Brève histoire de l’épidémiologie avant le XXe siècle

Dossier : Épidémiologie : au service de la santéMagazine N°670 Décembre 2011
Par Alain-Jacques VALLERON (63)

REPÈRES
Avant d’écrire l’histoire de l’épidémiologie humaine, il faut en don­ner une défi­ni­tion : « C’est la science qui étu­die les varia­tions de fré­quences des mala­dies dans les groupes humains et recherche les déter­mi­nants de ces varia­tions. Elle vise en par­ti­cu­lier à la recherche des causes des mala­dies et de l’amélioration de leurs trai­te­ments et moyens de prévention. »

On peut certes invo­quer Hip­po­crate comme père de l’épidémiologie, puisque, dans son Trai­té des airs, des eaux et des lieux (400 av. J.-C.), il cher­chait déjà des déter­mi­nants envi­ron­ne­men­taux, et non pas seule­ment indi­vi­duels, aux mala­dies. Mais si l’on admet ne par­ler d’épidémiologie en tant que science qu’à par­tir du moment où des sché­mas obser­va­tion­nels (enquêtes, registres, études), expé­ri­men­taux (essais thé­ra­peu­tiques com­pa­rés) et théo­riques (modèles popu­la­tion­nels) sont employés, avec des méthodes de recueil et d’analyse des don­nées adap­tées, c’est au XVIIe siècle que l’on voit appa­raître en Angle­terre les pre­miers tra­vaux qui seraient clas­sés aujourd’hui comme épidémiologiques.

Bills of mortality

L’Angleterre fut sans doute le pre­mier pays à recueillir une infor­ma­tion épi­dé­mio­lo­gique sur les morts. Dès 1538, un docu­ment était rem­pli pour chaque décès et des sta­tis­tiques de mor­ta­li­té heb­do­ma­daire et annuelle étaient effec­tuées sys­té­ma­ti­que­ment. C’est ce qu’on appe­lait les bills of mor­ta­li­ty. Ces don­nées furent recueillies sys­té­ma­ti­que­ment à Londres après 1592. Le recueil d’informations sur la cause de mor­ta­li­té fut effec­tué sys­té­ma­ti­que­ment à par­tir de 1603.

Au XVIIe siècle appa­raissent en Angle­terre les pre­miers tra­vaux épidémiologiques

Ces tra­vaux ini­tient donc ce qu’on appel­le­rait aujourd’hui la sur­veillance épi­dé­mio­lo­gique (« pro­ces­sus conti­nu de recueil de don­nées sani­taires au cours du temps per­met­tant de docu­men­ter des chan­ge­ments éven­tuels et de créer des alertes sani­taires »). Il est remar­quable que, dès cette époque, le bul­le­tin heb­do­ma­daire des décès ait été publié à Londres pour ain­si dire en temps réel si l’on se sou­vient que l’on n’eut pas, même à Paris, au cours de la cani­cule de 2003, l’estimation en temps réel de la mor­ta­li­té heb­do­ma­daire toutes causes confondues.

Une parente de l’astronomie

Mais ce sont les tra­vaux de Graunt en 1662 (Natu­ral and Poli­ti­cal Obser­va­tions… Upon the Bills of Mor­ta­li­ty) qui peuvent être consi­dé­rés comme le pre­mier tra­vail épi­dé­mio­lo­gique (et de démo­gra­phie sta­tis­tique) au sens actuel : en effet, il four­nit une ana­lyse en pro­fon­deur de ces bul­le­tins de mor­ta­li­té en éva­luant d’une part les sources d’erreurs et de biais qui pou­vaient rendre leur inter­pré­ta­tion dif­fi­cile, et en met­tant d’autre part en évi­dence des régu­la­ri­tés dans les séries de décès et les pics épi­dé­miques, de taille variable, qui furent attri­bués à des épi­dé­mies récur­rentes de peste.

L’observation des récur­rences pas­sées per­mit de com­prendre que le bul­le­tin heb­do­ma­daire de mor­ta­li­té n’était pas sim­ple­ment un docu­ment admi­nis­tra­tif, mais pou­vait être un outil d’alerte épi­dé­mio­lo­gique. Ensuite, dans le cadre d’une col­la­bo­ra­tion au contour non tota­le­ment élu­ci­dé, Graunt éta­blit avec son ami Pet­ty la pre­mière « table de mor­ta­li­té », l’outil de base des démo­graphes, ces proches cou­sins des épidémiologistes.

