Un diplôme pour la gloire ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Axel PAVILLET (69)

Suivons donc le par­cours d’un ingé­nieur fran­çais immi­grant ou expa­trié arri­vant au Qué­bec et sou­hai­tant y exer­cer offi­ciel­le­ment sa pro­fes­sion. En règle géné­rale, et à la sur­prise des Fran­çais, le Qué­bec ne recon­naît pas, en droit ou en fait, les diplômes fran­çais. En droit, c’é­tait le cas des diplômes des Grandes Écoles avant la signa­ture d’un accord en mai 2000. La situa­tion était alors la sui­vante, l’Ordre des ingé­nieurs du Qué­bec (OIQ), qui gère la pro­fes­sion, deman­dait un cur­ri­cu­lum vitae, une spé­cia­li­té et impo­sait un cer­tain nombre d’exa­mens tech­niques au can­di­dat. En plus de frais fixes (500 $), il y avait des frais par exa­men (150 $), ce qui en soi est déjà une inci­ta­tion à allon­ger la pro­cé­dure. Il fal­lait ensuite réus­sir un exa­men » pro­fes­sion­nel » sur les régle­men­ta­tions qué­bé­coises et l’é­thique de la pro­fes­sion, un exa­men de fran­çais si néces­saire puis effec­tuer, sous le titre d’in­gé­nieur sta­giaire, un an de stage quels que soient l’âge et l’ex­pé­rience pro­fes­sion­nelle. Les ingé­nieurs des grands pays anglo-saxons dont les diplômes étaient eux déjà recon­nus étaient dis­pen­sés des exa­mens techniques.

L’OIQ explique en effet que sa fonc­tion prin­ci­pale est d’as­su­rer la pro­tec­tion du public et que » sa pre­mière pré­oc­cu­pa­tion consiste à bien véri­fier la com­pé­tence des indi­vi­dus qui demandent à être admis dans ses rangs « . Cette véri­fi­ca­tion s’ap­plique donc à toutes les branches de la pro­fes­sion, le génie civil bien sûr, et elle incluait en 1998 les » spé­cia­li­tés » ges­tion de contrats et admi­nis­tra­tion générale !

Ne nous y trom­pons pas, l’exis­tence d’un ordre pro­fes­sion­nel n’empêche pas le Qué­bec d’a­voir des catas­trophes indus­trielles. Il suf­fit d’a­voir vécu au Qué­bec lors de la tem­pête de ver­glas de jan­vier 1998, pour se rendre compte des résul­tats d’une concep­tion défi­ciente des réseaux de dis­tri­bu­tion électrique.

Comme on va le voir, rien n’a vrai­ment chan­gé après mai 2000 et l’ac­cès à l’exer­cice de la pro­fes­sion d’in­gé­nieur est res­té dif­fi­cile au Qué­bec. En fait ce n’est pas un cas par­ti­cu­lier, l’ac­cès à toute pro­fes­sion est dif­fi­cile au Qué­bec. Donc, avant d’al­ler plus loin, il y a un para­doxe appa­rent qu’il faut expli­quer. On peut se deman­der pour­quoi le Qué­bec, un pays qui a tant besoin d’im­mi­grants, sur­tout fran­co­phones, et les recherche acti­ve­ment, fait tout pour leur rendre la vie dif­fi­cile (d’ailleurs une sta­tis­tique récente montre qu’a­près sept ans 50 % des immi­grants fran­çais sont déjà repar­tis). De fait le recours aux immi­grants est une néces­si­té éco­no­mique pour un pays trois fois plus grand que la France, n’ayant que 7,5 mil­lions d’ha­bi­tants et un taux de nata­li­té bien infé­rieur à deux.

Le pro­blème est que le Qué­bec sélec­tionne ses immi­grants et les choi­sit de pré­fé­rence édu­qués et avec un mini­mum de moyens finan­ciers. Les Qué­bé­cois, eux, veulent bien de l’argent des immi­grants mais bien sûr pas de la concur­rence que ces immi­grants leur créent. Toutes les pro­fes­sions sont donc orga­ni­sées pour faire face à cette concur­rence et c’est d’au­tant plus vrai pour une pro­fes­sion comme la pro­fes­sion d’in­gé­nieur qui n’a pas, et d’ailleurs n’a nulle part en Amé­rique du Nord, le pres­tige et le type de recru­te­ment qu’elle a en France. En France c’est l’in­verse, d’une part nous n’a­vons pas, pas encore en tout cas, recours à une immi­gra­tion orga­ni­sée et édu­quée et d’autre part les ingé­nieurs, vu leur recru­te­ment éli­tiste, n’ont jamais craint la concur­rence étran­gère. Com­plexe de supé­rio­ri­té ou péché d’or­gueil, il n’y a pas d’ordre des ingé­nieurs en France : à cause de la méthode de recru­te­ment jus­te­ment, seul le diplôme est protégé.

