Une œuvre monumentale et étonnante

Dossier : Hommage à Maurice AllaisMagazine N°661 Janvier 2011
Par Jean-Michel GRANDMONT (60)

Mau­rice Allais est sans aucun doute l’un des éco­no­mistes les plus émi­nents de sa géné­ra­tion. Il a eu depuis 1945 une influence déci­sive, directe et indi­recte, sur le déve­lop­pe­ment de la recherche éco­no­mique en France et, par là même, sur son ouver­ture à la com­mu­nau­té scien­ti­fique éco­no­mique internationale.

Anec­dote révélatrice
Après la Seconde Guerre mon­diale, deux étu­diants de Mau­rice Allais, Mar­cel Boi­teux et Gérard Debreu, tirèrent à pile ou face celui des deux qui dis­po­se­rait de la seule bourse per­met­tant un séjour pro­lon­gé dans les uni­ver­si­tés amé­ri­caines. Gérard Debreu gagna, fit car­rière aux États-Unis et reçut le prix Nobel d’é­co­no­mie en 1983. Mar­cel Boi­teux, tout en contri­buant pro­fon­dé­ment à la théo­rie éco­no­mique, fut en fin de compte appe­lé à diri­ger EDF. Cette anec­dote révèle la sta­ture scien­ti­fique de Mau­rice Allais : il était capable de réunir auprès de lui quelques-uns des plus brillants esprits de l’époque.

D’a­bord ingé­nieur, il enseigne l’é­co­no­mie à l’É­cole des mines de Paris jusque dans les années soixante-dix. Après la Seconde Guerre mon­diale, il attire auprès de lui de jeunes et brillants éco­no­mistes comme Mar­cel Boi­teux, Gérard Debreu, Jacques Lesourne, Edmond Malin­vaud, André Nataf.

Mau­rice Allais a eu un impact énorme sur notre dis­ci­pline, tant en France qu’au niveau inter­na­tio­nal. Cet impact est dû à l’im­por­tance des résul­tats scien­ti­fiques obte­nus non seule­ment par lui-même, mais aus­si par ses élèves ou disciples. 

Rendement social maximum

Il est pro­fon­dé­ment per­sua­dé que, dans les Sciences sociales comme dans les Sciences natu­relles, la théo­rie abs­traite doit tou­jours être confron­tée aux faits, et que les modèles théo­riques doivent être construits dans le but prin­ci­pal d’ap­por­ter des réponses aux ques­tions pratiques.

La théo­rie abs­traite doit tou­jours être confron­tée aux faits

Cela l’a conduit à ana­ly­ser une impres­sion­nante série de pro­blèmes éco­no­miques, et à ne pas hési­ter, en de nom­breuses cir­cons­tances, à appli­quer lui-même la théo­rie la plus sophis­ti­quée à l’é­tude des ques­tions éco­no­miques, ins­ti­tu­tion­nelles et de poli­tique sociale de son époque. Citons entre autres ses études sur les mines publiques fran­çaises de char­bon, sur les effets de la concur­rence dans les indus­tries de l’a­cier et du char­bon au sein du Mar­ché com­mun, sur l’é­co­no­mie de l’éner­gie, sur les poli­tiques d’in­ves­tis­se­ment et de tari­fi­ca­tion dans le sec­teur des trans­ports où les coûts fixes sont importants.

Ces études, qui firent auto­ri­té et eurent beau­coup d’in­fluence, étaient des appli­ca­tions de la théo­rie du ren­de­ment social maxi­mum que Mau­rice Allais avait déve­lop­pée en tra­vaillant seul, de façon indé­pen­dante, pen­dant la guerre. Il consi­dé­ra, en par­ti­cu­lier, l’ef­fi­ca­ci­té de la tari­fi­ca­tion au coût mar­gi­nal dans des situa­tions où les ren­de­ments d’é­chelle n’é­taient pas néces­sai­re­ment décrois­sants ni constants. Ses recom­man­da­tions à pro­pos des houillères fran­çaises furent en par­tie sui­vies pen­dant les années soixante, lorsque l’on com­men­ça à impor­ter un char­bon peu oné­reux pour le sub­sti­tuer à celui tiré des mines natio­nales inefficaces.

