Un polytechnicien au cœur de la tourmente vietnamienne : Hoàng XuÂn Hãn (30), 1909–1996

Dossier : Libres ProposMagazine N°521 Janvier 1997
Par Phong Tuan NGHIEM (56)

C’é­tait un éru­dit, une figure res­pec­tée par­mi les Viet­na­miens, au pays même, comme dans les com­mu­nau­tés en exil. Ins­tal­lé en France depuis 1951, il nous a quit­tés le 10 mars 1996 à l’âge de 88 ans, brus­que­ment inter­rom­pu dans un tra­vail de recherche qu’il a pour­sui­vi avec pas­sion jus­qu’aux der­niers jours.


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Hoàng Xuân Hãn (30) est né d’une famille de let­trés, dans le dis­trict de La-Son, pro­vince de Hà-tinh. Toute cette région est connue pour la pau­vre­té de son sol mais, comme pour com­pen­ser l’in­gra­ti­tude de la nature, elle a depuis tou­jours pro­duit des hommes remar­quables par la vigueur de leur intel­lect. Au cours de l’his­toire, elle a don­né au pays nombre de per­son­na­li­tés qui ont comp­té au pre­mier rang par­mi leurs com­pa­triotes : le poète Nguyên Du (1765−1820), véri­table créa­teur de la langue viet­na­mienne moderne, Hô Chi Minh… La liste en serait fas­ti­dieuse pour le lec­teur français.

Notre cama­rade avait, du côté mater­nel, un ancêtre célèbre que l’his­toire du Viêt-nam a rete­nu sous le nom d’Er­mite de La-Son : en 1789, l’empereur Quang Trung condui­sant son armée vers le Nord, s’ar­rê­ta dans la région pour le consul­ter, avant d’al­ler écra­ser l’ar­mée d’in­va­sion des Qing, forte, de deux cent mille hommes.

Son enfance se pas­sa au vil­lage, dans ce pay­sage gran­diose de mon­tagnes et de rivières, où la cor­dillère anna­mi­tique des­cend vers la mer. Sa pre­mière for­ma­tion fut celle d’un enfant d’au­tre­fois, qui se ren­dait chez le let­tré du vil­lage pour apprendre à cal­li­gra­phier les carac­tères chi­nois. L’an­cienne écri­ture viet­na­mienne était construite à par­tir des idéo­grammes chi­nois et notre cama­rade allait, dès l’âge de neuf dix ans, décou­vrir lui-même les règles de for­ma­tion de cette écri­ture, en cher­chant à déchif­frer les livres de la biblio­thèque paternelle.

Mais à cette époque, pour écrire en viet­na­mien, on com­men­çait déjà à employer cou­ram­ment la trans­crip­tion latine codi­fiée dès le XVIIe siècle par le jésuite Alexandre de Rhodes. Bien­tôt, l’en­fant apprit aus­si cette écri­ture latine, puis jus­qu’à l’âge de treize ans fré­quen­ta ce qu’on appe­lait alors une école fran­co-anna­mite. Il y avait dans l’In­do­chine de l’é­poque une tren­taine d’é­coles de cette sorte, où l’en­sei­gne­ment était don­né en fran­çais par des maîtres qui avaient de notre langue une connais­sance assez approximative.

Plus tard, il sera admis sur concours à l’é­cole pro­vin­ciale de Vinh, puis au lycée du Pro­tec­to­rat à Hanoi. Un lycée de même type exis­tait à Sai­gon. C’é­taient des lycées fran­çais des­ti­nés aux Viet­na­miens. Les cours étaient assu­rés par des Fran­çais ou des Viet­na­miens véri­ta­ble­ment fran­co­phones. Le fran­çais était en prin­cipe obli­ga­toire, même aux heures de récréa­tion ; mais cette der­nière règle était, bien enten­du, com­plè­te­ment igno­rée. La sanc­tion nor­male des études était un bac­ca­lau­réat local. Le jeune Hoàng Xuân Hãn pré­pa­ra seul la pre­mière par­tie du bac­ca­lau­réat métro­po­li­tain qu’il pas­sa brillam­ment. Ce suc­cès lui ouvrit les portes du lycée Albert Sar­raut, le lycée fran­çais de Hanoi, où quelques Viet­na­miens étaient admis, soit en rai­son de la posi­tion sociale de leur famille, soit en rai­son d’une réus­site sco­laire exceptionnelle.

