elle rejoint une pro­po­si­tion de la Théo­rie Moné­taire Moderne mais en la limi­tant stric­te­ment et exclu­si­ve­ment aux inves­tis­se­ments vitaux.
Elle rap­pelle le recours aux avances de la Banque de France au Tré­sor pra­ti­qué jusqu’en 1993.

Cette pro­po­si­tion serait accom­pa­gnée de trois dispositions
1° Les bud­gets natio­naux hors dépenses d’investissements vitaux devraient être stric­te­ment équi­li­brés (zéro déficit)
2° Les inves­tis­se­ments vitaux seraient défi­nis après concer­ta­tions appro­fon­dies avec les acteurs éco­no­miques ‚poli­tiques ‚syn­di­caux et mili­taires ( en France ‚à tra­vers le CESE ‚le Haut Com­mis­saire au Plan et France Stratégie)
3° Ces inves­tis­se­ments seraient très stric­te­ment contrô­lés finan­ciè­re­ment ‚au niveau des pro­jets et au niveau de leur réalisation.

Les ins­tru­ments de poli­tique moné­taire dont dis­pose la BCE per­met­traient de maî­tri­ser les risques d’inflation qui pour­raient résul­ter d’un excès de créa­tion moné­taire et d’as­su­rer la sta­bi­li­té financière.

4. Cette pro­po­si­tion rompt avec le dogme moné­ta­riste et avec l’orthodoxie bud­gé­taire qui brident la crois­sance éco­no­mique de l’Union Euro­péenne à court et moyen termes et qui com­pro­mettent son ave­nir à long terme .

Notons que les Etats-Unis se sont affran­chis de ce dogme et de cette ortho­doxie et que le décro­chage éco­no­mique de l’Union Euro­péenne par rap­port aux Etats-Unis depuis plus de 15 ans (3) résulte essen­tiel­le­ment de poli­tiques bud­gé­taire et moné­taire ayant conduit les Etats-Unis à des défi­cits publics inter­dits en Europe (4) et à un endet­te­ment public attei­gnant 100 % du PIB amé­ri­cain en 2023.

Cette pro­po­si­tion per­met­trait donc :
1° De s’affranchir des capa­ci­tés de finan­ce­ment ‚des exi­gences et des humeurs des mar­chés finan­ciers et des banques
2° De réser­ver ces capa­ci­tés de finan­ce­ment aux entre­prises (ré-indus­tria­li­sa­tion mas­sive) et aux ménages (loge­ment) qui sont considérables
3° De rem­pla­cer la poli­tique moné­taire non ciblée de la BCE par une poli­tique ciblée
4° De rem­pla­cer une poli­tique bud­gé­taire res­tric­tive et mal­tu­sienne par une poli­tique expansive
5° De relan­cer vigou­reu­se­ment la crois­sance économique
6° D’alléger le poids des charges d’intérêts sur la dette des Etats
7° D’alléger le coût des inves­tis­se­ments vitaux du poids des charges d’intérêts.

Une TVA réduite voire une exemp­tion de TVA pour­rait être envisagée.

Pour le rem­bour­se­ment des dettes publiques on pour­ra se réfé­rer aux pro­po­si­tions de Jean Tirole (moné­ti­sa­tion) ou d’Olivier Blan­chard (rou­le­ment).
Par ailleurs ‚l’augmentation des inves­tis­se­ments vitaux et la ré-indus­tria­li­sa­tion entraî­ne­raient une crois­sance éco­no­mique de 2 à 3% par an ‚une aug­men­ta­tion des recettes publiques et une infla­tion d’au moins 2% par ‚ce qui faci­li­te­raient ce remboursement.

En cohé­rence avec cette nou­velle poli­tique moné­taire 3 objec­tifs seraient ajou­tés dans les Sta­tuts de la BCE ‚en sus de l’objectif de sta­bi­li­té des prix : le plein emploi ‚la sta­bi­li­té finan­cière et le finan­ce­ment de la tran­si­tion éco­lo­gique et énergétique.

Les poli­tiques moné­taire et bud­gé­taire de l’Union Euro­péenne devraient donc être remises en cause pour des rai­sons vitales mais aus­si pour la crois­sance et le rat­tra­page éco­no­miques par rap­port aux Etats-Unis.
(1) Sans comp­ter les inves­tis­se­ments stra­té­giques dans le domaine de l’IA ( Rap­port de Mario Dra­ghi ) ‚dont la part la plus impor­tante sera assu­rée par des capi­taux privés. 

(2) Jéza­bel Coup­pey-Sou­bey­ran ‚Pierre Delandre et Augus­tin Ser­si­ron (« Le pou­voir de la mon­naie ») ‚André Peters (« Le don moné­taire pour com­plé­ter le sys­tème moné­taire ») ‚Nico­las Dufrêne et Alain Grand­jean (« La mon­naie éco­lo­gique ») ‚Jéza­bel Coup­pey-Sou­bey­ran et Tho­mas Renault (« Monnaie,Banques ‚Finance »).

(3) PIB par habi­tant (US $ constant 2010)
Etats-Unis 52.963 en 2010 ‚62.789 en 2022 soit +18,55 %
U.E 35.638 en 2010 ‚38.816 en 2022 soit + 8,91 %

(4) Défi­cits moyens en % du PIB
– 3,4 % de 2001 à 2009 (Bush)
– 5,6 % de 2009 à 2017 (Oba­ma)
– 6,6 % de 2017 à 2021 (Trump)
– 7,9 % de 2021 à 2023 (Biden)

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