Défense du libre-échange

Explo­ra­tion minière
Un exemple frap­pant de l’ap­ti­tude de Mau­rice Allais à mêler avec suc­cès la théo­rie aux consi­dé­ra­tions pra­tiques est son étude des coûts et béné­fices de l’ex­plo­ra­tion minière dans le Saha­ra algé­rien, étude où il prit en compte l’es­pé­rance de gain et la pro­ba­bi­li­té de ruine du pro­jet. Cette ana­lyse fut de grande por­tée et reçut deux prix inter­na­tio­naux récom­pen­sant les contri­bu­tions impor­tantes en matière de recherche opérationnelle.

Mau­rice Allais a aus­si fait des recom­man­da­tions en matière de poli­tique géné­rale et ins­ti­tu­tion­nelle, tant au niveau natio­nal qu’in­ter­na­tio­nal à tra­vers une série d’ar­ticles et de livres des­ti­nés à un public plus large. Il se montre alors un défen­seur éner­gique du libre-échange comme moyen d’a­mé­lio­rer la richesse et le bien-être des nations.

Il pense cepen­dant que le libre fonc­tion­ne­ment des mar­chés doit être com­plé­té par des ins­ti­tu­tions et une orga­ni­sa­tion sociale appro­priées. Il a d’ailleurs tou­jours été un défen­seur vigou­reux de la construc­tion d’une union fédé­rale et de l’a­dop­tion d’une mon­naie unique en Europe.

Gains » non justifiés »
Sur le plan natio­nal, Mau­rice Allais sou­tient que la prin­ci­pale oppo­si­tion au libre fonc­tion­ne­ment des mar­chés et à la pro­prié­té pri­vée pro­vient du fait qu’ils sont per­çus comme étant à l’o­ri­gine d’une dis­tri­bu­tion des reve­nus socia­le­ment inac­cep­table. Il s’a­git en par­ti­cu­lier des trop nom­breux gains « non jus­ti­fiés ?? qui reviennent aux pro­prié­taires du capi­tal ou d’ac­tifs finan­ciers et de dettes. Les rentes pures ou les gains en capi­tal sont res­sen­tis comme injustes parce qu’ils ne semblent pas dépendre de l’ac­ti­vi­té du propriétaire.

Fiscalité

Mau­rice Allais s’est fait l’a­vo­cat d’une réforme fis­cale et moné­taire com­plète en pro­po­sant de sup­pri­mer tous les impôts sur les gains « jus­ti­fiés » (par exemple, les impôts sur le reve­nu) et de taxer à un taux annuel uni­forme (2%) tous les biens durables (capi­taux) ain­si que les dépenses en biens de consommation.

Sur le plan moné­taire, ces mêmes argu­ments l’ont conduit à recom­man­der le contrôle du taux de crois­sance de l’offre de mon­naie pour garan­tir la sta­bi­li­té des prix, ain­si qu’une indexa­tion com­plète de tous les titres finan­ciers afin d’é­vi­ter les trans­ferts de richesse injus­ti­fiés entre prê­teurs et emprunteurs.

Construire sur de nouvelles bases

Outre son enga­ge­ment sur les ques­tions de poli­tique éco­no­mique de son époque, ce qui a ren­du Mau­rice Allais célèbre, et peut-être même unique, est sans doute le for­mi­dable objec­tif qu’il se fixa pen­dant la Seconde Guerre mon­diale : recons­truire la théo­rie éco­no­mique de son temps sur une base rigou­reuse et scientifique.

Il a été un défen­seur vigou­reux de la construc­tion d’une union fédérale

Le résul­tat de cet effort ambi­tieux est une impres­sion­nante série de livres publiés pen­dant ou juste après la guerre, dans les­quels Mau­rice Allais pré­sente une ana­lyse géné­rale et rigou­reuse du fonc­tion­ne­ment et de l’ef­fi­ca­ci­té des mar­chés concur­ren­tiels, ain­si que du capi­tal, de la mon­naie et de l’intérêt.

Le champ et la pro­fon­deur de cette ana­lyse sont par­ti­cu­liè­re­ment remar­quables eu égard à l’é­tat de la dis­ci­pline juste avant la guerre, et lui per­mettent de sou­te­nir la com­pa­rai­son avec les textes écrits à la même époque mais de manière indé­pen­dante par P. A. Samuel­son et J. R. Hicks. Le pre­mier de cette impres­sion­nante série d’ou­vrages est le monu­men­tal Trai­té d’é­co­no­mie pure, publié pen­dant la guerre. Il fut rapi­de­ment sui­vi d’un ouvrage plus modeste Éco­no­mie pure et ren­de­ment social (1945). Enfin, de nou­veau un tra­vail monu­men­tal Éco­no­mie et Inté­rêt (1947).

