Une histoire d’eau

Dossier : ExpressionsMagazine N°592 Février 2004
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)

La for­mule éprou­vée dans le cadre des col­loques X‑ENA-HEC a donc une nou­velle fois mon­tré sa per­ti­nence, sou­te­nue par le savoir-faire de Regards Inter­na­tio­nal qui était de nou­veau l’organisateur de la journée.

Les trois pré­si­dents d’association ont d’emblée tra­cé la pro­blé­ma­tique des débats.

Colloque X-ENA-Agro du 18 décembre 2003
De gauche à droite :
Vincent Mou­lin Wright,
pré­sident de l’Association des anciens élèves de l’Institut natio­nal agronomique ;
Pierre-Hen­ri Gour­geon, pré­sident de l’Association des anciens élèves de l’École polytechnique ;
Arnaud Teys­sier, pré­sident de l’Association des anciens élèves de l’École natio­nale d’administration.

Vincent Mou­lin Wright, pré­sident de l’Association des anciens élèves de l’Institut natio­nal agro­no­mique Paris-Gri­gnon, sou­li­gna que la ges­tion de l’eau est depuis long­temps sor­tie du champ tech­nique pour entrer dans celui du poli­tique, à la fois en ce qui concerne le pro­blème de la quan­ti­té de res­source dis­po­nible et celui de sa qua­li­té ; elle est aus­si une ques­tion de busi­ness compte tenu de l’explosion de la consom­ma­tion (mul­ti­pliée par sept sur le siècle der­nier) ; la pro­blé­ma­tique fait donc se ren­con­trer la science et la tech­nique avec l’art de la ges­tion et avec le poli­tique : cela jus­ti­fie ample­ment l’association des trois écoles dans la réflexion.

Arnaud Teys­sier, pour les anciens de l’Ena, déve­lop­pa la trans­ver­sa­li­té du thème dans le cadre plus géné­ral du déve­lop­pe­ment durable, ce qui rend la déci­sion publique de plus en plus com­plexe et res­sor­tis­sant à divers champs minis­té­riels depuis celui de l’écologie jusqu’à celui de la réforme de l’État.

Pierre-Hen­ri Gour­geon, pour les anciens de l’X, pré­sen­ta l’enchaînement des débats suc­ces­sifs du col­loque, qui sont par­tis d’une mise en situa­tion inter­na­tio­nale pour aller jusqu’aux pers­pec­tives de nou­velles soli­da­ri­tés en pas­sant par le pro­blème cru­cial de la qua­li­té de l’eau.

Le pré­sident du Sénat, qui accueillait le col­loque, a tenu à adres­ser par la voix du séna­teur Pierre Héris­son un mes­sage insis­tant sur le carac­tère inter­gé­né­ra­tion­nel du pro­blème, par-delà la ques­tion de la soli­da­ri­té Nord-Sud. Le direc­teur géné­ral de l’Unesco de même s’est adres­sé à l’assistance par un mes­sage sou­li­gnant le rôle déter­mi­nant de l’éducation dans le trai­te­ment mon­dial du pro­blème de l’eau.

William Cos­grove, pré­sident du Conseil mon­dial de l’eau, entra dans le vif du sujet en tra­çant un pano­ra­ma par­ti­cu­liè­re­ment per­cu­tant du contexte géos­tra­té­gique de la ges­tion actuelle de l’eau. Il a bien mis en évi­dence que la situa­tion est pire que ce qu’on estime cou­ram­ment, deux mil­liards d’êtres humains n’ayant par exemple actuel­le­ment pas accès à l’eau potable et l’investissement en la matière ayant para­doxa­le­ment dimi­nué depuis les années soixante. Il a fait le lien avec le réchauf­fe­ment cli­ma­tique qu’il estime indis­cu­table, ce qui place le conti­nent afri­cain dans la situa­tion la plus pré­oc­cu­pante. Le seul espoir que l’on peut nour­rir est celui d’une arti­cu­la­tion cor­recte entre les inves­tis­se­ments et les ins­ti­tu­tions, les uns n’ayant pas de sens ni d’efficacité sans les autres. Il a sou­li­gné une forte impli­ca­tion du pré­sident de la Répu­blique fran­çaise, mani­fes­tée à l’occasion notam­ment du der­nier G8, et rap­pe­lé que le pro­chain grand ren­dez-vous était celui du Mexique en mars 2006, pour le qua­trième forum mon­dial de l’eau.