La dis­tri­bu­tion des prix cette année-là (1928) était pré­si­dée par un géné­ral d’ar­tille­rie, très pro­ba­ble­ment un cama­rade. En remet­tant le prix d’ex­cel­lence au jeune homme encore tout émer­veillé de décou­vrir l’É­du­ca­tion natio­nale fran­çaise (les Viet­na­miens n’ont pas l’es­prit cri­tique aus­si pous­sé que nous), le géné­ral lui don­na le conseil d’al­ler en France se pré­sen­ter à l’É­cole polytechnique.

Reçu aus­si à l’É­cole nor­male supé­rieure, le bizuth du lycée Saint-Louis opte­ra pour notre École, puis com­plé­te­ra sa for­ma­tion par l’é­cole des Ponts et Chaus­sées dont il sor­ti­ra avec le titre d’in­gé­nieur civil (1934).

Dès ces années d’é­tudes, notre cama­rade était déjà un grand let­tré du royaume. L’empereur Bao Dai encore ado­les­cent et séjour­nant alors à Paris vou­lut le voir sou­vent. Mais lui-même était bien trop jeune encore pour savoir incul­quer à son jeune sou­ve­rain les ver­tus si néces­saires à un monarque.

De retour à ce qui était alors l’In­do­chine fran­çaise, il ne put trou­ver un emploi décent. Un cama­rade lui conseilla ami­ca­le­ment d’al­ler s’ins­tal­ler en France où il serait assu­ré de pou­voir vivre. Notre cama­rade déci­da alors de don­ner une autre orien­ta­tion à sa car­rière. Il revint en France et pas­sa l’a­gré­ga­tion de mathé­ma­tiques (1936). De retour à Hanoi, il fut nom­mé au lycée du Pro­tec­to­rat. C’é­tait l’an­née du Front popu­laire qui pour les peuples colo­ni­sés son­nait comme un espoir qui devait être vite déçu.


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L’ex­clu­sion dont notre cama­rade était frap­pé eut sans doute des consé­quences heu­reuses. Son acti­vi­té d’en­sei­gnant au lycée d’a­bord, puis simul­ta­né­ment à l’u­ni­ver­si­té qui s’ou­vrait à Hanoi (où il occu­pa la chaire de Méca­nique ration­nelle) lui lais­sa le loi­sir d’en­tre­prendre des tra­vaux de recherches sur l’his­toire et la langue viet­na­miennes dont les Viet­na­miens lui gar­de­ront tou­jours une pro­fonde gratitude.

Il était com­plè­te­ment auto­di­dacte dans les dis­ci­plines his­to­riques et lit­té­raires. Sa for­ma­tion scien­ti­fique lui per­mit de se for­ger une méthode de tra­vail qui ins­pire encore les cher­cheurs viet­na­miens actuels. Sa connais­sance appro­fon­die des idéo­grammes chi­nois et de l’an­cienne écri­ture viet­na­mienne lui fut une aide pré­cieuse pour décou­vrir des docu­ments qui éclairent d’un jour nou­veau de nom­breux épi­sodes de l’his­toire du Viêt-nam.

Sa pre­mière incur­sion fut dans le vil­lage de son loin­tain ancêtre, l’Er­mite de La-son (1939). Chez ses cou­sins, il trou­va de nom­breux manus­crits dont cer­tains de la main même de l’empereur Quang Trung ; le résul­tat fut un ouvrage sur ce per­son­nage dont le nom son­nait en viet­na­mien comme un titre de roman, et qui fut asso­cié à un empe­reur dont la geste sem­blait sor­tir d’une légende. Une autre décou­verte d’im­por­tance (1944) fut celle des stèles à la mémoire du maré­chal eunuque Ly Thuong Kiet qui, au XIe siècle, repous­sa une inva­sion des Song ; l’ou­vrage qui en résul­ta reste un clas­sique de l’his­toire du Viêt-nam.

Ses décou­vertes des docu­ments his­to­riques tiennent par­fois d’un jeu de détec­tive. Un jour il trou­va près d’un temple une stèle dont le bas était trop enfon­cé dans le socle qui cachait ain­si une par­tie du texte. En exa­mi­nant la stèle de près, il s’a­per­çut que celle-ci avait été sciée, puis remise sur un socle, par la suite. Il com­prit alors un fait qui s’é­tait pro­duit à une grande échelle.