Innovation méthodologique

Hom­mage d’un pair
Évo­quant l’oeuvre de Mau­rice Allais, P. A. Samuel­son déclare : « Le pro­fes­seur Allais a éta­bli par lui-même durant l’oc­cu­pa­tion de Paris une large part des fon­de­ments de la science éco­no­mique avan­cée. « Mau­rice Allais est une mine de décou­vertes ori­gi­nales et indé­pen­dantes. Si les pre­miers écrits de Mau­rice Allais avaient été en anglais, une géné­ra­tion de la Science éco­no­mique aurait chan­gé d’aspect. »

Le Trai­té d’é­co­no­mie pure déve­loppe une ana­lyse rigou­reuse, et par­ti­cu­liè­re­ment en avance pour son époque, de l’é­qui­libre géné­ral d’une éco­no­mie concur­ren­tielle, fer­mée et non moné­taire. Mau­rice Allais y prouve, de façon indé­pen­dante, les deux théo­rèmes qui devinrent après la guerre les deux piliers de la théo­rie de l’é­co­no­mie du bien-être. Les tech­niques uti­li­sées dans cet ouvrage sont le cal­cul dif­fé­ren­tiel et, plus pré­ci­sé­ment, la carac­té­ri­sa­tion des maxi­mums contraints à l’aide des mul­ti­pli­ca­teurs de Lagrange.

Cette inno­va­tion métho­do­lo­gique impor­tante fut intro­duite de façon sys­té­ma­tique à peu près à la même époque par P. A. Samuel­son dans ses Fon­de­ments de l’a­na­lyse éco­no­mique (1947). Mau­rice Allais montre que ce qu’il appelle un état de » ren­de­ment social maxi­mum » (c’est-à-dire une situa­tion dans laquelle on ne peut aug­men­ter le bien-être d’un groupe de consom­ma­teurs tout en res­tant dans un état réa­li­sable, en par­ti­cu­lier sur le plan tech­no­lo­gique, sans dimi­nuer celui d’autres groupes) sera carac­té­ri­sé par l’é­ga­li­té des taux mar­gi­naux de sub­sti­tu­tion et de trans­for­ma­tion des consom­ma­teurs et des producteurs.

Mau­rice Allais a uti­li­sé sou­vent par la suite ce type d’a­na­lyse lors de ses recom­man­da­tions sur la meilleure poli­tique à suivre pour admi­nis­trer cer­tains sec­teurs publics spé­ci­fiques, comme ceux des trans­ports, où les coûts fixes sont importants.

Combattre les inefficacités

Mau­rice Allais a insis­té pru­dem­ment sur le fait que de tels résul­tats ne jus­ti­fiaient pas le » lais­ser-faire « . Selon lui, les éco­no­mies contem­po­raines connaissent des inef­fi­ca­ci­tés impor­tantes dues à l’ab­sence de concur­rence par­faite. De plus, la dis­tri­bu­tion des reve­nus d’é­qui­libre pour­rait, dans les éco­no­mies de mar­ché, être inac­cep­table, tant sur le plan poli­tique que moral.

Un tra­vail de pionnier
Tous les points (déve­lop­pés dans le Trai­té d’é­co­no­mie pure) font main­te­nant par­tie inté­grante de la théo­rie habi­tuelle. Ce qui est sur­pre­nant, c’est l’ex­tra­or­di­naire capa­ci­té de Mau­rice Allais à construire seul, en temps de guerre, et en n’ayant à sa dis­po­si­tion qu’une lit­té­ra­ture limi­tée, les fon­de­ments rigou­reux de la théo­rie moderne de l’é­qui­libre géné­ral et de l’é­co­no­mie du bien-être.