La pre­mière table ronde de la jour­née s’est inter­ro­gée sur l’existence d’un modèle de ges­tion glo­bale de l’eau au niveau mondial.

Thier­ry Davy, de la Com­mis­sion euro­péenne, rap­pe­la que l’Union euro­péenne avait mis en place depuis la confé­rence de Paris en 1972 une poli­tique pour l’eau, ayant abou­ti tout récem­ment à une direc­tive cadre de por­tée géné­rale fixant des objec­tifs de résul­tat. La ten­dance géné­rale est de faire du pol­lueur et de l’utilisateur le payeur.

Le direc­teur délé­gué hydrau­lique d’EDF a sou­li­gné que les bar­rages étaient dans la réa­li­té un des rares moyens que l’on connais­sait pour sto­cker l’énergie élec­trique ; il a per­ti­nem­ment mis en évi­dence dans le monde un lien étroit entre l’accès à l’eau et l’accès à l’énergie, ce qui rela­ti­vise les ques­tions envi­ron­ne­men­tales que ces bar­rages dans cer­tains cas posent.

Pierre-Louis Pétrique, direc­teur du groupe SAUR, a rap­pe­lé les carac­té­ris­tiques du “modèle fran­çais ”, lequel peut pas­ser pour une véri­table réus­site. Ce modèle est-il trans­po­sable ? il a esti­mé qu’a prio­ri oui, sous réserve de prendre en compte les élé­ments de contexte ; c’est ain­si qu’en Afrique la Côte‑d’Ivoire consti­tue une appli­ca­tion réus­sie de ce modèle, alors même que les dif­fi­cul­tés poli­tiques de ce pays sont bien connues. Il a sou­li­gné que néan­moins deux dif­fi­cul­tés étaient incon­tour­nables : d’une part le métier de la ges­tion de l’eau est un métier où les risques sont à court terme alors que les inves­tis­se­ments sont à long terme, ce qui rend indis­pen­sable un ados­se­ment à la puis­sance publique pour qu’il puisse être exer­cé ; d’autre part la tari­fi­ca­tion ne peut repo­ser sur les seules facul­tés contri­bu­tives des uti­li­sa­teurs et il est indis­pen­sable qu’une par­tie soit cou­verte par l’impôt, ou par une aide par exemple inter­na­tio­nale, car le pro­blème de l’eau est avant tout un pro­blème de volon­té politique.

Pierre-Alain Roche, direc­teur géné­ral de l’Agence de l’eau Seine-Nor­man­die, a conclu la table ronde par une inter­ven­tion par­ti­cu­liè­re­ment per­cu­tante sou­li­gnant que, sur le plan inter­na­tio­nal, dans le cycle parler/payer/ faire/évaluer, on en était au stade de la parole. Il a esti­mé que les agences de l’eau étaient une expé­rience posi­tive, car lieu de mise en com­mun dans le cadre d’une res­pon­sa­bi­li­té locale, ce qui est le bon niveau de prise en charge. La dis­pa­ri­té des prix de l’eau lui semble une bonne chose car c’est la seule solu­tion pour, sous réserve d’une cer­taine mutua­li­sa­tion, intro­duire le bench­mar­king.

Après une intense acti­vi­té ques­tion­nante de la salle, ce qui mon­trait son impli­ca­tion dans le débat, l’assistance était conviée à un excellent déjeu­ner dans les magni­fiques salons de la Pré­si­dence du Sénat, déjeu­ner qu’il n’avait jamais été envi­sa­gé de n’arroser qu’avec de l’eau… La qua­li­té du vin ayant été appré­ciée, la pre­mière table ronde de l’après-midi s’intéressa à la qua­li­té de l’eau.