La table de vie de Graunt
Cette table repré­sente la pro­ba­bi­li­té de sur­vie en fonc­tion de l’âge d’une cohorte de 100 nou­veau-nés (au XVIIIe siècle, 36 meurent avant 6 ans et un seul sur­vit à 76 ans).

Chris­tian Huy­gens, mathé­ma­ti­cien et astro­nome anglais qui ana­lyse avec son frère Lode­wijk la table de vie de Graunt, en déduit une méthode de cal­cul de l’espérance de vie en fonc­tion de l’âge. Ain­si, on voit appa­raître la pre­mière mani­fes­ta­tion de la paren­té entre épi­dé­mio­lo­gistes et astro­nomes : ils appar­tiennent en effet à deux dis­ci­plines qui, à par­tir de l’observation, essaient « d’inférer » des lois (même si l’équivalent des lois de Kepler en épi­dé­mio­lo­gie est encore à décou­vrir). Leib­niz tra­vaille­ra à son tour la notion de « vie moyenne », mais plu­tôt dans un état d’esprit d’actuaire, avec De Incer­ti Aes­ti­ma­tione (1678). Autre connexion his­to­rique impor­tante entre l’astronomie et l’épidémiologie, celle de Graunt avec Hal­ley, le décou­vreur de la comète épo­nyme, auquel il envoya sa table de vie. Celui­ci la cri­ti­qua à la fois sur le plan des don­nées avec les­quelles elle avait été construite (rôle négli­gé de l’immigration) et sur le plan de la méthode de cal­cul. Il four­nit en 1693 la pre­mière table de vie bâtie avec un algo­rithme de récur­rence, appli­quée aux don­nées de Bres­lau (aujourd’hui Wro­claw). Cette table allait être uti­li­sée en retour par le pre­mier des modé­li­sa­teurs en épi­dé­mio­lo­gie, Daniel Ber­noul­li (1700- 1782) qui, avec ses frères Nico­laus et Johann, était un thu­ri­fé­raire du cal­cul dif­fé­ren­tiel de Leibniz.

Un pionnier de l’épidémiologie mathématique

La vario­li­sa­tion, ancêtre de la vaccination
Des obser­va­teurs astu­cieux, en Asie mineure, avaient fait de l’immunologie sans le savoir : ils avaient com­pris, comme Ber­noul­li devait le for­ma­li­ser plus tard dans son modèle, que « l’on ne prend jamais deux fois la petite vérole ». Le prin­cipe de la vario­li­sa­tion était de chal­len­ger le sys­tème immu­ni­taire (qu’on ne connais­sait pas) grâce à une sca­ri­fi­ca­tion effec­tuée à par­tir d’un pré­lè­ve­ment sur une pus­tule de malade. Depuis 1721, la vario­li­sa­tion était pra­ti­quée en Angle­terre grâce à la force de convic­tion de Lady Mon­tai­gu, épouse d’un ambas­sa­deur anglais auprès de la Sublime Porte, elle-même mar­quée par la variole et qui avait uti­li­sé la tech­nique en 1717 sur son propre enfant, puis témoi­gna de son effi­ca­ci­té – d’après elle –, grâce ensuite au sou­tien de la prin­cesse de Galles, et enfin grâce à quelques expé­riences réus­sies sur des volon­taires qui avaient échan­gé leur volon­ta­riat contre la pen­dai­son qui les attendait.

Célèbre pour ses tra­vaux hydro­dy­na­miques, Ber­noul­li avait aus­si une large palette d’intérêts en astro­no­mie, en phi­lo­so­phie et en méde­cine. C’est donc natu­rel­le­ment qu’il allait s’intéresser à la pré­ven­tion de la variole (dite alors petite vérole). À l’époque, on esti­mait qu’une grande par­tie de la popu­la­tion anglaise avait été infec­tée par la variole et qu’un enfant qui en était atteint avait entre 20 et 30 chances sur 100 de mourir.