Dans le Trai­té, son ana­lyse théo­rique a cla­ri­fié un point res­té jusque-là obs­cur dans la lit­té­ra­ture : lors­qu’il y a plu­sieurs consom­ma­teurs, il existe un conti­nuum d’é­tats effi­caces aux­quels sont asso­ciées des dis­tri­bu­tions de reve­nus dif­fé­rentes. Mau­rice Allais prend fer­me­ment posi­tion pour une sépa­ra­tion claire des ques­tions de redis­tri­bu­tion et des consi­dé­ra­tions d’ef­fi­ca­ci­té : s’il doit y avoir une redis­tri­bu­tion des reve­nus, elle doit se faire par la fis­ca­li­té, sans entraî­ner de dis­tor­sions dans le méca­nisme concurrentiel.

La redis­tri­bu­tion des reve­nus doit se faire par la fiscalité

Selon Mau­rice Allais, une éco­no­mie socia­liste aura à faire face au même type de pro­blèmes qu’une éco­no­mie capi­ta­liste : pour obte­nir l’ef­fi­ca­ci­té, l’or­ga­nisme char­gé de la pla­ni­fi­ca­tion devra, d’une façon ou d’une autre, réin­tro­duire les prix.

Le Trai­té d’é­co­no­mie pure ne pré­sente aucune ana­lyse for­melle de l’exis­tence de l’é­qui­libre géné­ral. Gérard Debreu, pro­fon­dé­ment influen­cé par la lec­ture de cet ouvrage en 1944, ain­si qu’en témoigne un de ses écrits repro­duit en par­tie dans la pré­face de l’é­di­tion de 1952 du Trai­té, allait bien­tôt entre­prendre cette tâche. Le Trai­té contient néan­moins une ana­lyse pion­nière de la sta­bi­li­té d’un équi­libre concur­ren­tiel, dans la lignée de la pre­mière ver­sion du tâton­ne­ment wal­ras­sien, où les ajus­te­ments par les prix se font suc­ces­si­ve­ment, mar­ché par marché.

Anté­rio­ri­té
Dans son Trai­té d’é­co­no­mie pure, Mau­rice Allais prouve la sta­bi­li­té d’un équi­libre sous des hypo­thèses qui sont essen­tiel­le­ment les mêmes que celles de la sub­sti­tua­bi­li­té brute, et par un argu­ment qui uti­lise en fait le concept de sta­bi­li­té de Lya­pou­nov (1907). Cette décou­verte eut lieu bien avant l’é­tude nova­trice sur ce même sujet de K. Arrow et L. Hur­wicz (1958). L’an­té­rio­ri­té de la démons­tra­tion de Mau­rice Allais a été éta­blie par T. Negi­shi en 1962.

Monnaies et taux

Mau­rice Allais, dans son deuxième ouvrage monu­men­tal Éco­no­mie et Inté­rêt (A 4, 1947 ; 2 vol., 800 p.) publié juste après la guerre, entre­prend en effet une ana­lyse théo­rique sys­té­ma­tique de l’al­lo­ca­tion inter­tem­po­relle, de l’in­ves­tis­se­ment et de la mon­naie, dans une éco­no­mie concur­ren­tielle fer­mée avec des pré­vi­sions par­faites. Outre des contri­bu­tions impor­tantes et nom­breuses à l’é­tude des méca­nismes à l’oeuvre dans une éco­no­mie concur­ren­tielle dyna­mique (moné­taire et non moné­taire), on trouve dans cet ouvrage une éton­nante série de décou­vertes originales.

Demande de mon­naie et taux d’intérêt
Mau­rice Allais a pu « démon­trer, grâce à un argu­ment ana­ly­tique simple, que la demande moyenne de mon­naie doit être pro­por­tion­nelle à la racine car­rée du reve­nu moyen, et inver­se­ment pro­por­tion­nelle à la racine car­rée du taux d’in­té­rêt des titres. Il a ain­si éta­bli de façon rigou­reuse et dès 1947, c’est-à-dire bien avant Bau­mol (1952) et Tobin (1956), l’é­las­ti­ci­té au taux d’in­té­rêt de la demande de mon­naie à des fins de transaction. »

Selon Mau­rice Allais lui-même, le prin­ci­pal apport d’Éco­no­mie et Inté­rêt est la démons­tra­tion rigou­reuse du fait que, dans une éco­no­mie non moné­taire avec une popu­la­tion constante, un état sta­tion­naire, dans lequel le bien-être est maxi­mum, se trouve carac­té­ri­sé par un taux d’in­té­rêt nul. Mau­rice Allais géné­ra­li­se­ra les argu­ments déve­lop­pés dans Éco­no­mie et Inté­rêt au cas d’une éco­no­mie en crois­sance, et mon­tre­ra que l’op­ti­ma­li­té néces­site alors l’é­ga­li­sa­tion du taux d’in­té­rêt réel et du taux de croissance.