Au XVe siècle, le Viêt-nam avait subi une der­nière occu­pa­tion chi­noise qui avait duré près de quinze ans. Les Ming, alors maîtres de la Chine, avaient vou­lu sini­ser radi­ca­le­ment notre pays et en effa­cer toute trace de culture viet­na­mienne. Toutes les stèles à la mémoire des héros natio­naux devaient être détruites. Mais ces stèles étaient des blocs de pierre mas­sifs qu’on ne pou­vait pas faci­le­ment réduire en mor­ceaux. Ceux qui avaient reçu l’ordre de les faire dis­pa­raître les avaient sim­ple­ment sépa­rées de leur socle et jetées dans les marais ou les étangs dont le pays était cou­vert. Une recherche, dans les étangs des envi­rons, per­mit comme pré­vu de retrou­ver d’autres stèles. Aujourd’­hui encore, il est cer­tain qu’une fouille dans les fonds maré­ca­geux voi­sins de cer­tains temples res­ti­tue­ra tout un tré­sor d’his­toire enfoui depuis l’in­va­sion des Ming.

Ce sont aus­si ces méthodes de déduc­tion qui per­mirent de mettre au jour les poèmes de l’é­poque des Lê (1428−1789) ins­crits à flanc de mon­tagne, que les tou­ristes peuvent voir en visi­tant la baie d’Along.

Les édi­tions cri­tiques des textes lit­té­raires anciens entre­prises par Hoàng Xuân Hãn sont ser­vies par sa vaste éru­di­tion. Il y a ici deux pro­blèmes. Celui tout d’a­bord de recons­ti­tuer le texte ori­gi­nel. Puis celui de trans­crire ce texte dans l’é­cri­ture latine moderne.

Retrou­ver l’é­tat ori­gi­nel d’un texte est un pro­blème, parce que les manus­crits ori­gi­naux sont la plu­part du temps per­dus. Les textes dont on dis­pose ne sont pas entiè­re­ment fiables, car le res­pect d’un auteur était une chose incon­nue des let­trés viet­na­miens. En fai­sant réim­pri­mer un texte, cha­cun se sen­tait tota­le­ment libre de le modi­fier, soit qu’il pen­sât trou­ver une for­mule plus heu­reuse, soit qu’il ne com­prît pas les mots employés par l’auteur.

En effet, pour l’é­cri­ture viet­na­mienne ancienne, il n’existe pas, aujourd’­hui encore, l’é­qui­valent du dic­tion­naire de Kangxi éta­bli au XVIIIe siècle pour le chi­nois et qui contient plus de qua­rante mille idéo­grammes. Un tra­vail en pro­fon­deur est néces­saire pour s’ap­pro­cher le plus pos­sible du texte ori­gi­nel. Un élé­ment qui per­met de don­ner une date au plus tard d’un texte est l’in­ter­dic­tion d’u­ti­li­ser le nom des empe­reurs de la dynas­tie régnante, vivants ou morts. Un texte qui contient un carac­tère inter­dit à par­tir d’un cer­tain règne est donc anté­rieur à ce règne.

La trans­crip­tion en carac­tères latins pose sim­ple­ment le pro­blème de savoir lire l’é­cri­ture ancienne. Ce pro­blème existe parce que depuis cent ans, les let­trés qui savent lire le viet­na­mien ancien sont deve­nus rares. Et puis, les règles de cette écri­ture ne sont pas codées d’une façon abso­lue. Lire cor­rec­te­ment un carac­tère sup­pose par­fois qu’on l’a ren­con­tré dans un autre texte d’où son sens res­sort sans ambi­guï­té, ou bien dans un poème où la rime impose sa prononciation.

Ces études cri­tiques ont essen­tiel­le­ment por­té sur les deux textes les plus impor­tants de la langue viet­na­mienne clas­sique, le Chinh Phu Ngam (Com­plainte de l’é­pouse d’un guer­rier) et l’his­toire de Kiêu du poète Nguyên Du, qui relate la vie d’une jeune femme pour­sui­vie par un des­tin impla­cable. Ce sont deux longs poèmes chers au cœur des Viet­na­miens par la beau­té de leur musique. La pre­mière étude a été publiée en 1952. La seconde est à peu près ache­vée, mais on en attend encore la publication.