En un temps où la vario­li­sa­tion était cepen­dant fort contro­ver­sée car, dans une pro­por­tion non négli­geable des cas, les enfants étaient conta­mi­nés et mou­raient, Ber­noul­li com­prit qu’il fal­lait mettre en avant ce que l’on appel­le­rait aujourd’hui une approche coût-béné­fice. Exploi­tant les don­nées de Hal­ley, il construi­sit un modèle mathé­ma­tique fon­dé sur des hypo­thèses simples – car, dit-il, « les lois de la nature les plus simples sont tou­jours les plus vraisemblables ».

Polémiques

Ber­noul­li com­prit qu’il fal­lait mettre en avant une approche coût-bénéfice

Le tra­vail de Ber­noul­li n’est pas seule­ment d’une grande moder­ni­té parce qu’il uti­lise la modé­li­sa­tion pour éva­luer une action de san­té publique qui ne peut pas être obser­vée direc­te­ment, avec une méthode sem­blable à celle que les modernes modé­li­sa­teurs ont employée en pré­vi­sion d’une pan­dé­mie grip­pale qui sur­vint en 2009. Sa moder­ni­té est aus­si dans les polé­miques que son approche pro­vo­qua dans la socié­té, qu’elle soit savante ou profane.

D’Alembert, le père de l’Ency­clo­pé­die, l’un de ses adver­saires les plus déter­mi­nés à l’Académie royale des sciences où le tra­vail fut pré­sen­té en 1760 (et publié seule­ment en 1765), non seule­ment cri­tique de façon poin­tilleuse la qua­li­té des mathé­ma­tiques uti­li­sées (cri­tiques qui mesurent sur­tout l’importance de son hos­ti­li­té à l’égard de Ber­noul­li), mais – ce qui est moins sou­li­gné – émet aus­si des cri­tiques de fond extrê­me­ment modernes.

Le modèle de Bernoulli
Éva­luant d’une part le nombre total de morts attri­buables à la variole (d’après ses cal­culs, à l’âge de 25 ans, plus de 50% d’une cohorte d’enfants de 1 an avaient contrac­té la variole, et 10 % en étaient morts), et d’autre part le nombre de morts qui seraient obser­vées si l’on pra­ti­quait la vario­li­sa­tion, en sup­po­sant que celle-ci tue 1 ino­cu­lé sur 200, Ber­noul­li trou­va que l’espérance de vie pro­gres­se­rait de trois ans (pas­sant de 26 à 29 ans), en effec­tuant une « ana­lyse de sen­si­bi­li­té » met­tant en cause l’estimation du risque de l’inoculation (comme on dirait aujourd’hui). La vario­li­sa­tion, mon­tra-t-il, l’emporterait de loin par son béné­fice sur son risque puisqu’il fau­drait qu’elle cause 1 mort sur 10 vario­li­sés (chiffre invrai­sem­blable) pour que les deux situa­tions soient équivalentes.
Un réseau de méde­cins sentinelles
Ber­noul­li avait remar­qué que la modé­li­sa­tion qu’il opé­rait serait bien plus facile « si les méde­cins vou­laient tenir un registre de leurs malades, où ils mar­que­raient l’âge de chaque malade et ceux qui en seraient morts. D’un grand nombre de pareils registres, dont on com­mu­ni­que­rait les résul­tats au doyen de la facul­té, on dédui­rait assez exac­te­ment le dan­ger que l’on court de mou­rir à chaque âge auquel on pren­drait la petite vérole. » Il anti­ci­pait l’importance d’organiser un réseau natio­nal de méde­cins sen­ti­nelles pour asseoir la qua­li­té des modèles d’épidémies, comme cela a été fait à l’Inserm à par­tir des années 1980.

