Assurance : le défi d’un monde devenu incertain    

Dossier : Vie des entreprises | Magazine N°807 Septembre 2025
Par Thierry MARTEL (X82)

À la tête de Groupama depuis plus de dix ans, Thierry Martel (X82), polytechnicien et ingénieur du corps des Mines, interroge les fondements mêmes du métier d’assureur. Dans un monde soumis à des risques de plus en plus systémiques — climatiques, numériques, sociaux — comment garantir protection et solidarité sans renier l’éthique mutualiste ? Entre pression technologique, exigences réglementaires et devoir de prévention, le dirigeant défend une vision exigeante et lucide de l’assurance à l’épreuve du réel.

Incertitude climatique, économique, géopolitique, technologique… Le mot « assurance » prend-il un nouveau sens dans ce contexte de mutations permanentes ?

À l’origine, l’assurance repose sur une équation simple : mutualiser des risques aléatoires, connus et quantifiables. Chacun contribue à hauteur de l’espérance mathématique de ses sinistres, constituant ainsi une épargne de précaution collective. Les écarts à la moyenne sont absorbés par des marges de prudence intégrées dans les tarifs, par la mutualisation à grande échelle via la réassurance, et en dernier ressort par les fonds propres des assureurs. Mais aujourd’hui, cette définition est mise à l’épreuve pour au moins 3 raisons majeures :

  • De nouveaux périls apparaissent, ou s’aggravent, sans que l’on dispose de recul statistique pour les modéliser : le rythme et les effets du changement climatique ou de la cybercriminalité par exemple sont difficiles à prévoir.
  • La montée de ces incertitudes fragilise les mécanismes traditionnels de couverture. La réassurance est plus coûteuse, plus rare, et les fonds propres des assureurs, même bien calibrés, peuvent s’avérer insuffisants sans l’appui de mécanismes publics.
  • Cette montée des charges entraîne une augmentation des primes pouvant devenir insoutenable pour les personnes les plus exposées qui, sans mécanisme de solidarité, risquent de se trouver exclues.

De plus, il y a des périls climatiques qui deviennent quasi certains dans certaines zones, perdant le caractère aléatoire requis pour être techniquement assurables. Faut-il pour autant laisser sans solution les victimes de ces phénomènes globaux prévisibles dont ils ne sont pas à l’origine ?

Enfin, certains sinistres dépendent directement de choix politiques comme pour le maintien de l’ordre, à l’instar des émeutes de 2023 ou des événements en Nouvelle-Calédonie. L’assureur se trouve alors exposé à un aléa moral dans lequel l’existence de l’assurance peut augmenter le sinistre.

Quel rôle spécifique un assureur mutualiste peut-il jouer dans un monde où les risques deviennent plus systémiques et moins assurables ?

Un assureur mutualiste peut jouer un rôle spécifique à double titre.

Tout d’abord, en raison de son origine généralement affinitaire, il est mieux placé pour faire accepter de ses sociétaires une dose de solidarité dans ses tarifs pour accompagner ceux qui se trouvent confrontés à une aggravation involontaire de leurs risques.

Ensuite, un assureur mutualiste n’a pas de compte à rendre à des actionnaires ce qui lui donne la possibilité de s’inscrire dans le temps long pour accompagner les transitions. Ce que l’on peut déplorer c’est que la réglementation prudentielle et comptable soit devenue totalement court-termiste et fasse obstacle à ces lissages intertemporels.

Le modèle de Groupama repose sur la proximité et la solidarité. Comment ces valeurs résistent-elles à la pression du temps réel, du tout numérique et de la volatilité des comportements ?

Ces valeurs ont un très fort impact sur nos collaborateurs. Notre dernier baromètre interne montre qu’ils adhèrent à 91 % à nos valeurs et près de 85 % se déclarent engagés pour faire progresser l’entreprise. Cette volonté de donner un visage humain à une activité appelée à intervenir dans des situations de souffrance de nos clients donne du sens au travail de nos collaborateurs.

Quant à nos clients, naturellement ils utilisent de plus en plus les canaux à distance, mais la proximité physique et humaine est la forme de relation qui leur procure le plus de satisfaction.


“À l’origine, l’assurance repose sur une équation simple :
mutualiser des risques aléatoires, connus et quantifiables.
Mais aujourd’hui, cette définition est mise à l’épreuve.”

L’accélération technologique modifie profondément la gestion du risque. Comment intégrer l’intelligence artificielle, les objets connectés et la data sans trahir l’éthique mutualiste ?