Hoàng Xuân Hãn appor­ta aus­si une contri­bu­tion aux études scien­ti­fiques par son Dic­tion­naire des termes scien­ti­fiques (Danh Tu Khoa Hoc), paru en 1942, qui reste une réfé­rence aujourd’­hui encore et par sa revue scien­ti­fique (Bao Khoa Hoc) parue à la même époque, qui réunis­sait autour de lui de jeunes ingé­nieurs et uni­ver­si­taires for­més en France pour la plu­part, qui firent paraître des articles scien­ti­fiques et tech­niques en vietnamien.


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Très vite après son retour au pays, son action prit une dimen­sion poli­tique. En 1938, il par­ti­ci­pa à la fon­da­tion de la Socié­té pour la Pro­pa­ga­tion de l’é­cri­ture natio­nale. Cette socié­té dont le but avoué était la lutte contre l’a­nal­pha­bé­tisme avait un relent de natio­na­lisme et fut d’a­bord inter­dite. Par la suite, ses méthodes seront reprises avec suc­cès. C’est à ces méthodes que le Viêt-nam doit son niveau d’al­pha­bé­ti­sa­tion éle­vé actuel.

Le début de la Seconde Guerre mon­diale fut pour l’In­do­chine une période de calme. Il y avait la coha­bi­ta­tion, plu­tôt paci­fique, avec les Japo­nais. Le gou­ver­neur géné­ral, l’a­mi­ral Decoux, pra­ti­quait vis-à-vis des Viet­na­miens une cer­taine ouver­ture. Hoàng Xuân Hãn fai­sait par­tie des huit per­son­na­li­tés viet­na­miennes qui, sans occu­per aucune fonc­tion offi­cielle, étaient régu­liè­re­ment invi­tées aux récep­tions du gouverneur.

Il y retrou­vait le major de sa pro­mo­tion qui, venu en Indo­chine pour une courte visite, y res­tait blo­qué par la guerre. Il y avait aus­si le doc­teur Ho Dac Di, qui plus tard sera le méde­cin per­son­nel de Hô Chi Minh. Ces per­son­na­li­tés n’é­taient char­gées d’au­cune mis­sion de liai­son avec les Japo­nais, contrai­re­ment à ce qui se mur­mu­rait. Elles étaient là sans doute parce c’é­tait conforme à une cer­taine pra­tique de la cour­toi­sie orien­tale. Ces récep­tions étaient sur­tout l’oc­ca­sion pour les dames de faire abou­tir les petites reven­di­ca­tions natio­na­listes de la bour­geoi­sie de Hanoi.

Hoàng Xuân Hãn avait aus­si des rela­tions avec des offi­ciers japo­nais. La pre­mière visite qu’il reçut fut celle d’un géné­ral qui logeait dans la mai­son voi­sine. Selon un usage en cours au Japon, ce géné­ral ren­dit visite à ses voi­sins, à gauche, à droite, en face, de sa mai­son. Par­mi les dif­fé­rents moyens d’é­crire le japo­nais, il y a les idéo­grammes chi­nois. Les Japo­nais les pro­noncent dans leur langue ; mais par écrit, ils com­mu­niquent faci­le­ment avec tous ceux qui connaissent les idéogrammes.

Entre le géné­ral japo­nais et le let­tré viet­na­mien, une sym­pa­thie était née. D’autres offi­ciers vinrent par la suite, atti­rés par cet homme d’un si vaste savoir. Ils se reçurent, échan­gèrent des poèmes : il y avait des hommes d’une culture raf­fi­née dans cette armée dont les bru­ta­li­tés pou­vaient faire vaciller la rai­son humaine.

Les impru­dences fran­çaises pro­vo­quèrent le coup de force du 9 mars 1945. À l’en­contre de la poli­tique offi­cielle de lou­voie­ment sui­vie par l’a­mi­ral Decoux, le géné­ral Mor­dant éla­bo­ra un plan de guerre. L’ar­mée fran­çaise n’é­tait pas en situa­tion de battre les Japo­nais. Mais un plan fut pré­pa­ré pour accueillir un débar­que­ment amé­ri­cain, hau­te­ment impro­bable, compte tenu de la posi­tion géo­gra­phique de l’In­do­chine, à l’é­cart de l’axe d’in­va­sion du Japon. Les Japo­nais connais­saient l’exis­tence de ce plan, dont on par­lait d’ailleurs abon­dam­ment dans les récep­tions. Ce fut après la perte des Phi­lip­pines que le haut com­man­de­ment japo­nais don­na carte blanche à son armée d’In­do­chine pour faire face à toute menace.

