« Avec la combinaison des données satellitaires et de l’IA, on sait où sont les pollutions » Antoine Rostand (X82), fondateur de Kayrros

« Avec la combinaison des données satellitaires et de l’IA, on sait où sont les pollutions » Antoine Rostand (X82), fondateur de Kayrros

Dossier : TrajectoiresMagazine N°804 Avril 2025
Par Géraldine NAJA (X82)

En 2016, Antoine Ros­tand (X82) a fon­dé Kayr­ros, dont il est CEO. Sa mis­sion est de four­nir aux four­nis­seurs d’énergie et aux consom­ma­teurs, au sec­teur finan­cier, aux légis­la­teurs et aux régu­la­teurs, ain­si qu’à la popu­la­tion, les mesures indé­pen­dantes, fiables et exploi­tables dont ils ont besoin pour réduire les émis­sions de gaz à effet de serre, pour assu­rer la tran­si­tion éner­gé­tique et pour pro­té­ger les per­sonnes, les biens et les éco­sys­tèmes contre l’accélération des risques liés au chan­ge­ment climatique.

Quel est ton parcours ?

Après les classes pré­pas et l’X, je suis par­ti direc­te­ment chez Schlum­ber­ger sans faire d’école d’application. Je vou­lais voya­ger et cher­cher l’aventure ! D’ailleurs, mon pre­mier jour de tra­vail, j’étais en Libye et j’ai été bom­bar­dé par les avions amé­ri­cains mis­sion­nés par Rea­gan ! J’ai bien eu de l’aventure, mais pas for­cé­ment celle que j’anticipais. Je suis res­té chez Schlum­ber­ger pen­dant trois ans, puis j’ai fait l’Insead et je suis par­ti faire du conseil notam­ment chez Kear­ney et j’ai fini patron France de Elec­tro­nic Data Sys­tems, la mai­son mère de Kearney. 

Ensuite je suis reve­nu en 2003 chez Schlum­ber­ger pour y créer la branche Conseil en mana­ge­ment pour les com­pa­gnies éner­gé­tiques. En tra­vaillant pour les grands éner­gé­ti­ciens, je me suis ren­du compte qu’on avait en tant qu’humanité un gros pro­blème. On savait qu’il fal­lait décar­bo­ner et donc trans­for­mer son sys­tème éner­gé­tique, mais en réa­li­té on avait très peu de don­nées fiables sur les stocks de pétrole, les flux, les exter­na­li­tés comme la pol­lu­tion, la dégra­da­tion de la bio­di­ver­si­té, les risques cli­ma­tiques… Le manque de don­nées vient du carac­tère stra­té­gique de l’accès à l’énergie pour les grandes puis­sances. C’est un sec­teur structu­rellement très opaque. Mais com­ment pour­rait-on chan­ger notre sys­tème éner­gé­tique sans les don­nées pour le suivre et le mesurer ?

En 2016, Antoine Rostand (X82) a fondé Kayrros, dont il est CEO.
En 2016, Antoine Ros­tand (X82) a fon­dé Kayr­ros, dont il est CEO.

D’où la création de Kayrros… mais que fait exactement Kayrros ?

Oui, d’où la créa­tion de Kayr­ros en 2016. J’ai d’abord assem­blé une équipe de scien­ti­fiques comme cofon­da­teurs, puis trou­vé les pre­miers capi­taux et recru­té les pre­miers data scien­tists. L’idée de Kayr­ros, c’est à l’origine d’appliquer l’IA (appe­lée à l’époque big data) sur les don­nées d’observation de la Terre four­nies par les satel­lites Coper­ni­cus déve­lop­pés et lan­cés par l’ESA pour l’Union euro­péenne, afin de mesu­rer les grands para­mètres cli­ma­tiques. Les satel­lites Coper­ni­cus ont une gamme de cap­teurs incroyable, remar­qua­ble­ment bien conçue, que nous uti­li­sons prin­ci­pa­le­ment sur trois sujets. Le pre­mier sujet est la détec­tion et la quan­ti­fi­ca­tion des gaz à effet de serre, CO₂ et méthane. Le méthane repré­sente presque la moi­tié du réchauf­fe­ment cli­ma­tique et était très peu connu avant nous. Avec la com­bi­nai­son des don­nées satel­li­taires et de l’IA, on sait où sont les pol­lu­tions, qui en est res­pon­sable, et cela donne un bon levier d’action.