La technologie n’a pas d’éthique en elle-même. Ce qui importe c’est l’usage que l’on en fait. Les data et leur traitement sont depuis toujours au cœur du métier d’assureur dont le moteur est alimenté de statistiques. Les nouvelles technologies nous permettent d’aller plus loin dans la connaissance des risques et donc sur la manière de mieux les prévenir. Car la meilleure façon de régler un sinistre, c’est tout simplement d’éviter qu’il se produise. Le risque inhérent à cette connaissance plus fine des risques de chacun est une segmentation qui conduirait à l’exclusion. C’est un sujet qui relève d’une discipline solidaire de marché car les mutualistes ne pourront pas porter à eux seuls les risques les plus sévères. C’est un sujet que je porte non seulement en tant que dirigeant de Groupama mais également en tant que président de l’Association des Assureurs Mutualistes.

La prévention est au cœur de votre stratégie. Pensez-vous que l’assurance de demain sera davantage préventive que réparatrice ?

C’est l’objectif que nous poursuivons. Mais cette question est délicate car il est extrêmement difficile de facturer le coût réel de la prévention.

Compte tenu des fréquences, il est plus coûteux à l’échelle individuelle d’investir dans des dispositifs de prévention que de payer une prime d’assurance en se disant que les sinistres n’arrivent qu’aux autres.

En pratique, ne poussent à la prévention que 4 types de mesures :

  • La prévention passive pour l’usager (comme les airbags dans les voitures, des matériaux plus adaptés ou des digues par exemple)
  • Le signal prix (comme le prix des cigarettes pour la santé)
  • La « peur du gendarme »
  • Les récompenses immédiates mais encore faut-il qu’elles soient attractives par rapport à l’effort demandé.

En tant qu’assureurs nous pouvons donner de bons conseils de prévention mais disposons de très peu de marge de manœuvre sur les 4 leviers précités. Le plus fort est le refus d’assurer. Par ailleurs, les dispositions françaises sont extrêmement restrictives en matière de collecte et d’usage des données par rapport d’autres à pays comme les USA par exemple, ce qui n’aide pas à progresser.

En tant qu’ingénieur, vous avez une culture de la modélisation et de la prévision. Face à l’imprévisible, comment l’ingénierie peut-elle rester utile ?

Dans le monde actuel, je trouve que notre rôle d’ingénieur est à la fois de faire progresser la technologie et les calculs mais aussi d’être capable d’en exprimer les limites. Par exemple, la plupart des gens ne comprennent pas la manière dont fonctionne l’IA et on entend dire beaucoup de choses inexactes. Je considère que mon rôle est de discerner ce qui est du domaine du possible et ce qui est du domaine du phantasme.

Dans un monde incertain, quel est selon vous le rôle politique – au sens noble – que doivent jouer les grands assureurs ? Doivent-ils rester en retrait ou prendre position ?

L’entreprise doit, me semble-t-il, jouer un rôle politique mais pas partisan. Elle doit servir ses clients au mieux en restant neutre quant aux convictions de chacun.

De plus, elle a pour fonction de créer de la valeur et de générer du profit. Dès lors que la frontière s’efface trop entre l’activité marchande et le service public, c’est la légitimité à faire du profit qui peut être remise en question et donc le fondement même des entreprises. Car le profit reste le moteur de la performance économique.

Pour autant, l’entreprise ne peut se désintéresser de la vie de la cité, ne serait-ce que parce qu’il me semble qu’aujourd’hui elle demeure un des derniers foyers de ciment social. Il est donc important qu’elle cherche à faire part de son ressenti de terrain aux décideurs publics et qu’elle veille à une répartition équitable de la création de valeur.

L’École polytechnique fête ses 160 ans. Que vous reste-t-il aujourd’hui de votre formation d’ingénieur dans l’exercice de vos responsabilités de dirigeant ? Et quel rôle l’X peut-elle jouer dans un monde en quête de repères et de solutions ?

Pour faire simple et un peu caricatural, je retiens de l’X plusieurs choses. La première est basique mais beaucoup l’ont perdue de vue, c’est qu’un exemple ne fait pas une démonstration. Ensuite, l’École nous a appris à appréhender très rapidement des concepts complexes dans un temps limité en nous faisant toucher du doigt l’étendue de notre ignorance. Il faut toujours rester modeste en la matière et garder le désir d’apprendre. Enfin, nous avons eu la chance de bénéficier de professeurs qui se sont mis à notre niveau pour nous expliquer et nous transmettre. Je crois qu’il est de notre responsabilité d’en faire autant vis-à-vis de toutes les parties prenantes en faisant le pari de la pédagogie et de l’intelligence collective pour faire obstacle à tous les obscurantismes qui reviennent en force.  

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