En une nuit s’ef­fon­dra l’ar­mée fran­çaise, infé­rieure en nombre, mal équi­pée, mal com­man­dée sans doute, en tout cas mal pré­pa­rée à cette guerre qui sem­blait se dérou­ler sur une autre pla­nète. Le 10 au matin notre vil­lage, à seize kilo­mètres au sud-ouest de Hanoi, vit arri­ver deux sol­dats fran­çais dont l’un, pieds nus, por­tait un fusil-mitrailleur. Le géné­ral Ales­san­dri qui devait réus­sir à pas­ser en Chine avec une colonne de res­ca­pés était peut-être encore à Son Tay, à vingt cinq kilo­mètres de là. La mati­née était déjà bien avan­cée… Les notables du vil­lage pleu­rèrent et don­nèrent aux sol­dats le conseil d’al­ler se rendre. La vision de ces deux hommes désem­pa­rés, qui étaient déri­soi­re­ment nos maîtres, n’a ces­sé de me han­ter ; je n’ai jamais pu m’empêcher de for­mer le vœu que leur fût épar­gnée la mort par pri­va­tion dans un de ces camps où ils devaient être prisonniers.

Hoàng Xuân Hãn joua un rôle émi­nent dans le pre­mier gou­ver­ne­ment viet­na­mien indé­pen­dant d’a­près la colo­ni­sa­tion qui fut for­mé alors. Il avait la confiance de l’Em­pe­reur. Très rapi­de­ment il fut appe­lé en consul­ta­tion à Huê, la capi­tale impé­riale, avec un groupe de per­son­na­li­tés venant de toutes les régions du pays. Le let­tré Tran Trong Kim qui fut fina­le­ment dési­gné comme Pre­mier ministre était une per­son­na­li­té qu’il connais­sait bien : ensemble, ils ont pas­sé des nuits entières pen­dant quatre années pour pré­pa­rer un dic­tion­naire. Lui-même accep­ta le por­te­feuille de l’É­du­ca­tion et des Beaux-Arts, et la fonc­tion de ministre des Tra­vaux publics, et fut en outre le repré­sen­tant per­son­nel de l’Em­pe­reur à Hanoi (le vice-roi à qui l’Em­pe­reur délé­guait ses pou­voirs était Phan Ke Toai).

Ce n’é­tait pas un gou­ver­ne­ment à la dévo­tion des Japo­nais, comme on le dit sou­vent sans craindre l’ab­surde. En avril 1945, quand ce gou­ver­ne­ment fut for­mé, les Amé­ri­cains étaient déjà sur le sol japo­nais, à Oki­na­wa, et la défaite du Japon s’an­non­çait immi­nente. Dans leur mal­heur, les Japo­nais vou­laient sin­cè­re­ment aider le Viêt-nam, sans aucune arrière-pen­sée de domi­na­tion. Beau­coup croyaient que leur pays allait deve­nir une colo­nie amé­ri­caine (les assu­rances en sens contraire ne furent don­nées par les alliés qu’en juillet, et encore, elles n’é­taient connues qu’à l’é­che­lon gou­ver­ne­men­tal) ; cer­tains pen­saient même s’é­ta­blir dans un Viêt-nam dont ils sou­hai­taient voir se confir­mer l’in­dé­pen­dance. Au XVIIe siècle déjà, après l’in­va­sion mand­choue, des Chi­nois fidèles aux Ming étaient venus en grand nombre cher­cher refuge au Viêt-nam et la région où nos princes les éta­blirent passe encore pour avoir les filles les plus belles du pays. Après leur défaite, les cas où les sol­dats japo­nais, par sec­tions entières, don­nèrent leurs armes aux Viet­na­miens ne furent pas rares.