La pre­mière est que l’espérance de vie n’est peut-être pas le bon cri­tère de com­pa­rai­son et que la popu­la­tion n’est pas prête à échan­ger un risque immé­diat même faible (celui de l’inoculation) contre un risque loin­tain. Cette cri­tique très sen­sée fut du reste endos­sée par Laplace (1749−1827) dans son Essai sur les pro­ba­bi­li­tés. La seconde cri­tique est que les risques médi­caux dépendent des opé­ra­teurs. Si l’on arrive à réduire le risque immé­diat de la pro­cé­dure (ino­cu­la­tion) à une valeur égale à celle du risque immé­diat de contrac­ter la variole natu­rel­le­ment, il est évident que, dès lors, la popu­la­tion choi­si­ra d’être vario­li­sée. Il faut donc pro­po­ser ce qu’on appel­le­rait aujourd’hui des méthodes « d’assurance de la qua­li­té ». La troi­sième cri­tique est que, pour construire des modèles mathé­ma­tiques sérieux, il faut des don­nées de qua­li­té, que ce soit sur les risques ou sur l’histoire natu­relle des mala­dies : c’est la néces­si­té pri­mor­diale d’un sys­tème d’information effi­cace qui est sou­li­gnée (et qui reste d’une par­faite actualité).

La néces­si­té pri­mor­diale d’un sys­tème d’information effi­cace est soulignée

Une der­nière remarque néga­tive, et peut-être d’actualité, concer­nant le tra­vail de Ber­noul­li, tou­jours cité comme le pion­nier de l’épidémiologie mathé­ma­tique, est que cet appa­reillage mathé­ma­tique sophis­ti­qué, objet de polé­miques entre les plus beaux esprits mathé­ma­tiques, arri­vait deux siècles en retard par rap­port à la pra­tique accep­tée en Asie mineure, plu­sieurs années après des don­nées obser­va­tion­nelles recueillies par divers méde­cins et scien­ti­fiques (dont Ben­ja­min Frank­lin), et qu’au fond toutes ses conclu­sions étaient déjà conte­nues – et expri­mées beau­coup plus agréa­ble­ment que dans le lan­gage des équa­tions – dans la XIe des Lettres phi­lo­so­phiques de Vol­taire publiée en 1734, soit plus de trente ans aupa­ra­vant. Un regard cri­tique sur l’apport de la modé­li­sa­tion en épi­dé­mio­lo­gie pou­vait donc, déjà, s’imposer. En 1765, année où Ber­noul­li pro­dui­sait son modèle, Jen­ner publiait ses pre­mières obser­va­tions (qui pas­sèrent lar­ge­ment inaper­çues), avant de faire sa pre­mière expé­ri­men­ta­tion humaine en 1796. Peu à peu, alors que la vario­li­sa­tion s’installait, la vac­ci­na­tion – dont on com­prit qu’elle était aus­si effi­cace et moins dan­ge­reuse – appa­rais­sait. Ce n’est qu’en 1840 que la vario­li­sa­tion fut inter­dite en Angle­terre au béné­fice de la vac­ci­na­tion, qui fut four­nie gratuitement.

Le XIXe, siècle des sciences

Les grands cha­pitres de l’épidémiologie moderne s’ouvrent au XIXe siècle avec des contri­bu­tions où les scien­ti­fiques fran­çais jouent un rôle majeur : nais­sance de l’épidémiologie cli­nique et de ce qu’on appelle aujourd’hui la « méde­cine fon­dée sur les preuves » avec le nom de Pierre Louis et celui, bien plus connu du grand public mais pas dans ce domaine, de Claude Ber­nard. Épi­dé­mio­lo­gie sociale avec Vil­ler­mé ; épi­dé­mio­lo­gie d’intervention et de sur­veillance épi­dé­mio­lo­gique avec William Farr ; sys­té­ma­ti­sa­tion de l’information recueillie dans les popu­la­tions avec Quetelet.

Impor­tance de l’observation
L’observation soi­gneu­se­ment ana­ly­sée est la base de l’épidémiologie, comme elle est la base de l’astronomie. Par­mi les obser­va­tions et expé­ri­men­ta­tions rigou­reuses qui com­mencent à se mettre en place au XVIIIe siècle, il est habi­tuel de citer James Lind qui, en 1747, réa­li­sa le pre­mier essai cli­nique ran­do­mi­sé (sur de très petits nombres de sujets) et décou­vrit que le citron per­met­tait, et lui seul par­mi les remèdes essayés, de gué­rir le scor­but des marins sur le bateau des­quels il était embarqué.

