« Avec la combinaison des données satellitaires et de l’IA, on sait où sont les pollutions » Antoine Rostand (X82), fondateur de Kayrros

En 2016, Antoine Rostand (X82) a fondé Kayrros, dont il est CEO. Sa mission est de fournir aux fournisseurs d’énergie et aux consommateurs, au secteur financier, aux législateurs et aux régulateurs, ainsi qu’à la population, les mesures indépendantes, fiables et exploitables dont ils ont besoin pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, pour assurer la transition énergétique et pour protéger les personnes, les biens et les écosystèmes contre l’accélération des risques liés au changement climatique.
Quel est ton parcours ?
Après les classes prépas et l’X, je suis parti directement chez Schlumberger sans faire d’école d’application. Je voulais voyager et chercher l’aventure ! D’ailleurs, mon premier jour de travail, j’étais en Libye et j’ai été bombardé par les avions américains missionnés par Reagan ! J’ai bien eu de l’aventure, mais pas forcément celle que j’anticipais. Je suis resté chez Schlumberger pendant trois ans, puis j’ai fait l’Insead et je suis parti faire du conseil notamment chez Kearney et j’ai fini patron France de Electronic Data Systems, la maison mère de Kearney.
Ensuite je suis revenu en 2003 chez Schlumberger pour y créer la branche Conseil en management pour les compagnies énergétiques. En travaillant pour les grands énergéticiens, je me suis rendu compte qu’on avait en tant qu’humanité un gros problème. On savait qu’il fallait décarboner et donc transformer son système énergétique, mais en réalité on avait très peu de données fiables sur les stocks de pétrole, les flux, les externalités comme la pollution, la dégradation de la biodiversité, les risques climatiques… Le manque de données vient du caractère stratégique de l’accès à l’énergie pour les grandes puissances. C’est un secteur structurellement très opaque. Mais comment pourrait-on changer notre système énergétique sans les données pour le suivre et le mesurer ?

D’où la création de Kayrros… mais que fait exactement Kayrros ?
Oui, d’où la création de Kayrros en 2016. J’ai d’abord assemblé une équipe de scientifiques comme cofondateurs, puis trouvé les premiers capitaux et recruté les premiers data scientists. L’idée de Kayrros, c’est à l’origine d’appliquer l’IA (appelée à l’époque big data) sur les données d’observation de la Terre fournies par les satellites Copernicus développés et lancés par l’ESA pour l’Union européenne, afin de mesurer les grands paramètres climatiques. Les satellites Copernicus ont une gamme de capteurs incroyable, remarquablement bien conçue, que nous utilisons principalement sur trois sujets. Le premier sujet est la détection et la quantification des gaz à effet de serre, CO₂ et méthane. Le méthane représente presque la moitié du réchauffement climatique et était très peu connu avant nous. Avec la combinaison des données satellitaires et de l’IA, on sait où sont les pollutions, qui en est responsable, et cela donne un bon levier d’action.
Le 2e sujet, c’est tout ce qui est lié au risque climatique, à la biomasse et la biodiversité. Nous pouvons modéliser la nature et les risques. La combinaison de l’IA et du satellite donne une précision et une granularité meilleure d’au moins un ordre de grandeur par rapport à l’état de l’art antérieur. Le 3e sujet, c’est le suivi de la chaîne logistique de l’énergie. On a des images qui suivent la production d’énergie, des usines qui en consomment, mais aussi des transpondeurs qui communiquent de l’information sur les véhicules connectés, les bateaux, les avions… Nous utilisons aussi d’autres données géoréférencées, comme les drones, les capteurs au sol, les réseaux sociaux, ce qui nous permet de suivre en temps réel l’activité de millions d’actifs industriels.
Quel a été le déclic de la création de Kayrros ? Comment est-ce qu’on passe de la grosse boîte à la start-up ? Et pourquoi « Kayrros » ?
L’évidence, c’était le besoin de données fiables pour réussir la transition énergétique. Le déclic… c’est que j’ai eu un choc amoureux, que ma vie a basculé et que j’ai donc eu envie de faire des choses ailleurs que dans un grand groupe. J’ai eu envie de plus d’engagement, de plus de liberté, de plus de risque. J’ai toujours aimé le risque, l’adrénaline, les sports extrêmes et donc j’ai pris le risque d’être entrepreneur – une aventure en soi. Quant au nom de Kayrros, je discutais avec mon fils aîné pour lui expliquer cette boîte que j’allais monter, et comment l’arrivée des satellites et de l’IA représentait une chance unique. Mon fils – qui faisait du grec – me dit : ah, c’est le Kairos, le dieu grec de l’opportunité.