La vraie mis­sion de l’Ordre des ingé­nieurs du Qué­bec est donc de pro­té­ger les membres de l’Ordre, essen­tiel­le­ment les natifs, des immi­grants. En cela son rôle n’est pas dif­fé­rent d’un syn­di­cat pro­fes­sion­nel, si ce n’est que ses pou­voirs sont beau­coup plus éten­dus, même sur le vocabulaire.

La gram­maire qué­bé­coise dis­tingue trois types de noms, le nom com­mun, le nom propre et une nou­velle classe, le nom appro­prié au sens ancien du terme. C’est le cas du mot ingé­nieur dont l’u­sage exclu­sif a été concé­dé à l’OIQ. Son usage, dans un docu­ment écrit ou même dans un cour­riel, est sou­mis à pour­suite ; mieux, on peut être condam­né pour avoir été appe­lé ingé­nieur par un autre ! (arrêt Bou­let, Cour du Qué­bec, 25 juin 2003 et arrêt Bou­drias, Cour du Qué­bec, 9 sep­tembre 2003). Bien enten­du le terme » d’in­gé­nieur sys­tème » est hors la loi et dûment pour­sui­vi. L’OIQ attaque tous azi­muts, même Micro­soft n’y échappe pas avec ses ingé­nieurs certifiés.

En effet Micro­soft a été condam­né au Qué­bec pour l’u­sage du mot ingé­nieur. La res­pon­sable du Conseil cana­dien des ingé­nieurs (CCI) a décla­ré que c’é­tait une bonne chose de ne pas confondre les ingé­nieurs cana­diens dont la for­ma­tion pre­nait sept ans d’u­ni­ver­si­té avec un ingé­nieur cer­ti­fié Micro­soft (Mont­réal Gazette, 8 avril 2004). Bien enten­du per­sonne dans la pro­fes­sion ne s’y serait lais­sé prendre. Et pour­quoi sept ans pour un poly­tech­ni­cien qué­bé­cois contre six pour un fran­çais ? Pro­ba­ble­ment parce que l’o­ri­gine des temps est prise en classe de seconde ! Le mar­ke­ting est vrai­ment tout un art.

Le Cana­da, comme le savent les Ita­liens, est le pays du jam­bon de Parme. La loi cana­dienne inter­dit aux Ita­liens de vendre leur jam­bon de Parme au Cana­da, ce terme étant réser­vé à un pro­duit d’o­ri­gine cana­dienne. C’est l’u­sage de la loi contre le bon sens ! Il en est de même pour les ingé­nieurs, parce que l’OIQ décide qui peut uti­li­ser le nom, il n’est ni néces­saire ni sur­tout suf­fi­sant d’a­voir un diplôme : uti­li­ser une carte de visite avec un titre étran­ger recon­nu par le CCI, par exemple » Ingé­nieur diplô­mé de l’X » (où il faut bien sûr rem­pla­cer X par son école pré­fé­rée), vous expose à des pour­suites judi­ciaires coû­teuses aux résul­tats sans appel ; réus­sir, à l’u­sure, les exa­mens de l’Ordre sans aucun diplôme ne pose par contre aucun problème.

Dans ce cas, mieux vaut par contre être qué­bé­cois, car une anec­dote en dit long sur les exa­mens en ques­tion. L’un de mes amis, ingé­nieur d’o­ri­gine étran­gère, titu­laire d’un Ph. D., enseigne dans une uni­ver­si­té qué­bé­coise. Pour deve­nir ingé­nieur, au sens qué­bé­cois du terme, il a dû pas­ser les exa­mens de l’OIQ et a ini­tia­le­ment échoué à l’exa­men d’un des cours qu’il ensei­gnait. Bien sûr, l’OIQ a rapi­de­ment don­né satis­fac­tion à sa récla­ma­tion, mais cet inci­dent et le fait d’être juge et par­tie font pla­ner un doute sur le rôle que l’OIQ attri­bue à ces exa­mens : sélec­tion ou pro­tec­tion ? Il a fina­le­ment fal­lu près de dix ans à ce pro­fes­seur pour vali­der son diplôme.