Le 2e sujet, c’est tout ce qui est lié au risque cli­ma­tique, à la bio­masse et la bio­diversité. Nous pou­vons modé­li­ser la nature et les risques. La com­bi­nai­son de l’IA et du satel­lite donne une pré­ci­sion et une gra­nu­la­ri­té meilleure d’au moins un ordre de gran­deur par rap­port à l’état de l’art anté­rieur. Le 3e sujet, c’est le sui­vi de la chaîne logis­tique de l’énergie. On a des images qui suivent la pro­duc­tion d’énergie, des usines qui en consomment, mais aus­si des trans­pon­deurs qui com­mu­niquent de l’information sur les véhi­cules connec­tés, les bateaux, les avions… Nous uti­li­sons aus­si d’autres don­nées géo­ré­fé­ren­cées, comme les drones, les cap­teurs au sol, les réseaux sociaux, ce qui nous per­met de suivre en temps réel l’activité de mil­lions d’actifs industriels.

Quel a été le déclic de la création de Kayrros ? Comment est-ce qu’on passe de la grosse boîte à la start-up ? Et pourquoi « Kayrros » ?

L’évidence, c’était le besoin de don­nées fiables pour réus­sir la tran­si­tion éner­gé­tique. Le déclic… c’est que j’ai eu un choc amou­reux, que ma vie a bas­cu­lé et que j’ai donc eu envie de faire des choses ailleurs que dans un grand groupe. J’ai eu envie de plus d’engagement, de plus de liber­té, de plus de risque. J’ai tou­jours aimé le risque, l’adrénaline, les sports extrêmes et donc j’ai pris le risque d’être entre­pre­neur – une aven­ture en soi. Quant au nom de Kayr­ros, je dis­cu­tais avec mon fils aîné pour lui expli­quer cette boîte que j’allais mon­ter, et com­ment l’arrivée des satel­lites et de l’IA repré­sen­tait une chance unique. Mon fils – qui fai­sait du grec – me dit : ah, c’est le Kai­ros, le dieu grec de l’opportunité.

Quelles ont été les étapes majeures et les problèmes rencontrés depuis la création de Kayrros ?

Je n’ai pas eu de gros pro­blèmes à démar­rer Kayr­ros. En France, nous avons faci­le­ment accès aux talents, avec le sys­tème des grandes écoles, et nous avons aus­si un éco­sys­tème très effi­cace pour les start-up en termes de finan­ce­ment de jeunes entre­prises inno­vantes, avec des sys­tèmes variés de sub­ven­tions : c’est un peu le para­dis des start-up. Je n’ai ren­con­tré aus­si aucune dif­fi­cul­té pour lever de l’argent, recru­ter des gens, sur­tout que le sujet « spa­tial pour le cli­mat » était passionnant. 

La com­plexi­té inter­vient en France pour gran­dir. Une fois la tech­no­lo­gie et le mar­ché vali­dés, il n’y a pas vrai­ment d’écosystème qui com­prenne la pro­blé­ma­tique de pas­sage à la taille supé­rieure, peu d’acteurs pour les grosses levées de fonds à cette phase de la vie des entre­prises, pas de struc­ture éta­tique appro­priée. Nous payons ici l’absence de fonds de pen­sion. Aus­si, beau­coup de socié­tés fran­çaises partent à l’étranger, notam­ment aux USA, à ce moment-là. En France, pour un entre­pre­neur, le pro­blème n’est pas d’avoir une idée, de la déve­lop­per et d’avoir des pre­miers clients et de deve­nir pro­fi­table. C’est le pas­sage à l’échelle pour deve­nir un lea­der mon­dial qui oblige presque à sor­tir de France.

Quel est le marché et quels sont les principaux concurrents ?