Quelles ont été les étapes majeures et les problèmes rencontrés depuis la création de Kayrros ?
Je n’ai pas eu de gros problèmes à démarrer Kayrros. En France, nous avons facilement accès aux talents, avec le système des grandes écoles, et nous avons aussi un écosystème très efficace pour les start-up en termes de financement de jeunes entreprises innovantes, avec des systèmes variés de subventions : c’est un peu le paradis des start-up. Je n’ai rencontré aussi aucune difficulté pour lever de l’argent, recruter des gens, surtout que le sujet « spatial pour le climat » était passionnant.
La complexité intervient en France pour grandir. Une fois la technologie et le marché validés, il n’y a pas vraiment d’écosystème qui comprenne la problématique de passage à la taille supérieure, peu d’acteurs pour les grosses levées de fonds à cette phase de la vie des entreprises, pas de structure étatique appropriée. Nous payons ici l’absence de fonds de pension. Aussi, beaucoup de sociétés françaises partent à l’étranger, notamment aux USA, à ce moment-là. En France, pour un entrepreneur, le problème n’est pas d’avoir une idée, de la développer et d’avoir des premiers clients et de devenir profitable. C’est le passage à l’échelle pour devenir un leader mondial qui oblige presque à sortir de France.
Quel est le marché et quels sont les principaux concurrents ?
Nos clients sont des acteurs financiers, que ce soient des négociants en matières premières, des hedge funds, des investisseurs, des assureurs ou des banques qui veulent comprendre le monde extérieur. On a aussi des gouvernements comme clients, notamment sur le sujet du méthane et des risques climatiques. On travaille beaucoup pour les assureurs sur des modèles de risques : que doit-on assurer ou pas, quel modèle de prévention ? Nous travaillons aussi pour des banques pour mieux évaluer leur risque crédit. Avec la combinaison des données satellitaires et de l’IA, nos clients savent ce qui se passe en temps réel partout dans le monde avec une précision inégalée et un coût très faible.
Nos concurrents sont essentiellement les équipes internes des boîtes qui vont utiliser des outils de type Google Earth Engine pour faire du traitement de données satellitaires. Mais leurs résultats sont beaucoup plus rudimentaires que ce que Kayrros peut faire : cela suffit pour une analyse simple, mais pour des besoins plus sophistiqués nous sommes uniques ! Nous utilisons toutes les données accessibles, sachant que plus de 80 % des données récurrentes viennent de Copernicus, et le reste du satellite Landsat de la Nasa ainsi que de fournisseurs privés d’imagerie à haute résolution de toute nature : optique, radar, hyperspectrale, LIDAR, drone…
Quel est ton défi pour 2025 ?
Le défi pour 2025, c’est vraiment d’accélérer la croissance. Notre technologie est éprouvée, nos produits sont validés, notre marché est connu et nos clients sont satisfaits. Nous avons un très fort potentiel d’accélération. Il faut maintenant mettre plus de présence commerciale aux USA, en Angleterre, au Moyen-Orient, qui représentent déjà plus des trois quarts de nos clients, mais qui ont aussi un potentiel de croissance énorme.
As-tu fait des rencontres marquantes, qui ont été des sources d’inspiration ?
Je n’ai jamais eu de plan de carrière ; j’aime me laisser porter par les événements, par mes envies, par mes rencontres. C’est grâce à mon premier patron chez Schlumberger que j’ai pu lancer cette activité de conseil dans le domaine énergétique et comprendre la problématique autour du changement climatique. Il m’a fait confiance et j’ai ainsi pu construire de belles sociétés. J’ai eu aussi de très grandes rencontres au niveau scientifique, qui m’ont permis de mieux comprendre les enjeux, de recruter les bonnes personnes et de développer la technologie avancée de Kayrros.
Quelle est ta journée de travail type ? Comment gères-tu ton temps ?