Au début du XIXe siècle, conta­gion­nistes et anti­con­ta­gion­nistes s’affrontaient sur les causes des mala­dies, tan­dis que pré­va­lait tou­jours la théo­rie hip­po­cra­tique des miasmes. D’après cette théo­rie, les dis­pa­ri­tés de san­té obser­vées entre dif­fé­rents ter­ri­toires s’expliquaient par des fac­teurs topo­gra­phiques : dif­fé­rences d’altitude, de den­si­té de popu­la­tion, proxi­mi­té ou non d’une rivière.

Louis-René Vil­ler­mé (1782−1863), déci­dant de prendre les don­nées à bras-le-corps, vou­lut tes­ter l’hypothèse selon laquelle les inéga­li­tés de san­té obser­vées dans les douze arron­dis­se­ments de Paris dans la période 1817–1826 s’expliqueraient essen­tiel­le­ment par des fac­teurs sociaux (Paris ne fut divi­sé en vingt arron­dis­se­ments que par la loi du 16 juin 1859).

Épidémiologie sociale

Il mon­tra que des variables éco­no­miques (impôt moyen, prix moyen de loca­tion des loge­ments, etc.) étaient cor­ré­lées néga­ti­ve­ment à la mor­ta­li­té, tan­dis que la den­si­té de popu­la­tion ne l’était pas. Vil­ler­mé apporte deux autres contri­bu­tions majeures à l’épidémiologie sociale : la pre­mière concerne la san­té des per­sonnes empri­son­nées, dont il mon­tra qu’elle était cor­ré­lée aux condi­tions d’emprisonnement et non pas à la qua­li­té morale des pri­son­niers. Dans la seconde, il fit obser­ver que l’espérance de vie variait selon les condi­tions sociales des tra­vailleurs des indus­tries tex­tiles. Ses tra­vaux furent à l’origine des pre­mières lois limi­tant les condi­tions dans les­quelles on pou­vait recou­rir au tra­vail des enfants ou louer des loge­ments plus ou moins insalubres.

Épidémiologie clinique

Pierre-Charles-Alexandre Louis (1787−1872), méde­cin, eut le cou­rage de contes­ter une pra­tique médi­cale domi­nante de l’époque : la sai­gnée, sou­vent pra­ti­quée grâce à des sang­sues (en 1833, la France impor­tait 42 mil­lions de sang­sues pour usage médi­cal). L’idée était à l’époque que toutes les fièvres avaient la même ori­gine, étant la mani­fes­ta­tion d’une inflam­ma­tion des organes, et qu’appliquer des sang­sues était effi­cace – théo­rie dont Brous­sais (1762−1838) était un grand thuriféraire.

La « méthode numé­rique » de Pierre Louis était révolutionnaire

Pour la remettre en cause, Louis éta­blit une obser­va­tion rigou­reuse sur un groupe de malades ayant tous une forme bien carac­té­ri­sée de pneu­mo­nie et conclut – au mieux – à une très faible effi­ca­ci­té de la pra­tique. Si ce qu’on a appe­lé la « méthode numé­rique » de Pierre Louis était révo­lu­tion­naire, parce qu’il cher­chait à tirer des conclu­sions à par­tir de don­nées numé­riques recueillies sys­té­ma­ti­que­ment au lit du malade, et non à par­tir d’opinions, fût-ce celles des « maîtres », il lui man­quait le sup­port de ce qu’on appelle aujourd’hui la sta­tis­tique. À cet égard, Jules Gavar­ret (1809- 1890), poly­tech­ni­cien, fut pion­nier avec son livre Prin­cipes géné­raux de sta­tis­tique médi­cale (1840). Auteur du pre­mier inter­valle de confiance, il fut le pre­mier poly­tech­ni­cien pré­sident de l’Académie de médecine.

Les vertus de l’expérimentation

Infor­ma­tion et classification
Dans les sys­tèmes d’information sani­taire, la clas­si­fi­ca­tion est évi­dem­ment une étape clé, et là aus­si les Fran­çais ont eu un rôle très impor­tant puisque la pre­mière clas­si­fi­ca­tion inter­na­tio­nale des mala­dies fut créée par Jacques Ber­tillon (un proche parent d’Alphonse Ber­tillon, « inven­teur » des empreintes digi­tales) et que, ce fai­sant, il était le loin­tain conti­nua­teur de Fran­çois Bois­sier de Sau­vages de Lacroix, fon­da­teur de la noso­lo­gie avec sa clas­si­fi­ca­tion de 2400 mala­dies publiée post mor­tem en 1771.