La valeur du diplôme et sa recon­nais­sance font par­tie des clés du pro­blème. Après des années de refus la France a fini par s’a­li­gner sur le sys­tème anglo-saxon de licence, maî­trise, doc­to­rat (If you can’t beat them join them). Les diplômes d’in­gé­nieur valent main­te­nant un mas­ter ? En Europe peut-être, mais la loi n’est pas vrai­ment rétro­ac­tive, il fau­dra donc plus de trente ans, une géné­ra­tion pro­fes­sion­nelle, pour que tous les ingé­nieurs fran­çais en acti­vi­té aient un M. Sc. Il y a un autre pro­blème : d’une cer­taine manière nous nous sommes décer­né un titre de M. Sc. comme cer­tains chefs d’É­tat se nomment empe­reurs. Il n’y a pas eu de modi­fi­ca­tion majeure au sys­tème d’en­sei­gne­ment : quelle équi­va­lence allons-nous obte­nir outre-Atlan­tique ? En 1998, l’u­ni­ver­si­té anglo­phone de Concor­dia au Qué­bec, qui n’a pas dans le clas­se­ment des uni­ver­si­tés cana­diennes le même rang que l’X dans le clas­se­ment de nos grandes écoles, n’ac­cor­dait pour les diplômes de l’É­cole poly­tech­nique et de l’ENS­TA, soit six ans d’é­tudes supé­rieures (et quelles études !), que deux ans d’une licence de science. Pen­ser qu’elle va accor­der d’un coup l’é­qui­valent de cinq ans est pro­ba­ble­ment illu­soire. Aux USA les poly­tech­ni­ciens obtiennent rare­ment plus qu’une licence. Vrai­sem­bla­ble­ment, le diplôme ne sera recon­nu que sous condi­tion d’une ou deux années de pro­pé­deu­tique, ce qui revien­dra à ne pas le recon­naître. Au Qué­bec peut-être nous accor­de­ront-ils ce qu’ils appellent une maî­trise fran­çaise (il faut un DEA pour pré­tendre à l’é­qui­valent d’un M. Sc.).

La recon­nais­sance for­melle du diplôme passe donc pro­ba­ble­ment par un accord inter­na­tio­nal. Or, depuis mai 2000, les choses ont chan­gé, un arrê­té du ministre de l’É­du­ca­tion natio­nale recon­naît les diplômes d’in­gé­nieurs cana­diens. On pour­rait donc croire qu’une bar­rière s’est donc abais­sée puisque ce type d’ac­cord est sou­mis à réci­pro­ci­té. De fait il n’en est rien, on croit d’ailleurs rêver quand on lit sur l’ar­rê­té du 26 mai 2000 la réfé­rence à un accord de recon­nais­sance réci­proque sur l’exer­cice de la pro­fes­sion d’in­gé­nieur signé entre la Com­mis­sion des titres d’in­gé­nieur (CTI) et le CCI et son bureau d’ac­cré­di­ta­tion (BCAPI). Les Fran­çais qui ont négo­cié cet accord ignorent mani­fes­te­ment le sens du mot réciprocité.

À la Sor­bonne en novembre 2000, René-Paul Mar­tin de la CTI décla­rait : » On peut ajou­ter d’autres enjeux. Par exemple, com­bien de postes clés de déci­sion seront occu­pés par des ingé­nieurs à la fran­çaise par­mi les pre­miers groupes indus­triels dans le monde ? » puis » L’in­ter­na­tio­na­li­sa­tion des pro­fes­sions est deve­nue une réa­li­té. » On se demande alors com­ment après une telle ana­lyse il a pu cla­mer comme un suc­cès la signa­ture de cet accord avec le Cana­da sous le titre : La CTI cherche à faci­li­ter l’exer­cice du métier d’in­gé­nieur dans d’autres pays. (La phrase est sou­li­gnée dans le texte, mais celui-ci se trouve sur le site du CCI, pas sur celui du CTI :).