Pour les res­pon­sables viet­na­miens de 1945, il fal­lait d’a­bord qu’un gou­ver­ne­ment prît les choses en mains pour évi­ter l’ef­fon­dre­ment de l’ad­mi­nis­tra­tion déca­pi­tée par le départ des Fran­çais et l’a­nar­chie qui ne man­que­rait pas de s’en­suivre (à la mi-mars, un vil­lage près du nôtre fut atta­qué par des bri­gands en plein jour ; j’ai enten­du au loin le tam­bour d’a­larme à cinq temps et assis­té au départ de la milice vil­la­geoise qui allait por­ter secours à nos voi­sins). Il s’a­gis­sait ensuite de viet­na­mi­ser la vie publique, et de réveiller le sen­ti­ment natio­nal dans les pro­fon­deurs de la popu­la­tion, pour mettre devant le fait accom­pli le colo­ni­sa­teur qui, nul n’en dou­tait, allait reve­nir après la vic­toire des alliés toute proche.

En moins de quatre mois, tout le pro­gramme d’en­sei­gne­ment, jus­qu’au bac­ca­lau­réat, fut viet­na­mi­sé. Les dif­fi­cul­tés que posait le voca­bu­laire scien­ti­fique furent sur­mon­tées grâce à l’en­thou­siasme des maîtres. Le Dic­tion­naire des termes scien­ti­fiques fut d’une aide pré­cieuse dans cette tâche.

Le 14 août 1945, le Japon capi­tu­la. Les troupes japo­naises d’In­do­chine, tou­jours redou­tables, furent char­gées par les alliés du main­tien de l’ordre.

Le 19, le gou­ver­ne­ment viet­na­mien appe­la à une mani­fes­ta­tion de masse à Hanoi, pour mon­trer au monde le sou­tien dont il jouis­sait auprès de la popu­la­tion. Les com­mu­nistes pla­cèrent leurs hommes dans la foule et trans­for­mèrent la mani­fes­ta­tion pro-gou­ver­ne­men­tale en émeute. Des hommes des­cen­dus dans la rue pour mani­fes­ter leur sou­tien au gou­ver­ne­ment furent pous­sés contre les bâti­ments publics sans trop com­prendre ce qui se pas­sait. L’ar­mée japo­naise res­ta l’arme au pied. La sur­prise pas­sée, le com­man­dant en chef japo­nais vint trou­ver le ministre de la Jus­tice Trinh Dinh Thao et lui offrit de réta­blir l’ordre. On savait que les alliés aidaient les maquis communistes.

Alors qu’en Thaï­lande le régime qui col­la­bo­ra avec le Japon pen­dant la guerre, sous la direc­tion de Pibul Song­gram, gar­dait sa légi­ti­mi­té aux yeux des alliés en chan­geant sim­ple­ment de gou­ver­ne­ment, les télé­grammes adres­sés par le gou­ver­ne­ment viet­na­mien à Tru­man étaient res­tés sans réponse. L’A­mé­rique igno­rait l’exis­tence du Viêt-nam indé­pen­dant. Les par­ti­sans de la conces­sion l’emportèrent. Le gou­ver­ne­ment viet­na­mien décli­na l’offre japo­naise. L’empereur Bao Dai abdi­qua solen­nel­le­ment devant la Porte de Midi. Hô Chi Minh envoya à Huê un émis­saire pour rece­voir le sceau et l’é­pée des mains de l’Empereur.

À l’heure où sonne le des­tin, un peuple n’a d’a­mis que ceux qui craignent sa force ou convoitent son alliance. L’é­pi­sode a au moins clai­re­ment mon­tré le res­pect avec lequel la par­tie japo­naise trai­ta la sou­ve­rai­ne­té vietnamienne.

La der­nière par­ti­ci­pa­tion de Hoàng Xuân Hãn à la vie poli­tique active fut la confé­rence de Dalat, en avril-mai 1946. La délé­ga­tion viet­na­mienne com­pre­nait vingt-quatre per­son­na­li­tés venues d’ho­ri­zons les plus divers, et le plus sou­vent peu au fait de la poli­tique. À sa tête était le ministre des Affaires étran­gères Nguyên Tuong Tam, chef natio­na­liste et poète connu sous son nom de plume Nhat Linh. Vô Nguyên Giap occu­pait offi­ciel­le­ment la seconde place. La délé­ga­tion fran­çaise conduite par Pierre Mess­mer pré­sen­ta des exi­gences dou­lou­reu­se­ment inac­cep­tables (notam­ment la séces­sion de la Cochin­chine et le droit de pro­tec­to­rat fran­çais sur les mino­ri­tés eth­niques). Le camp viet­na­mien son­gea à une guerre sui­cide. Hô Chi Minh impo­sa la pour­suite des négo­cia­tions, et sera admi­ré pour cela. Ce sera la confé­rence de Fontainebleau.


