Bernard CUNY (23) 1903 - 1996

Bernard Cuny (23) 1903 – 1996. Le savant, l’ingénieur

Dossier : ExpressionsMagazine N°523 Mars 1997Par : Lucien-Emmanuel BLANC (47)

Bernard Cuny a été pen­dant qua­rante années le grand spé­cia­liste de l’op­tique dans la marine, à une époque où la qua­li­té des sys­tèmes optiques et de leur imbri­ca­tion dans les sys­tèmes consti­tuait la clé de l’ef­fi­ca­ci­té au com­bat. Spé­cia­liste incon­tes­té de tout ce qui concer­nait la visée, le poin­tage, la télé­mé­trie, la sta­bi­li­sa­tion de tir, les asser­vis­se­ments, il savait mieux que d’autres que les conflits modernes impo­saient aux ingé­nieurs de sur­pas­ser l’ad­ver­saire par l’an­ti­ci­pa­tion technique.

Très jeune, il avait éton­né ses proches par une excep­tion­nelle ouver­ture à la science appliquée.

Sa car­rière d’in­gé­nieur de l’ar­tille­rie navale prit un virage lors­qu’il déci­da de com­plé­ter sa for­ma­tion à l’Ins­ti­tut d’op­tique. Ce fut l’o­ri­gine d’une éton­nante série d’in­no­va­tions, toutes carac­té­ri­sées par l’in­cor­po­ra­tion de tech­no­lo­gies modernes dont il dis­cer­nait avec luci­di­té les poten­tia­li­tés et les limites, et dont il se ser­vait pour sim­pli­fier et fia­bi­li­ser ses créations.

Que ce soit dans les éton­nants pro­grès des télé­mètres d’ar­tille­rie et de leurs télé­com­mandes asso­ciées, où il avait su maî­tri­ser les incon­vé­nients liés aux mou­ve­ments des navires, ou dans la réa­li­sa­tion de péri­scopes de sous-marins conçus pour com­pen­ser opti­que­ment les phé­no­mènes vibra­toires, il appor­tait tou­jours des solu­tions élé­gantes, modèles d’er­go­no­mie. À ceux qui pro­fessent la doc­trine du « pour­quoi faire simple puisque le com­pli­qué marche ? », il appor­tait le brillant contre-exemple de la belle tech­nique, où sécu­ri­té rime avec simplicité.

Loin de toute riva­li­té de cha­pelle, il par­ve­nait à marier les dis­ci­plines sou­vent concur­rentes des ingé­nieurs et des scien­ti­fiques, dans des réa­li­sa­tions où triom­phait ain­si l’oe­cu­mé­nisme tech­nique. Encore fal­lait-il pos­sé­der sa capa­ci­té à dis­cer­ner dans les tech­niques les plus modernes celles appor­tant un vrai poten­tiel de pro­grès. Or c’est là qu’ap­pa­raît plei­ne­ment l’homme de science et de com­mu­ni­ca­tion. Doué d’un esprit tou­jours à l’af­fût des inno­va­tions, il appor­tait aux jeunes ingé­nieurs ses conseils pour résoudre des pro­blèmes que beau­coup auraient jugés insolubles.

Sa méfiance était grande vis-à-vis des écha­fau­dages théo­riques com­plexes, mais ceci ne se tra­dui­sait par aucune ani­mo­si­té vis-à-vis de leurs auteurs, qu’il s’ef­for­çait au contraire d’ai­der. J’en veux pour exemple sa remar­quable contri­bu­tion aux pro­grès de la navi­ga­tion par iner­tie des sous-marins nucléaires, dont le concept nova­teur était entou­ré du plus grand secret. Très vite, il s’at­ta­cha à com­prendre ces phé­no­mènes mais son sou­ci de clar­té ne pou­vait se satis­faire des volu­mi­neux déve­lop­pe­ments mathé­ma­tiques où sem­blaient se com­plaire les spé­cia­listes. Remet­tant en ques­tion les hypo­thèses de départ, il recons­trui­sit sur des bases dif­fé­rentes, avec une sim­pli­ci­té lumi­neuse, la théo­rie de ce mode de navi­ga­tion et démon­tra, presque sans cal­culs, les par­ti­cu­la­ri­tés que d’autres n’en­tre­voyaient qu’a­près des pages et des pages d’é­qua­tions. Par ce tra­vail, il appor­ta un outil de pro­grès, aidant, sans le moindre esprit polé­mique, à mieux com­prendre les voies à prospecter.