On doit éga­le­ment cré­di­ter Mau­rice Allais de l’in­tro­duc­tion dans Éco­no­mie et Inté­rêt de modèles à géné­ra­tions imbri­quées pour l’é­tude des pro­ces­sus dyna­miques éco­no­miques, onze ans avant P. A. Samuel­son (1958). E. Malin­vaud a éta­bli récem­ment l’an­té­rio­ri­té de Mau­rice Allais et donne un compte ren­du sim­pli­fié de son modèle et de quelques- uns de ses résul­tats. Il conclut en écri­vant que : » S’ils avaient été pla­cés l’un à côté de l’autre, l’ap­pen­dice de Mau­rice Allais et l’ar­ticle de P. A. Samuel­son auraient été complémentaires. »

Risque et décision

Une autre contri­bu­tion remar­quable cette fois-ci bien connue de Mau­rice Allais porte sur la théo­rie de la déci­sion en cas de risque, c’est-à-dire dans des situa­tions dans les­quelles les agents ne connaissent pas les variables (états de la nature) décri­vant leur envi­ron­ne­ment futur, mais sont capables de leur assi­gner des pro­ba­bi­li­tés, sub­jec­tives ou objectives.

L’at­ti­tude de Mau­rice Allais sur cette ques­tion a été carac­té­ris­tique de son sou­ci constant de confron­ter la théo­rie aux faits. À l’oc­ca­sion d’une confé­rence qu’il avait orga­ni­sée sur ce sujet en 1952, il pro­cé­da à une série d’ex­pé­riences pour tes­ter la vali­di­té empi­rique de cette hypo­thèse. Ces expé­riences ont mon­tré que les com­por­te­ments réels vio­laient sys­té­ma­ti­que­ment l’hy­po­thèse de maxi­mi­sa­tion de l’es­pé­rance d’u­ti­li­té. Ce fait, bien connu des éco­no­mistes sous le nom de para­doxe d’Al­lais, est à l’o­ri­gine d’un nombre crois­sant, sur­tout ces der­nières années, de recherches empi­riques et théoriques.

Cycles économiques

Il a appor­té éga­le­ment des contri­bu­tions nom­breuses et impor­tantes, bien qu’un peu moins connues, à la théo­rie de la dyna­mique éco­no­mique. Une contri­bu­tion inté­res­sante de Mau­rice Allais est son « Expli­ca­tion des cycles éco­no­miques par un modèle non-linéaire à régu­la­tion retar­dée « , pré­sen­tée dans Les modèles dyna­miques en éco­no­mé­trie.

Théo­rie relativiste
Mau­rice Allais pro­pose un modèle très inté­res­sant de for­ma­tion des anti­ci­pa­tions, qui repose sur une dis­tinc­tion ori­gi­nale entre temps » phy­sique » et temps » psy­cho­lo­gique « . Il appelle cette théo­rie » théo­rie rela­ti­viste « , du fait de ses liens évi­dents avec la théo­rie de la rela­ti­vi­té. Le pos­tu­lat de base de Mau­rice Allais est que le com­por­te­ment éco­no­mique (dans son modèle, la vitesse de cir­cu­la­tion de la mon­naie) est le même du point de vue du temps psy­cho­lo­gique, et ce quels que soient les lieux et les époques.

Cette étude contient la remarque ori­gi­nale sui­vante : pour être réa­liste, une théo­rie des cycles d’af­faires doit être telle que, si les per­tur­ba­tions sont très petites, l’é­tat sta­tion­naire soit stable ; si elles sont un peu plus grandes, il y ait un cycle limite ; et si enfin elles sont beau­coup plus impor­tantes, la dyna­mique soit explo­sive. Mau­rice Allais four­nit dans cette étude des condi­tions assu­rant l’exis­tence de ce type de confi­gu­ra­tion dans un modèle macroé­co­no­mique non-linéaire. Mau­rice Allais avait donc déjà anti­ci­pé, dès 1956, le « cor­ri­dor » d’A. Lei­jon­huf­vud et la théo­rie moderne des cycles d’affaires.