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Les rela­tions ami­cales de Hoàng Xuân Hãn avec les diri­geants actuels du Viêt-nam remontent à cette époque.

Ses ren­contres avec Hô Chi Minh, dont la pre­mière eut lieu en octobre 1945, l’ont sans doute pro­fon­dé­ment impres­sion­né. Son admi­ra­tion qui n’a jamais ces­sé, pour le diri­geant révo­lu­tion­naire puis pour l’homme d’É­tat, est lucide. Pour lui, Hô Chi Minh fut celui qui a tou­jours su s’ar­rê­ter à temps, appli­quant en cela une grande leçon de Confucius.

Jamais il ne crut que le chef de la révo­lu­tion viet­na­mienne pût igno­rer les souf­frances infli­gées à notre peuple par les excès de la col­lec­ti­vi­sa­tion. Mais il lui savait gré d’a­voir libé­ré le pays du joug colo­nial, et sur ce point était rejoint par nombre de natio­na­listes. Dans la pers­pec­tive de l’his­toire, il pla­çait aus­si très haut le mérite d’a­voir réuni­fié le pays.

Avec Vô Nguyên Giap qui a aus­si une connais­sance pro­fonde de l’his­toire, il semble qu’il y ait eu une ami­tié véri­table. Le der­nier geste public de Hoàng Xuân Hãn eut lieu lors des fêtes du der­nier nou­vel an viet­na­mien, les fêtes de l’an­née du Rat de Feu, lors­qu’il se ren­dit en voi­sin à l’am­bas­sade du Viêt-nam pour remettre une lettre des­ti­née à l’an­cien com­man­dant en chef.

Le jour de son inci­né­ra­tion dans la ban­lieue pari­sienne, une céré­mo­nie à sa mémoire s’est tenue à Hanoi, à laquelle assis­taient le Chef de l’É­tat et de nom­breuses per­son­na­li­tés qui furent ses amis : Pham Van Dong, Vô Nguyên Giap, etc.


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Beau­coup des Viet­na­miens qui ont dû quit­ter leur pays pour l’exil, en 1954 puis en 1975, lui repro­che­ront ce qui peut pas­ser pour de l’in­dif­fé­rence à leur malheur.

On ne sait pas tou­jours qu’en 1975, il conseilla aux diri­geants de Hanoi de ne pas envoyer les anciens fonc­tion­naires et offi­ciers du Sud Viêt-nam dans les camps de réédu­ca­tion. Il ne fut pas écouté.

Mais peut-on lui deman­der de rompre for­mel­le­ment avec ceux qui si long­temps sur l’es­sen­tiel ont par­ta­gé ses valeurs ? Pen­dant les années de guerre, le Nord Viêt-nam per­sé­cu­tait ses intel­lec­tuels, mais avait une poli­tique de la culture cohé­rente que le Sud n’a­vait pas. La culture tra­di­tion­nelle y était mieux défen­due aus­si. En tout cas, il n’y avait pas cette contre-culture qui enva­hit main­te­nant le pays et qui sévis­sait alors dans le Sud.

Comme les sages que notre his­toire a connus, il se mit à l’é­cart de l’é­vé­ne­ment pour se consa­crer à cet essen­tiel qui se trouve loin dans l’a­ve­nir. L’a­ve­nir d’une nation est dans son iden­ti­té cultu­relle. Une nation vivra, vain­cra, tant qu’il y aura des hommes atta­chés à sa langue et à sa culture. Hoàng Xuân Hãn por­ta ses efforts sur l’é­tude de l’his­toire et de la langue de notre pays, et réus­sit plei­ne­ment à les faire aimer.

Sa dis­pa­ri­tion est res­sen­tie comme une perte immense par tous les Viet­na­miens, à quelque camp qu’ils croient appar­te­nir. Au-delà des désac­cords qui peuvent être légi­times, res­tent le regret et le res­pect atta­chés à l’homme de culture.

Pour les spé­cia­listes, Hoàng Xuân Hãn res­te­ra une réfé­rence irrem­pla­çable. À ceux qui l’ont appro­ché dans le cercle des intimes, il fau­dra beau­coup de temps pour mesu­rer le vide qu’il laisse dans leur esprit et dans leur cœur.