Le direc­teur de l’eau du minis­tère de l’Écologie, ani­ma­teur, a posé d’emblée la ques­tion des limites de l’exigence de qua­li­té, la ten­dance spon­ta­née étant de pla­cer le seuil de tolé­rance au seuil même des capa­ci­tés de détec­tion du moment.

Alain Chos­son, de l’association de consom­ma­teurs CLCV, s’appuyant sur les son­dages effec­tués dans le cadre du débat citoyen sur le cycle de l’eau orga­ni­sé par le minis­tère, a rap­pe­lé la sen­si­bi­li­té du public à cette ques­tion de la qua­li­té de l’eau en même temps que l’excellent niveau de confiance accor­dé par les Fran­çais en la matière. D’où la néces­si­té de sans cesse amé­lio­rer l’information sur ce sujet et de per­mettre aux citoyens de s’exprimer dans les lieux adé­quats. Il a rele­vé la contra­dic­tion consis­tant à sub­ven­tion­ner des acti­vi­tés pol­luantes pour ensuite lever des taxes de dépollution…

Le repré­sen­tant du minis­tère de la San­té sou­li­gna que cette confiance était jus­ti­fiée par la sévé­ri­té des contrôles en place dans notre pays ; il reste certes des zones de pro­blème ou de fra­gi­li­té dans le domaine, mais le risque est de sur­es­ti­mer les études qui peuvent être ponc­tuel­le­ment néga­tives : le sujet est trop sen­sible pour que les pro­blèmes ne soient pas rela­ti­vi­sés et sou­mis à l’analyse contradictoire.

Anne Le Strat, pré­si­dente de la SAGEP, four­nis­seur des eaux de Paris, a mon­tré en exemple la poli­tique de concer­ta­tion menée dans la région pari­sienne avec le monde agri­cole, les mesures prises dans ce cadre per­met­tant d’éviter ensuite des besoins de trai­te­ment beau­coup plus onéreux.

Jean Sal­mon, pré­sident de la Chambre régio­nale d’agriculture de Bre­tagne, a rap­pe­lé que l’intérêt des agri­cul­teurs pour le pro­blème n’était pas seule­ment celui de pol­lueurs poten­tiels mais aus­si celui des consom­ma­teurs qu’ils sont notam­ment dans le cadre de l’élevage. Ils refusent d’être dési­gnés comme les seuls pol­lueurs et prennent déjà tota­le­ment en compte la dimen­sion éco­lo­gique comme une par­tie inté­grante de leur acti­vi­té pro­duc­tive. Cela n’est néan­moins pas sans coût et il doit être accep­té d’une part que le consom­ma­teur paie un prix cor­rect pour la qua­li­té et d’autre part qu’il y ait un cer­tain délai entre la mise en place des actions et leurs effets positifs.

Phi­lippe Adnot, séna­teur, a appe­lé à rai­son gar­der : on tolère dans les fruits et légumes des taux de pol­lu­tion mille fois supé­rieurs à celui impo­sé pour l’eau, trop d’exigences dis­suade de mener des actions réa­listes et il est sou­hai­table de pro­por­tion­ner la dépol­lu­tion à l’usage de des­ti­na­tion. Les ques­tions de la salle, tou­jours très vives, ont mon­tré quelle était l’attente du pro­chain pro­jet de loi sur l’eau, qui aura la redou­table res­pon­sa­bi­li­té de faire des choix fon­da­men­taux en la matière.