Mau­rice Allais pour­sui­vit sys­té­ma­ti­que­ment son approche non linéaire en l’ap­pli­quant à la demande de mon­naie dans une série de contri­bu­tions impor­tantes. Il a obte­nu, grâce à cette ana­lyse, un suc­cès remar­quable dans la pré­vi­sion de la demande d’en­caisses réelles dans de nom­breux pays et à des époques dif­fé­rentes, y com­pris dans les cas d’hyperinflation.

Surplus distribuable

Sa Théo­rie géné­rale des sur­plus n’a peut-être pas été exploi­tée comme elle aurait dû l’être

À par­tir de 1967, Mau­rice Allais devient de moins en moins satis­fait du para­digme néo­clas­sique et entre­prend une recherche impor­tante dont le point d’orgue est la publi­ca­tion en 1981 de La Théo­rie géné­rale des sur­plus. Ce tra­vail est un effort de construc­tion des fon­de­ments rigou­reux de la théo­rie de la dyna­mique du dés­équi­libre d’une éco­no­mie capi­ta­liste décentralisée.

Le concept clé est ici la notion de « sur­plus dis­tri­buable ?? que Mau­rice Allais avait déjà déve­lop­pée dans le Trai­té, pen­dant la guerre. Pas­ser d’un état réa­li­sable à un autre engendre des gains ou des pertes en bie­nêtre pour les indi­vi­dus. Mau­rice Allais pro­pose de les mesu­rer par la quan­ti­té d’un bien tou­jours dési­ré qu’il fau­drait don­ner ou reti­rer à un indi­vi­du pour qu’il subisse le même gain ou la même perte. 

Un ensemble étonnant de découvertes

Les argu­ments de Mau­rice Allais sont com­pli­qués et sa Théo­rie géné­rale des sur­plus n’a peut-être pas été étu­diée et exploi­tée comme elle aurait dû l’être. Mais elle semble don­ner les fon­de­ments d’une théo­rie géné­rale de la dyna­mique d’une éco­no­mie capi­ta­liste hors de l’é­qui­libre, avec des ren­de­ments d’é­chelle pou­vant être crois­sants et des échanges se fai­sant en dehors de l’é­qui­libre à des prix qui ne sont pas obli­ga­toi­re­ment uniques.

Mau­rice Allais est donc l’un des éco­no­mistes les plus puis­sants et les plus brillants de sa géné­ra­tion. Mal­gré le fait que ses pre­miers tra­vaux ont été écrits en fran­çais pen­dant ou juste après la Deuxième Guerre mon­diale, il a eu un impact énorme sur la pro­fes­sion. Cet impact a été direct par ses contri­bu­tions remar­quables à la théo­rie éco­no­mique et par ses études des pro­blèmes de poli­tique éco­no­mique, et indi­rect par son influence sur ses élèves ou disciples.

Les tra­vaux de Mau­rice Allais contiennent un ensemble éton­nant de décou­vertes faites de façon indé­pen­dante sur des ques­tions fon­da­men­tales de l’é­co­no­mie. Comme c’est le cas pour bien des pré­cur­seurs, le style de Mau­rice Allais n’est pas tou­jours facile à sai­sir. Il est donc pro­bable que d’autres joyaux attendent d’être redé­cou­verts, au plus grand béné­fice de tous, dans l’oeuvre monu­men­tale de l’un des grands pen­seurs de notre époque.

L’auteur

Jean Michel Grand­mont (60), retrai­té, est pro­fes­seur à l’u­ni­ver­si­té de Venise et cher­cheur au CREST. Il fut ingé­nieur géné­ral des Ponts et Chaus­sées, direc­teur de recherche au CNRS, pro­fes­seur et pré­sident du dépar­te­ment d’é­co­no­mie à l’É­cole poly­tech­nique. Début 1989, son rap­port au Comi­té Nobel sur les tra­vaux scien­ti­fiques de Mau­rice Allais a été publié dans le Scan­di­na­vian Jour­nal of Eco­no­mics. La ver­sion fran­çaise de l’ar­ticle est parue ensuite dans les Annales d’é­co­no­mie et de sta­tis­tique (n° 4, 1989, p. 25–38), qui a auto­ri­sé la publi­ca­tion des extraits rete­nus par la rédaction.

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