5 Commentaires

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Duong van trungrépondre
21 juillet 2016 à 22 h 59 min

X31
Mon grand père Nguyen Ngoc Bich X31 a bien connu
Hoang Xuan Hang 

12 avril 2017 à 18 h 53 min

Le héro Hoàng XuÂn Hãn (30)
Puis que Mon­sieur Hoàng XuÂn Hãn était si ami et admi­ra­teur des diri­geants du Viêt-Nam., pour­quoi était-il allé vivre en France ?
L’exil n’au­rait pas du être son quo­ti­dien ! Quel malentendu…

Le Tuan Phacrépondre
26 février 2018 à 22 h 53 min

Quel fut le pre­mier poly­tech­ni­cien d’o­ri­gine viet­na­mienne ?
Quelle était sa pro­mo­tion, et com­bien y‑a-t-il eu de poly­tech­ni­ciens d’o­ri­gine viet­na­mienne depuis la fon­da­tion de l’É­cole jus­qu’à nos jours ?

quoc-anh.tran.1962répondre
12 mars 2018 à 11 h 22 min
– En réponse à: Le Tuan Phac

poly­tech­ni­cien d’o­ri­gine vietnamienne

Bon­jour Phac, 

Tu peux voir sur ce lien https://x‑vietnam.polytechnique.org/post/2012/09/14/Les-premiers-X-d-origine-vietnamienne

Et en goo­glant ou en cli­quant sur ce lien « famille poly­tech­ni­cienne » on trouve peut-être d’autres X d’o­ri­gine viet­na­miens en essayant avec divers noms et pré­noms vietnamiens. 

Je me sou­viens avoir vu des X « cochin­chi­nois » dans des pro­mos à la fin du 19ème siècle. 

bien amicalement 

Tran Quoc-Anh 

NGUYEN NGOC Chaurépondre
6 mars 2019 à 17 h 34 min

Lettre ouverte en 1946 de Hoàn Xuân Hản (pro­mo 1930) aux anciens de l’École Polytechnique
pour essayer de sau­ver Nguyễn Ngọc Bích (pro­mo 1931)
« Un de nos cama­rades, Nguyễn Ngọc Bích (pro­mo 1931) , écri­vit Hoàn Xuân Hản , vient d’être arrê­té près de Sai­gon, dans le maquis viet­na­mien. Beau­coup d’entre vous l’ont connu. Il faut que son amour pour sa patrie soit sublime pour trans­for­mer un homme si doux en un com­bat­tant tenace. Récem­ment, le géné­ral Leclerc, conseillé sans doute par nos nom­breux cama­rades dans son armée, dans son état-major et dans la plus haute atmo­sphère du Haut-Com­mis­sa­riat, lui a fait écrire pour l’inviter à venir le voir. Notre cama­rade lui a répon­du de la manière la plus digne et la plus directe. Aucun d’entre nous ne peut le désap­prou­ver quand il pen­sait qu’il ne pou­vait, sans for­faire à son hon­neur, à l’honneur mili­taire et à l’honneur d’ancien poly­tech­ni­cien, se rendre chez le géné­ral Leclerc sans ordre de ses supé­rieurs hié­rar­chiques. Car il est mili­taire. Je ne peux pas, sans offen­ser notre cama­rade et vous-même, expli­quer son cas, qui fait appel à vos sen­ti­ments que je sais éle­vés. Je consi­dère, tout sim­ple­ment, que mon devoir d’homme, de patriote, d’ancien élève de l’ÉCOLE POLYTECHNIQUE (sic) , est de rap­pe­ler à mes cama­rades, anciens, cocons et conscrits qui sont nom­breux en Indo­chine, la noble pen­sée de notre esti­mé pro­fes­seur Tuf­frau, à laquelle j’apporterai la seule modi­fi­ca­tion du mot Annam en Viet­nam : “Quand vous serez offi­ciers, ingé­nieurs ou admi­nis­tra­teurs dans les colo­nies, n’oubliez pas qu’il y en est dont l’histoire est aus­si belle que la nôtre et dont les hommes ont su défendre leur patrie avec digni­té et hon­neur. Vous vous res­pec­te­rez vous-même en esti­mant et en res­pec­tant les sen­ti­ments patrio­tiques de leurs habi­tants. Le Viet­nam est de ces pays.”
Hoan Xuan Han (Pro­mo 1930) »

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