Michel Cam­des­sus était la vedette de la der­nière table ronde, consa­crée aux pers­pec­tives de nou­velles soli­da­ri­tés, car, outre ses pres­ti­gieuses fonc­tions pré­cé­dentes, il a pré­si­dé tout récem­ment le panel inter­na­tio­nal sur le finan­ce­ment des infra­struc­tures pour l’eau. Il a cité tout d’abord Jéré­mie : “ Dans le rêve de l’humanité, le para­dis est un jar­din bien irri­gué…” Il estime que la tra­gé­die annon­cée est soluble dans le par­te­na­riat public-pri­vé et dans la coopé­ra­tion Nord-Sud : il s’agit d’un deal ; le Sud doit mettre en place des poli­tiques de l’eau dans la trans­pa­rence et la décen­tra­li­sa­tion, ce qui implique une poli­tique de tari­fi­ca­tion et l’émergence d’un mar­ché finan­cier local ; le Nord doit mul­ti­plier ses apports finan­ciers par deux moyen­nant cer­taines garan­ties. L’objectif est de divi­ser par deux d’ici 2015 le nombre des êtres humains non rac­cor­dés à un réseau sain. C’est un vrai défi mine de rien, car cela signi­fie qu’il faut rac­cor­der 250 000 per­sonnes par jour d’ici là !

Après un accueil frais de ces pro­po­si­tions au Som­met de Kyo­to en mars der­nier, c’est le G8 d’Évian, et grâce en grande par­tie au Pré­sident Chi­rac, qu’un plan d’action a été déci­dé qui se met en place actuellement.

À leur tour, les repré­sen­tants res­pec­ti­ve­ment de Suez et de Veo­lia ont cher­ché à prou­ver que les entre­prises étaient capables tech­ni­que­ment et en termes de mon­tage contrac­tuel de faire face à la demande ; ils ont insis­té, comme cela avait déjà été fait, sur la néces­si­té d’une impli­ca­tion poli­tique cor­ré­la­tive : “ Il faut une auto­ri­té poli­tique forte pour de bons par­te­na­riats public-privé. ”

Daniel Caille, direc­teur géné­ral de Dexia, s’est appuyé sur l’expérience pour mon­trer que, comme le recom­mande le rap­port Cam­des­sus, il est pos­sible d’organiser un recy­clage finan­cier local là où est le besoin et que le sys­tème de la conces­sion de ser­vice public per­met d’arriver à un équi­libre finan­cier mal­gré l’investissement d’origine.

Loïc Fau­chon, pré­sident d’ONG, poin­ta que para­doxa­le­ment dans les pays en déve­lop­pe­ment on trouve cou­ram­ment le télé­phone por­table là où l’eau potable n’est pas encore dis­tri­buée. Il a notam­ment sou­li­gné le rôle que les femmes pou­vaient et devaient jouer dans la ges­tion locale de l’eau, compte tenu de leur fonc­tion tra­di­tion­nelle en la matière : les poli­tiques doivent s’appuyer sur elles.

La syn­thèse de la jour­née a été pré­sen­tée par Jean-Fran­çois Don­zier, direc­teur géné­ral de l’Office inter­na­tio­nal de l’eau, qui pour le compte de l’association de l’Agro avait joué un rôle déter­mi­nant dans le mon­tage du colloque.

Le prin­ci­pal acquis de l’année 2003 sera sans doute que doré­na­vant aucun res­pon­sable poli­tique ne pour­ra pré­tendre igno­rer le pro­blème cru­cial de l’eau au niveau mon­dial. L’Union euro­péenne a mon­tré la voie d’une poli­tique cohé­rente avec sa direc­tive cadre qui engage doré­na­vant les 25 pays membres sur des objec­tifs de résul­tat. Dans les pays du tiers-monde, ce sont moins les inves­tis­seurs que les pays eux-mêmes qui détiennent la clé d’une amélioration.

Comme ce fut jadis le cas en Europe, c’est dans le cadre muni­ci­pal qu’il convient de mettre en place les orga­ni­sa­tions col­lec­tives adap­tées et de prendre des res­pon­sa­bi­li­tés pour mener une véri­table poli­tique de ges­tion de l’eau.

2003, année inter­na­tio­nale de l’eau potable, aura donc quand même ser­vi à quelque chose et l’initiative des trois asso­cia­tions y aura-t-elle sans doute contri­bué pour sa part : comme les poli­tiques, les lec­teurs de notre revue ne pour­ront plus dire qu’ils ne sont pas conscients du problème !

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