Les spé­cia­listes du com­merce inter­na­tio­nal savent com­bien les bar­rières non tari­faires sont un obs­tacle à la libre cir­cu­la­tion des biens et ser­vices. Ils savent aus­si que c’est un com­bat per­ma­nent ; sans vigi­lance, dès que l’une est déman­te­lée une autre appa­raît. De manière simi­laire, la non-recon­nais­sance des diplômes étran­gers et la sépa­ra­tion diplôme – droit d’exer­cer la pro­fes­sion peuvent être consi­dé­rées comme des bar­rières non tari­faires à la mobi­li­té pro­fes­sion­nelle inter­na­tio­nale. La pro­tec­tion de la pro­fes­sion d’in­gé­nieur au Cana­da et au Qué­bec passe donc par une mul­ti­pli­ca­tion des obs­tacles. Ain­si la signa­ture de l’ac­cord avec le Cana­da a déclen­ché presque simul­ta­né­ment la modi­fi­ca­tion de la loi du Qué­bec sur les ingé­nieurs pour limi­ter au maxi­mum l’ac­cès à l’Ordre des ingé­nieurs étran­gers et spé­cia­le­ment des ingé­nieurs for­més en France. Il ne s’a­git pas seule­ment de Fran­çais. Au Qué­bec, une majo­ri­té d’im­mi­grants fran­co­phones viennent main­te­nant d’A­frique du Nord et beau­coup d’entre eux sont for­més en France puisque le Qué­bec donne la prio­ri­té aux immi­grants diplô­més. Pour les autres ingé­nieurs étran­gers, la pro­tec­tion la plus effi­cace vient du très pra­tique exa­men de français.

L’une des modi­fi­ca­tions aux condi­tions vues plus haut a consis­té à chan­ger la déno­mi­na­tion d’ingé­nieur sta­giaire en ingé­nieur junior. Le chan­ge­ment est cos­mé­tique pour un jeune diplô­mé, il est moins inno­cent pour les ingé­nieurs étran­gers puisque cela revient à annu­ler leur expé­rience pro­fes­sion­nelle : après dix ans de métier peut-on encore être ingé­nieur junior ?

Une autre modi­fi­ca­tion concerne le délai de stage qui peut main­te­nant aller de un à trois ans. Le mini­mum pour un ingé­nieur étran­ger est d’un an car il lui faut tou­jours une année mini­male d’ex­pé­rience cana­dienne. Trois ans si l’in­gé­nieur étran­ger a obte­nu son diplôme depuis plus de cinq ans et n’est pas consi­dé­ré comme ayant exer­cé pen­dant cette période ; de plus dans ce cas il peut se voir impo­ser des exa­mens tech­niques même avec un diplôme recon­nu : c’est le cas d’un ingé­nieur qui aurait arrê­té d’exer­cer pour faire un doctorat.

Alors, est-ce un ren­for­ce­ment de la pro­tec­tion du public ? Pour en juger, notons que la règle ne s’ap­plique pas à une ingé­nieure qué­bé­coise qui aurait par contre pris cinq ans de congé pour éle­ver ses enfants et pris soin de dûment acquit­ter ses coti­sa­tions annuelles à l’Ordre. Donc même avec vingt ans d’ex­pé­rience, les ingé­nieurs fran­çais, for­més en cinq ans ou plus, doivent être mis sous tutelle par des ingé­nieurs locaux, for­més en quatre ans ou moins et pas néces­sai­re­ment plus expé­ri­men­tés. Les ingé­nieurs cana­diens d’Al­can ou de Bom­bar­dier n’ont, eux, comme seule contrainte à leur arri­vée en France que de faire impri­mer leur carte de visite… Bien sûr les ingé­nieurs de Péchi­ney, main­te­nant Alcan, sont les vain­cus de la guerre éco­no­mique, mais est-ce bien à la France de leur appli­quer le vae vic­tis ?

Dans le pré­am­bule de l’ac­cord cité plus haut, on lit : la mobi­li­té des ingé­nieurs diplô­més pro­fes­sion­nels entre les deux pays est d’un inté­rêt mutuel, et dans son pre­mier para­graphe : les diplô­més d’é­ta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment habi­li­tés par la CTI se voient recon­naître les mêmes condi­tions d’ad­mis­sion aux ordres pro­fes­sion­nels que les diplô­més d’u­ni­ver­si­tés recon­nues par le BCAPI, y incluant l’é­va­lua­tion des acquis et de l’ex­pé­rience condui­sant à l’ob­ten­tion du droit de pra­tique pro­fes­sion­nelle. Clai­re­ment le but atteint par les Qué­bé­cois a été d’ob­te­nir la mobi­li­té des ingé­nieurs qué­bé­cois vers la France, en évi­tant l’in­verse, et l’ac­cord signé ne vaut guère plus que le papier qui le supporte.

Il n’y a que très peu d’exemples d’ac­cords inter­na­tio­naux qui enté­rinent, sur­tout for­mel­le­ment, une non-réci­pro­ci­té entre la manière dont deux pays traitent mutuel­le­ment leurs res­sor­tis­sants. L’ac­cord sur les ingé­nieurs signé avec le Cana­da est de ceux-là. C’est une recon­nais­sance par la France, en fait et en droit, de l’in­suf­fi­sance de la for­ma­tion de cinq ans ou plus qu’elle donne à ses ingénieurs.