Nos clients sont des acteurs finan­ciers, que ce soient des négo­ciants en matières pre­mières, des hedge funds, des inves­tis­seurs, des assu­reurs ou des banques qui veulent com­prendre le monde exté­rieur. On a aus­si des gou­ver­ne­ments comme clients, notam­ment sur le sujet du méthane et des risques cli­ma­tiques. On tra­vaille beau­coup pour les assu­reurs sur des modèles de risques : que doit-on assu­rer ou pas, quel modèle de pré­ven­tion ? Nous tra­vaillons aus­si pour des banques pour mieux éva­luer leur risque cré­dit. Avec la com­bi­nai­son des don­nées satel­li­taires et de l’IA, nos clients savent ce qui se passe en temps réel par­tout dans le monde avec une pré­ci­sion inéga­lée et un coût très faible. 

Nos concur­rents sont essen­tiellement les équipes internes des boîtes qui vont uti­li­ser des outils de type Google Earth Engine pour faire du trai­te­ment de don­nées satel­li­taires. Mais leurs résul­tats sont beau­coup plus rudi­men­taires que ce que Kayr­ros peut faire : cela suf­fit pour une ana­lyse simple, mais pour des besoins plus sophis­ti­qués nous sommes uniques ! Nous uti­li­sons toutes les don­nées acces­sibles, sachant que plus de 80 % des don­nées récur­rentes viennent de Coper­ni­cus, et le reste du satel­lite Land­sat de la Nasa ain­si que de four­nis­seurs pri­vés d’imagerie à haute réso­lu­tion de toute nature : optique, radar, hyper­spec­trale, LIDAR, drone…

Quel est ton défi pour 2025 ?

Le défi pour 2025, c’est vrai­ment d’accélérer la crois­sance. Notre tech­no­lo­gie est éprou­vée, nos pro­duits sont vali­dés, notre mar­ché est connu et nos clients sont satis­faits. Nous avons un très fort poten­tiel d’accélération. Il faut main­te­nant mettre plus de pré­sence com­mer­ciale aux USA, en Angle­terre, au Moyen-Orient, qui repré­sentent déjà plus des trois quarts de nos clients, mais qui ont aus­si un poten­tiel de crois­sance énorme.

As-tu fait des rencontres marquantes, qui ont été des sources d’inspiration ?

Je n’ai jamais eu de plan de car­rière ; j’aime me lais­ser por­ter par les évé­ne­ments, par mes envies, par mes ren­contres. C’est grâce à mon pre­mier patron chez Schlum­ber­ger que j’ai pu lan­cer cette acti­vi­té de conseil dans le domaine éner­gé­tique et com­prendre la pro­blé­ma­tique autour du chan­ge­ment cli­ma­tique. Il m’a fait confiance et j’ai ain­si pu construire de belles socié­tés. J’ai eu aus­si de très grandes ren­contres au niveau scien­ti­fique, qui m’ont per­mis de mieux com­prendre les enjeux, de recru­ter les bonnes per­sonnes et de déve­lop­per la tech­no­lo­gie avan­cée de Kayrros.

Quelle est ta journée de travail type ? Comment gères-tu ton temps ?

Je n’ai pas vrai­ment de jour­née type. Le secret pour un entre­pre­neur est de se foca­li­ser sur un seul sujet à la fois, sur lequel il est com­pé­tent. Il faut être séquen­tiel. Il ne faut sur­tout pas lais­ser s’accumuler des non-déci­sions. Pour cela, je pousse les déci­sions le plus proche pos­sible de l’acteur com­pé­tent, et c’est rare­ment moi ! En revanche, ce qui est essen­tiel pour gérer mon stress, c’est que j’habite sur une péniche à Paris, et des études démontrent que vivre sur l’eau per­met de dimi­nuer le stress de manière très importante. 