Par­mi ses réa­li­sa­tions les plus récentes, le péri­scope de visée astrale des sous-marins nucléaires de la force stra­té­gique consti­tue sans doute l’exemple le plus carac­té­ris­tique du génie créa­teur de Ber­nard Cuny. L’é­lé­gance et la pré­ci­sion des solu­tions de visée et de trans­fert optique uti­li­sées pour assu­rer en quelques secondes à l’im­mer­sion péri­sco­pique le reca­lage de posi­tion des sous-marins et des mis­siles font l’ad­mi­ra­tion des spé­cia­listes fran­çais et étrangers.

Déjà proche de sa fin de car­rière pro­fes­sion­nelle, il fut un des pre­miers à exploi­ter concrè­te­ment les extra­or­di­naires pos­si­bi­li­tés des auto­ma­tismes digi­taux, prou­vant par là même que le plus ancien ingé­nieur pou­vait demeu­rer le plus moderne. Sa contri­bu­tion à un des aspects les plus com­plexes du pro­gramme Cœla­canthe jus­ti­fia son main­tien au sein des construc­tions navales au-delà de la limite d’âge, lui per­met­tant de pré­pa­rer les géné­ra­tions de maté­riels futurs en exploi­tant les résul­tats des essais opé­ra­tion­nels du Redou­table, essais cou­ron­nés de suc­cès. Et déjà, Ber­nard Cuny se pas­sion­nait pour l’op­to­élec­tro­nique qui allait bien­tôt bou­le­ver­ser le monde de l’élec­tro­nique et des télécommunications.

L’é­nu­mé­ra­tion des appa­reils aux­quels il a appor­té son génie serait trop longue ici, mais cer­tains sortent du domaine mili­taire et ont pu avoir une car­rière indus­trielle hors de la confidentialité.

Citons seule­ment la célèbre règle optique per­met­tant la mesure pré­cise des défauts de rec­ti­tude des pièces méca­niques et l’a­li­dade de navi­ga­tion ne com­por­tant aucun repère de poin­tage et per­met­tant des visées avec une pré­ci­sion inéga­lée. Son mini­com­pas de navi­ga­tion uti­li­sable sur tous les navires ou embar­ca­tions est un modèle de simple effi­ca­ci­té. Il est uti­li­sé par de nom­breux plai­san­ciers, igno­rant le nom du génial inven­teur. Il est amu­sant de consta­ter que plu­sieurs ten­ta­tives ont été faites pour per­fec­tion­ner cette petite mer­veille, sans suc­cès à ce jour. L’a­vè­ne­ment de la navi­ga­tion reca­lée par satel­lite au moyen du GPS met­tra sans doute fin à de telles tentatives.

Ber­nard Cuny nous a quit­tés. Homme d’une remar­quable droi­ture, dont la com­pé­tence n’é­tait éga­lée que par la modes­tie, il a su créer autour de lui une atmo­sphère d’a­mi­tié dans le tra­vail, per­met­tant l’é­pa­nouis­se­ment de cha­cun. C’est à de tels hommes, trop mécon­nus, que la Marine fran­çaise doit une grande par­tie de sa noto­rié­té dans l’entre-deux-guerres et au-delà.

La com­pé­tence et la vigueur créa­trice de Ber­nard Cuny demeurent des exemples pour les ingé­nieurs d’au­jourd’­hui, quelle que soit leur spécialité.

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