Un enjeu de citoyenneté

Dossier : À quoi sert la science ?Magazine N°696 Juin/Juillet 2014
Par Édouard BRÉZIN (58)

À quel moment la science a‑t-elle pris suf­fi­sam­ment d’avance pour pré­cé­der ses appli­ca­tions concrètes ? Jusqu’à la pre­mière moi­tié du XIXe siècle, la science, qui pour­tant avan­çait à grands pas depuis Gali­lée, a sui­vi plu­tôt que pré­cé­dé le déve­lop­pe­ment technique.

La machine à vapeur a plus apporté à la thermodynamique que cette dernière à la machine

Ain­si c’est dans son livre Réflexions sur la puis­sance motrice du feu et sur les machines propres à déve­lop­per cette puis­sance, publié en 1824, qu’est appa­rue la décou­verte par Sadi Car­not du deuxième prin­cipe de la ther­mo­dy­na­mique, dont on connaît aujourd’hui la por­tée uni­ver­selle : la machine à vapeur a sans doute plus appor­té à la ther­mo­dy­na­mique que cette der­nière à la machine.

REPÈRES

La science n’avance désormais que par le besoin de comprendre. L’articulation entre les sciences fondamentales et ses applications demande certes une organisation qui encourage l’innovation, mais imaginer que la science serait comme un distributeur de sodas où l’on met une pièce pour qu’aussitôt tombe une boîte est totalement contre-productif.
Jamais une découverte majeure, a fortiori une révolution scientifique, n’a été prévue dans un rapport de prospective. La liberté intellectuelle de la recherche, sous contrôle de qualité par des procédures strictes d’évaluation, a pleinement démontré son incomparable efficacité.
Et pourtant, quelle n’est pas hélas, paradoxalement, la tentation aujourd’hui de vouloir tout « programmer ».

L’inversion de la flèche entre science et techniques

Des fleurs de pétunias

La compréhension des sciences fondamentales importe aussi bien pour une grande partie de la biologie contemporaine, depuis notamment la découverte de la double hélice de l’ADN en 1953 ou celle des micro-ARN, il y a une vingtaine d’années, par des scientifiques qui s’intéressaient à la coloration des fleurs de pétunias. Ces derniers ont ainsi mis en évidence un mécanisme universel permettant de rendre silencieux certains gènes et ouvert la voie à des thérapeutiques nouvelles dont le potentiel est encore loin d’avoir été complètement exploré.

Le flux, en revanche, com­mence à s’inverser avec la décou­verte de l’électromagnétisme.

À la suite des tra­vaux d’Ampère et Fara­day1, qui démon­traient l’interpénétration des phé­no­mènes élec­triques et magné­tiques, Max­well éta­blit les équa­tions de l’électromagnétisme uni­fié. Il en dédui­sit l’existence d’ondes élec­tro­ma­gné­tiques, et en par­ti­cu­lier de celles qui nous valent la lumière.

Mais ce n’est que neuf années après sa mort que Hertz réus­sit à engen­drer ces ondes qui, depuis lors, ont si pro­fon­dé­ment mar­qué nos vies. Et encore lui-même ne se ren­dit-il pro­ba­ble­ment pas compte de la por­tée pra­tique de sa décou­verte : on raconte qu’il pré­sen­ta son expé­rience devant une assem­blée d’étudiants et qu’à l’un d’entre eux qui lui deman­dait s’il y aurait des appli­ca­tions de ces ondes il aurait répon­du : « Aucune. »

Liberté pour la science

Sciences pure­ment concep­tuelles au départ, la rela­ti­vi­té et la phy­sique quan­tique naissent avec le XXe siècle et ce n’est que pro­gres­si­ve­ment qu’on prend conscience que l’électronique, les semi-conduc­teurs, la réso­nance magné­tique, les lasers, la fis­sion nucléaire, le GPS, la chi­mie quan­tique, etc., n’auraient jamais pu exis­ter sans ces méthodes de com­pré­hen­sion fon­da­men­tale des lois de la matière.

De même que les rayons X ou la RMN n’ont pas été décou­verts par quelqu’un qui cher­chait à visua­li­ser l’intérieur du corps humain, ou les lasers par des ama­teurs de DVD ou de codes à barres.