Je n’ai pas vraiment de journée type. Le secret pour un entrepreneur est de se focaliser sur un seul sujet à la fois, sur lequel il est compétent. Il faut être séquentiel. Il ne faut surtout pas laisser s’accumuler des non-décisions. Pour cela, je pousse les décisions le plus proche possible de l’acteur compétent, et c’est rarement moi ! En revanche, ce qui est essentiel pour gérer mon stress, c’est que j’habite sur une péniche à Paris, et des études démontrent que vivre sur l’eau permet de diminuer le stress de manière très importante.
Le métier d’entrepreneur est extrêmement stressant et je me ressource en travaillant de chez moi ou en recevant des clients chez moi, où je vois passer les bateaux et les canards… Je fais beaucoup de sport, notamment du ski nautique, c’est aussi pour ça que j’habite sur un bateau : je skie sur la Seine d’avril à décembre. De plus, j’ai quatre enfants. Être là pour eux est toujours ma priorité et cela demande du temps, à tous les âges ! Enfin, je voyage beaucoup moins qu’auparavant. Maintenant, avec Teams ou Zoom, on peut travailler sans se déplacer. On doit aussi déléguer : j’ai des équipes de grande qualité en Angleterre, aux USA. Quand je voyage, c’est pour des grands événements, la COP, Davos, où l’on peut rencontrer des gens qu’on aurait beaucoup de mal à rencontrer ailleurs.
Quels conseils donner à un entrepreneur ?
Être entrepreneur, c’est avant tout un parcours émotionnellement très chargé. Il y a plusieurs choses essentielles à savoir. Tout d’abord, il faut être prêt à prendre des risques. J’ai fait du parachutisme, je savais prendre des risques, calculés bien sûr, mais avec toujours une part d’imprévu. Et nous avons la chance en tant que polytechniciens d’avoir été bien formés et d’avoir des capacités de rebond en cas d’échec. Ensuite, il faut être prêt à recevoir des coups, à subir l’échec et à rebondir. Enfin, il faut rester tout le temps optimiste : dès qu’on baisse les bras, c’est la fin de l’aventure. Donc il faut tenir dans la durée. Mais quelle joie d’être maître de son destin, de créer, de faire avancer les choses comme on le souhaite ; quelle liberté et quel accomplissement de soi…
Que penses-tu de l’impact de la situation géopolitique actuelle éventuelle sur tes activités ? Ton entreprise est quand même très liée aux États-Unis et aussi à la politique environnementale.
Il y a évidemment un retour en arrière sur le sujet environnemental, poussé par les USA. Trump casse tout. Mais ce qui casse ne marchait pas, donc pour moi c’est une chance pour construire une nouvelle gouvernance climatique mondiale. Ce choc peut et doit permettre à l’Europe de trouver une nouvelle voie. En effet, nous avons un mode de réglementation climatique très archaïque avec trop peu de prise en compte de la technologie dans notre approche sur le climat, alors que grâce aux satellites on est capable de mesurer de manière indépendante la déforestation, les pollutions, le CO₂, le méthane, les risques, la biomasse…
Nous pouvons avoir un impact climatique réel en nous fondant sur des données fiables et indépendantes – et pas sur du reporting invérifiable. Aujourd’hui on remplit plein de formulaires mais les données sont complètement fausses. Ainsi, l’industrie pétrolière ne reporte que 5 % des émissions de méthane que l’on détecte par satellite. Les USA ne reportent qu’un quart de leurs émissions aussi… C’est ahurissant. Il faut que l’Europe, qui a des atouts incroyables, mise sur l’innovation, notamment sur des sujets liés au climat, et sache répondre à l’accélération d’innovation qu’on est en train de voir aux États-Unis.
“La Terre n’est pas un héritage de nos parents, mais un prêt de nos enfants.”
Une question subsidiaire : qu’est-ce que tu pourrais te souhaiter, quel est ton vœu pour l’avenir ?
J’ai envie que mes enfants et les autres humains puissent vivre sur une planète habitable. Je souhaite que Kayrros puisse continuer à y contribuer concrètement et de manière innovante, en donnant aux financiers des informations fiables sur les risques climatiques et aux politiques des moyens d’agir, comme nous l’avons fait sur la nouvelle réglementation méthane de l’Union européenne (enfin une réglementation utile !).
« La Terre n’est pas un héritage de nos parents, mais un prêt de nos enfants. » C’est un proverbe mossi (Burkina Faso).