Claude Ber­nard est sou­vent pré­sen­té comme un adver­saire irré­con­ci­liable de la sta­tis­tique et de l’épidémiologie. Il a ain­si tour­né en déri­sion l’idée « d’urine moyenne » de l’homme euro­péen obte­nue en opé­rant des pré­lè­ve­ments dans les pis­so­tières de la gare du Nord. En cela, il n’appréciait guère les efforts de ceux qui, comme Adolphe Que­te­let (1796−1874, sta­tis­ti­cien, inven­teur de l’index de cor­pu­lence [poids/taille2] tou­jours uti­li­sé, mathé­ma­ti­cien, astro­nome et natu­ra­liste fran­co-belge) avaient foi dans le recueil sys­té­ma­tique de l’information dans des grandes popu­la­tions et – en effet – avait défen­du le concept « d’homme moyen » (celui dont les para­mètres indi­vi­duels seraient égaux à la moyenne des para­mètres de la popu­la­tion). Mais Claude Ber­nard a sou­li­gné très clai­re­ment la néces­si­té en cli­nique d’expérimentations com­pa­ra­tives, notam­ment dans l’évaluation des trai­te­ments. Il a écrit, dans son Intro­duc­tion à la méde­cine expé­ri­men­tale, des pas­sages sou­li­gnant clai­re­ment la néces­si­té de ce qu’on appel­le­rait aujourd’hui des essais thé­ra­peu­tiques contrô­lés. On a donc pu dire de lui que, avec Pierre Louis, il était le second fon­da­teur fran­çais de ce qu’on appelle main­te­nant dans le monde anglo-saxon l’evi­dence based medi­cine, la « méde­cine fon­dée sur la preuve ».

Surveillance épidémiologique

Depuis les années 1980, avec la conscience de l’importance des mala­dies émer­gentes, la sur­veillance épi­dé­mio­lo­gique est deve­nue un domaine impor­tant de l’épidémiologie, à la fois en termes de méthode (recherche de sys­tèmes temps réel) et de résul­tats (décou­verte du sida, par exemple).

William Farr créa la sur­veillance épi­dé­mio­lo­gique moderne

La sur­veillance épi­dé­mio­lo­gique avait pris son essor au XIXe siècle à Londres avec William Farr (1807−1883) qui, lorsque le bureau des registres fut éta­bli en Angle­terre en 1838, devint rapi­de­ment res­pon­sable du dépar­te­ment sta­tis­tique. Il mit en place une clas­si­fi­ca­tion des causes des mala­dies, tra­vailla rigou­reu­se­ment à la défi­ni­tion des déno­mi­na­teurs per­met­tant de cal­cu­ler les risques et com­prit qu’il n’est pas de recueil et d’analyses de don­nées sans une dif­fu­sion appro­priée (ce qu’il fit grâce à un grand nombre de bul­le­tins heb­do­ma­daires, semes­triels, etc.). Il mon­tra com­ment cette connais­sance devait débou­cher sur des méthodes de pré­ven­tion et fut le pre­mier à décrire la chro­no­lo­gie et la taille des épi­dé­mies de grippe.

Le XXe siècle en épidémiologie
Le XXe siècle s’ouvre sur le prix Nobel de Ross (1902), le modé­li­sa­teur pilote de l’épidémiologie du palu­disme ; dans les années 1930, la démarche du test d’hypothèse, indis­pen­sable à la recherche des fac­teurs de risque est mise au point par Ney­man et Pear­son ; l’après- Seconde Guerre mon­diale ver­ra naître et croître l’épidémiologie ana­ly­tique ; les années 1980 ver­ront renaître la crainte des mala­dies infec­tieuses ; les années 1990 seront celles des pro­messes du décryp­tage du génome.
Sur­tout, depuis les années 1990, la puis­sance des moyens de cal­culs et de recueil de l’information per­met de déve­lop­per à un tout autre niveau les recherches des causes géné­tiques et envi­ron­ne­men­tales des mala­dies qui avaient été ini­tiées par les pion­niers des siècles passés.