Le désir impérieux de comprendre

Nos sens sont impuis­sants à appré­hen­der des dimen­sions ato­miques ou sub­ato­miques, ou encore les phé­no­mènes où inter­viennent des vitesses com­pa­rables à celle de la lumière. Ce n’est donc qu’à tra­vers des expé­riences fort com­plexes et des outils for­mels très sophis­ti­qués, qu’il est pos­sible d’appréhender la science contem­po­raine, et cela accroît bien sûr les dif­fi­cul­tés de la vul­ga­ri­sa­tion scientifique.

Nos sens sont impuissants à appréhender des dimensions atomiques ou subatomiques

Pour­tant, mon expé­rience de confé­ren­cier dans des lycées ou dans divers cadres muni­ci­paux m’a confor­té dans ma convic­tion que nombre de nos contem­po­rains, et en par­ti­cu­lier de jeunes, ont un véri­table désir de com­prendre. Pour qui s’interroge sur notre place dans l’univers, com­ment échap­per à la révé­la­tion de l’historicité du monde que nous ont appor­tée Dar­win avec l’évolution du vivant, Ein­stein et Hubble avec celle de l’univers, ou encore Wege­ner et ses suc­ces­seurs avec celle de notre Terre por­tée par la tec­to­nique des plaques ? Beau­coup sentent confu­sé­ment ce qu’exprimait si net­te­ment Ein­stein : « Le plus incom­pré­hen­sible est que le monde soit si com­pré­hen­sible », et il en résulte pour eux une vive exi­gence de rationalité.

Il faut saluer à ce pro­pos le rôle magni­fique du regret­té Georges Char­pak et de ses col­lègues Pierre Léna et Yves Qué­ré, qui ont mis en place pour les jeunes enfants un éveil aux sciences repo­sant sur le ques­tion­ne­ment2, à l’opposé abso­lu de tout dogmatisme.

Une étrange dérive

Depuis plusieurs années, certains se livrent à un vibrant plaidoyer pour qu’on mette un terme à l’enseignement scientifique donné à l’École polytechnique, soutenant que celui que les X ont eu en classe préparatoire est bien suffisant. Une opinion confortée par ceux qui disent que les élèves s’ennuient pendant les cours de sciences. Certes, nous avons tous subi des cours peu stimulants, mais, lorsqu’un pneu est dégonflé, la meilleure solution n’est peut-être pas de jeter la roue.
Au demeurant, cette affirmation péremptoire est parfaitement gratuite : pour ne donner qu’un exemple, le tronc commun de physique quantique, en fin de première année, bénéficie d’une popularité remarquable. D’abord parce que son enseignant est lumineusement clair. Ensuite parce que les élèves sont parfaitement conscients de découvrir là un corpus intellectuel inexistant dans les classes préparatoires et qui leur permet de comprendre ce qu’est un semi-conducteur, un transistor, la microélectronique, un laser, la RMN, la fission nucléaire, un smartphone, etc.
Aucune des grandes universités scientifiques mondiales n’a bien entendu choisi d’éliminer l’enseignement des sciences au seul profit de celui du management. Il ne s’agit évidemment pas de demander que l’X fabrique des promotions entières de chercheurs, mais sa spécificité est de s’assurer que, dans leurs fonctions de responsabilité, ses anciens élèves soient à même de ne pas traiter toute la technologie comme une simple boîte noire.

Les dangers du relativisme

Dans un contexte où toute com­pé­tence est rapi­de­ment jugée sus­pecte, la ratio­na­li­té est par­fois elle-même mise en accu­sa­tion. Un cou­rant socio­lo­gique, autour de Bru­no Latour, consi­dère ain­si que les véri­tés scien­ti­fiques sont « socia­le­ment construites » : ce seraient des opi­nions par­mi d’autres, confor­tées sim­ple­ment par une sorte de consensus.

Les objets d’étude scien­ti­fiques n’auraient pas d’existence en dehors des ins­tru­ments per­met­tant de les mesu­rer et des spé­cia­listes qui les inter­prètent. Comme si les bac­té­ries n’étaient nées que dans les expé­riences de Pas­teur et n’avaient pas d’existence propre avant d’avoir été découvertes.

Cette néga­tion de la ratio­na­li­té, qui per­met de jux­ta­po­ser à éga­li­té tous les points de vue, cha­cun étant por­té par un groupe de pres­sion dif­fé­rent, peut se révé­ler à terme très désta­bi­li­sante. Dans cette façon de voir le monde, on ne peut plus par­ler de véri­té éta­blie : ceux qui sou­tiennent que les pommes tombent des arbres au lieu de pous­ser à même le sol ne sont qu’un lob­by scien­ti­fique comme les autres.