Le métier d’entrepreneur est extrê­me­ment stres­sant et je me res­source en tra­vaillant de chez moi ou en rece­vant des clients chez moi, où je vois pas­ser les bateaux et les canards… Je fais beau­coup de sport, notam­ment du ski nau­tique, c’est aus­si pour ça que j’habite sur un bateau : je skie sur la Seine d’avril à décembre. De plus, j’ai quatre enfants. Être là pour eux est tou­jours ma prio­ri­té et cela demande du temps, à tous les âges ! Enfin, je voyage beau­coup moins qu’auparavant. Main­te­nant, avec Teams ou Zoom, on peut tra­vailler sans se dépla­cer. On doit aus­si délé­guer : j’ai des équipes de grande qua­li­té en Angle­terre, aux USA. Quand je voyage, c’est pour des grands évé­ne­ments, la COP, Davos, où l’on peut ren­con­trer des gens qu’on aurait beau­coup de mal à ren­con­trer ailleurs.

Quels conseils donner à un entrepreneur ?

Être entre­pre­neur, c’est avant tout un par­cours émo­tion­nel­le­ment très char­gé. Il y a plu­sieurs choses essen­tielles à savoir. Tout d’abord, il faut être prêt à prendre des risques. J’ai fait du para­chu­tisme, je savais prendre des risques, cal­cu­lés bien sûr, mais avec tou­jours une part d’imprévu. Et nous avons la chance en tant que poly­tech­ni­ciens d’avoir été bien for­més et d’avoir des capa­ci­tés de rebond en cas d’échec. Ensuite, il faut être prêt à rece­voir des coups, à subir l’échec et à rebon­dir. Enfin, il faut res­ter tout le temps opti­miste : dès qu’on baisse les bras, c’est la fin de l’aventure. Donc il faut tenir dans la durée. Mais quelle joie d’être maître de son des­tin, de créer, de faire avan­cer les choses comme on le sou­haite ; quelle liber­té et quel accom­plis­se­ment de soi…

Que penses-tu de l’impact de la situation géopolitique actuelle éventuelle sur tes activités ? Ton entreprise est quand même très liée aux États-Unis et aussi à la politique environnementale.

Il y a évi­dem­ment un retour en arrière sur le sujet envi­ron­ne­men­tal, pous­sé par les USA. Trump casse tout. Mais ce qui casse ne mar­chait pas, donc pour moi c’est une chance pour construire une nou­velle gou­ver­nance cli­ma­tique mon­diale. Ce choc peut et doit per­mettre à l’Europe de trou­ver une nou­velle voie. En effet, nous avons un mode de régle­men­ta­tion cli­ma­tique très archaïque avec trop peu de prise en compte de la tech­no­lo­gie dans notre approche sur le cli­mat, alors que grâce aux satel­lites on est capable de mesu­rer de manière indé­pen­dante la défo­res­ta­tion, les pol­lu­tions, le CO₂, le méthane, les risques, la biomasse…

Nous pou­vons avoir un impact cli­ma­tique réel en nous fon­dant sur des don­nées fiables et indé­pen­dantes – et pas sur du repor­ting invé­ri­fiable. Aujourd’hui on rem­plit plein de for­mu­laires mais les don­nées sont com­plè­te­ment fausses. Ain­si, l’industrie pétro­lière ne reporte que 5 % des émis­sions de méthane que l’on détecte par satel­lite. Les USA ne reportent qu’un quart de leurs émis­sions aus­si… C’est ahu­ris­sant. Il faut que l’Europe, qui a des atouts incroyables, mise sur l’innovation, notam­ment sur des sujets liés au cli­mat, et sache répondre à l’accélération d’innovation qu’on est en train de voir aux États-Unis.

“La Terre n’est pas un héritage de nos parents, mais un prêt de nos enfants.”

Une question subsidiaire : qu’est-ce que tu pourrais te souhaiter, quel est ton vœu pour l’avenir ?

J’ai envie que mes enfants et les autres humains puissent vivre sur une pla­nète habi­table. Je sou­haite que Kayr­ros puisse conti­nuer à y contri­buer concrè­te­ment et de manière inno­vante, en don­nant aux finan­ciers des infor­ma­tions fiables sur les risques cli­ma­tiques et aux poli­tiques des moyens d’agir, comme nous l’avons fait sur la nou­velle régle­men­ta­tion méthane de l’Union euro­péenne (enfin une régle­men­ta­tion utile !).

« La Terre n’est pas un héri­tage de nos parents, mais un prêt de nos enfants. » C’est un pro­verbe mos­si (Bur­ki­na Faso). 

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