Ses résul­tats concer­nant le cho­lé­ra, obte­nus au milieu du XIXe siècle, mirent eux aus­si en cause la théo­rie des miasmes, et sou­tinrent l’hypothèse que la cause du cho­lé­ra était dans l’eau. C’est un autre épi­dé­mio­lo­giste anglais, Snow, qui en appor­te­ra une démons­tra­tion défi­ni­tive en géo­lo­ca­li­sant les cas dans un quar­tier de Londres et en iden­ti­fiant la source de la conta­mi­na­tion (une pompe à eau bien précise).

Au total, à la fin du XIXe siècle, la plu­part des grands champs de l’épidémiologie étaient créés, qu’il s’agisse de l’épidémiologie des­crip­tive fon­dée sur de grands registres sys­té­ma­tiques, de l’épidémiologie expé­ri­men­tale où l’on éva­lue l’efficacité de plu­sieurs trai­te­ments en les com­pa­rant de façon rigou­reuse sur des groupes de patients, ou de l’épidémiologie théo­rique, sur­tout uti­li­sée dans le domaine des épi­dé­mies afin de com­prendre leurs lois et d’établir des pré­vi­sions. Seule l’épidémiologie des mala­dies mul­ti­fac­to­rielles n’était pas encore prête. C’est en 1856 que la pre­mière loi de Men­del est décou­verte, mais elle tombe dans l’oubli jusqu’en 1900 ; les patho­lo­gies domi­nantes en san­té publique sont encore les mala­dies infec­tieuses ; la recherche des fac­teurs géné­tiques et envi­ron­ne­men­taux des grandes patho­lo­gies, qui est une prio­ri­té de l’épidémiologie moderne, ne peut donc encore être menée, mais les concepts ont déjà été réunis.

3 Commentaires

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tha­meurrépondre
4 mai 2012 à 14 h 02 min

His­toire de l’é­pi­dé­mio­lo­gie
en lisant l’his­toire de l’é­pi­dé­mio­lo­gie, nous pou­vons remar­quer qu’il y a une rela­tion évi­dente entre l’é­pi­dé­mio­lo­gie et l’action…ce qui a vrai­ment don­né la valeur et l’im­por­tance de ce domaine multidisciplinaire.

ce que nous remar­quons aujourd’­hui, c’est l’in­verse!! l’é­pi­dé­mio­lo­gie est deve­nue une science fon­da­men­tale, les épis­té­mo­lo­gistes sont dans leurs coins entrain d’a­na­ly­ser des don­nées et de mettre en place des belles des équa­tions mathé­ma­tiques!!! en oubliant presque la fina­li­té de l’épidémiologie.….l’action.

et de cette manière on pour­ra jamais avan­cer dans ce domaine.

Mer­ci

Gabrielrépondre
17 juillet 2013 à 9 h 41 min
– En réponse à: thameur

His­toire de l’epidemiologie

Un peu d’ac­cord un peu non d’accord.


Épis­té­mo­lo­giste ne fait pas que les cal­culs mon frère. Il pro­pose des choses pour faire avan­cer. Si un temps une per­sonne pou­vait être tout a la fois, phy­si­cien, mathé­ma­ti­cien, astro­logue, phi­lo­sophe et ain­si de suite, main­te­nant la donne change.


Épis­té­mo­lo­giste reste tou­jours dans l’ac­tion et d’ailleurs les pre­miers fai­saient la même choses avec des registres et des for­mules, nous avons héri­té d’eux. La nou­velle façon de faire change, cha­cun fait une petite par­tie de la chose et l’autre en fait une autre pour enfin réunir, ras­sem­bler pour une réus­site totale. C’est ain­si que les avions, bateau et même des bicy­clette sont fabriques par morceaux.


Épis­té­mo­lo­giste reste tou­jours dans l’ac­tion, d’ailleurs c’est lui qui lance l’a­lerte. Mer­ci pour cet espace de complémentarité


PS je ne suis pas épidemiologiste

DORErépondre
26 juin 2017 à 9 h 04 min

Tra­vail bref mais très riche
Tra­vail bref mais très riche et scien­ti­fi­que­ment fondé.
Mer­ci pour votre serieux.

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