Le rôle pervers des « marchands de doute »

Si les inter­ro­ga­tions et les contro­verses font légi­ti­me­ment par­tie de la démarche scien­ti­fique, la stra­té­gie des « mar­chands de doute3 » de toutes caté­go­ries n’a rien d’innocent. Des notes internes à l’industrie du tabac recon­naissent expli­ci­te­ment que la néga­tion des effets can­cé­ri­gènes de la fumée, face aux études épi­dé­mio­lo­giques, est bien fon­dée sur l’exploitation déli­bé­rée du doute. Des études sta­tis­tiques ne sau­raient en rien prou­ver, y affirme-t- on, que le fait de fumer est la cause du can­cer de tel ou tel individu.

Là où toute compétence est jugée suspecte, la rationalité est elle-même mise en accusation

Il en est de même pour ceux qui nient l’influence de l’homme sur le cli­mat sans éprou­ver le moindre besoin d’expliquer com­ment l’augmentation indu­bi­table des émis­sions de CO2 liée aux acti­vi­tés humaines pour­rait ne pas pro­vo­quer d’accroissement de l’effet de serre.

C’est encore au nom de l’impossibilité de prou­ver qu’un risque est stric­te­ment nul que des groupes s’opposent à toutes les études qui ne détectent pas d’effet sur la san­té de l’exposition aux antennes de télé­pho­nie mobile, ou aux lignes à haute ten­sion, de la proxi­mi­té de cen­trales nucléaires, ou des plantes géné­ti­que­ment modi­fiées, etc.

Il peut y avoir deux cents études qui vont toutes dans le même sens, des mil­liards d’individus et d’animaux qui ont consom­mé des OGM, on ne prou­ve­ra jamais que le risque est rigou­reu­se­ment nul et les pro­fes­sion­nels du doute se ruent sur cet argu­ment. Si donc il est impor­tant de gar­der une atti­tude cri­tique vis-à-vis de la science, le doute sys­té­ma­tique, entre­te­nu tan­tôt par de simples inté­rêts finan­ciers et tan­tôt par des mou­ve­ments poli­tiques qui en ont fait leur fonds de com­merce, risque de ne lais­ser sub­sis­ter qu’un mag­ma intel­lec­tuel confus, où rien n’est jamais établi.

Maïs OGM, on ne prou­ve­ra jamais que le risque des OGM est rigou­reu­se­ment nul © ISTOCK

Participer au progrès scientifique

L’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme précise que « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ».
C’est bien dans cet esprit que nous sommes heureux de voir qu’il existe des associations d’astronomes ou de botanistes amateurs, ou encore des associations de malades ou de parents de malades qui s’investissent dans des activités de soutien à la recherche.

Démocratie et délégation de responsabilités

Un contrôle démo­cra­tique par les élus de l’activité des ins­ti­tu­tions de recherche est évi­dem­ment néces­saire, comme pour toute action finan­cée par l’État. Mais, sauf à s’exposer à des dérives poten­tiel­le­ment catas­tro­phiques, ce contrôle passe néces­sai­re­ment par des délé­ga­tions de res­pon­sa­bi­li­tés pre­nant appui sur de réelles com­pé­tences scientifiques.

Et l’on ne peut aujourd’hui qu’éprouver quelque inquié­tude à voir se déve­lop­per une demande de sciences dites par­ti­ci­pa­tives qui seraient pla­cées sous le contrôle direct des citoyens, avec tous les risques de poli­ti­sa­tion que cela repré­sen­te­rait, en par­ti­cu­lier celui de voir se déve­lop­per, sous cou­vert d’approches « alter­na­tives », des contes­ta­tions pure­ment mili­tantes de telle ou telle technologie.

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1. On raconte que Dis­rae­li ren­dit visite à Fara­day qui venait de décou­vrir l’induction et qu’à la ques­tion de l’utilité de cette décou­verte Fara­day aurait répon­du : « Je ne sais pas, mon­sieur le Pre­mier Ministre, mais je crois qu’un jour vous per­ce­vrez des impôts grâce à ce phénomène. »
2. La Main à la pâte, http://www.fondation-lamap.org.
3. Nao­mi Oreskes et Erik Conway, Les Mar­chands de doute, Paris, Édi­tions Le Pom­mier, 2013, et Gérald Bron­ner La Démo­cra­tie des cré­dules, Paris, PUF, 2013.
4. Extrait d’un docu­ment de 2004 de l’industrie du tabac, http://tobaccodocuments.org/ti : Doubt is our pro­duct since it is the best means of com­pe­ting with the « body of facts » that exists in the mind of the gene­ral public. It is also the means of esta­bli­shing a controversy.

Kamil FADEL
Denis VARLOOT (56)

La vocation du Palais de la découverte : éveiller et alimenter la curiosité scientifique des publics

Kamil Fadel
res­pon­sable de l’Unité de phy­sique au Palais de la découverte
Denis Var­loot (56)
ancien pré­sident du Palais de la découverte

UN LIEU EXEMPLAIRE

Créé en 1937 par le prix Nobel Jean Per­rin au même moment que la Caisse natio­nale de la recherche scien­ti­fique (qui devien­dra deux ans plus tard le CNRS), le Palais de la décou­verte a eu dès l’origine la mis­sion de mon­trer « la science en train de se faire ».

Palais de la Découverte
© Lio­nel Allorge

Et cela d’abord en réa­li­sant de vraies expé­riences en pré­sence du public. Une orien­ta­tion fon­da­men­tale qui demeure la grande ori­gi­na­li­té de cette ins­ti­tu­tion exem­plaire qui accueille chaque année plus d’un demi-mil­lion de visi­teurs, dont un quart de sco­laires gui­dés par leurs enseignants.

Nom­breux sont les cher­cheurs et les ingé­nieurs qui disent avoir décou­vert au Palais leur voca­tion quand ils étaient jeunes. Le Palais met à dis­po­si­tion de ses visi­teurs une soixan­taine de démons­tra­tions quo­ti­diennes, dans un large spectre de dis­ci­plines, démons­tra­tions dont l’accessibilité repose sur le pro­fes­sion­na­lisme de ses média­teurs scien­ti­fiques, né de leur authen­tique com­pa­gnon­nage, et sur leur pas­sion de « faire com­prendre ». Car c’est bien la spé­ci­fi­ci­té du Palais que de répondre à l’appétit de savoir de nos conci­toyens de tous âges, au moins aus­si légi­time que leurs inter­ro­ga­tions sur les retom­bées des décou­vertes scien­ti­fiques en matière de pro­grès éco­no­mique, social ou sani­taire, voire que leurs inquiétudes.

DES EFFORTS RÉCOMPENSÉS

Le sou­hait de com­prendre pour com­prendre demande, pour être exau­cé, à la fois un mini­mum de concen­tra­tion de la part des visi­teurs et un savoir-faire péda­go­gique très par­ti­cu­lier de la part des média­teurs. Pour expli­quer un phé­no­mène de manière acces­sible, il faut d’abord sus­ci­ter des inter­ro­ga­tions à son pro­pos, faire émettre par l’auditoire des hypo­thèses, les mettre en dis­cus­sion cri­tique, pro­gres­ser col­lec­ti­ve­ment vers une expli­ca­tion ration­nelle. Et, une fois l’auditoire éclai­ré, on peut mon­trer en quoi ce que l’on vient de com­prendre peut avoir des consé­quences inat­ten­dues, donc sus­ci­ter une relance de la curiosité.

Un bel exemple de cette nature est celui de la pous­sée d’Archimède ; une fois qu’on en a com­pris le prin­cipe, on peut en trans­po­ser les consé­quences à l’une des phases cru­ciales de l’Évolution : le pas­sage de la vie aqua­tique à la vie aérienne des espèces.

DES PERSPECTIVES NOUVELLES

Son inclu­sion admi­nis­tra­tive, en 2010, dans un éta­blis­se­ment com­mun avec la Cité des sciences et de l’industrie, Uni­vers­cience (voir page 31), avait sus­ci­té des inquié­tudes quant à la pré­ser­va­tion des spé­ci­fi­ci­tés du Palais. L’institution récente d’un « Comi­té d’orientation du Palais de la décou­verte », com­pre­nant de hautes per­son­na­li­tés scien­ti­fiques, contri­bue à les lever. On parle aus­si beau­coup de la créa­tion locale d’un futur « Palais des Arts et des Sciences ».

Si cette ins­ti­tu­tion se révé­lait res­pec­tueuse des par­ti­cu­la­ri­tés de ces deux formes de créa­ti­vi­té, elle per­met­trait sans doute d’élargir de façon fort inté­res­sante les repré­sen­ta­tions sociale et poli­tique de ce que nous appe­lons « la culture ».

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