De fait on peut pen­ser, comme je l’ai enten­du dire par un res­pon­sable des Affaires étran­gères, un uni­ver­si­taire, que c’est très bien ain­si, la France sou­hai­tant plu­tôt atti­rer des ingé­nieurs étran­gers qu’ex­por­ter les siens. C’est une posi­tion à très courte vue si l’on veut vrai­ment que nos ingé­nieurs se retrouvent en fin de car­rière à des postes clés dans les grandes mul­ti­na­tio­nales. S’il y a plu­sieurs can­di­dats poten­tiels de valeurs à peu près équi­va­lentes, on sait bien qu’a­lors, dans ce type de déci­sion, tout compte. L’ap­par­te­nance à l’Ordre, le droit d’exer­cice de la pro­fes­sion, même si l’on ne s’en sert plus direc­te­ment au niveau de direc­tion, n’est sûre­ment pas négli­geable. Entre un Cana­dien qui aura le droit d’exer­cer en France et un Fran­çais qui aura, même à qua­rante-cinq ans, le titre d’in­gé­nieur junior au Cana­da on voit vers où pen­che­ra la balance.

De plus, le fait d’ap­par­te­nir à un ordre des ingé­nieurs est en soi un moyen inéga­lable d’in­té­gra­tion dans une socié­té étran­gère. C’est aus­si une source d’in­for­ma­tions éco­no­miques, tout à fait inté­res­sante pour un res­pon­sable d’en­tre­prise. Évi­dem­ment un ingé­nieur fran­çais dans un poste déci­sion­nel, même s’il n’a pas besoin de se faire recon­naître comme ingé­nieur pour exer­cer ses fonc­tions, serait en temps nor­mal inci­té à s’ins­crire à l’Ordre des ingé­nieurs. Au Qué­bec, il est dif­fi­cile pour un ingé­nieur expé­ri­men­té ayant des fonc­tions de direc­tion d’ac­cep­ter simul­ta­né­ment d’être un junior sous tutelle et donc, de bar­rière à l’emploi pour les immi­grants, les règles de l’OIQ sont aus­si des bar­rières à l’ef­fi­ca­ci­té pour les expa­triés. Le Conseil natio­nal des ingé­nieurs et scien­ti­fiques de France, qui est ce que nous avons de plus proche d’un ordre des ingé­nieurs, une ver­sion très light, sans sucre ni caféine, accepte les ingé­nieurs fran­çais titu­laires d’un diplôme recon­nu par la CTI et les titu­laires d’un diplôme étran­ger sans autre condi­tion. Certes, il y a aus­si une caté­go­rie ingé­nieur junior mais elle est pour les élèves-ingénieurs !

N’en déplaise aux Qué­bé­cois, l’ap­pli­ca­tion par le Qué­bec de l’ac­cord avec le Cana­da est un exemple presque cari­ca­tu­ral de la manière anglo-saxonne de res­pec­ter les accords de réci­pro­ci­té. La struc­ture giron­dine du pou­voir en Amé­rique du Nord et l’u­sage sys­té­ma­tique de la démul­ti­pli­ca­tion des auto­ri­tés entre orga­nismes natio­naux, ici le CCI et les ordres d’in­gé­nieurs pro­vin­ciaux, rendent tou­jours les négo­cia­tions déli­cates sur­tout si les négo­cia­teurs fran­çais ne com­prennent pas que leurs inter­lo­cu­teurs n’hé­sitent jamais à en user voire à en abu­ser. Cela doit donc nous ser­vir de guide pour les négo­cia­tions du même type comme celui de l’Ac­cord de Washington :
(http://www.washingtonaccord.org/).

Celui-ci est un accord de recon­nais­sance de diplômes à l’ex­clu­sion du droit d’exer­cice de la pro­fes­sion, la signa­ture d’un tel accord par la France nous pri­ve­rait à jamais de la pos­si­bi­li­té de négo­cier un droit d’exercer.

Ayant tra­vaillé en Argen­tine, pays où tout s’a­chète, même cer­tains diplômes d’in­gé­nieur, j’a­vais deman­dé à l’un de mes col­la­bo­ra­teurs pour­quoi l’Ordre des ingé­nieurs argen­tins n’ac­cep­tait pas les titres d’in­gé­nieurs fran­çais. Il me répon­dit avec un éclat de rire que, puisque eux pou­vaient tra­vailler en France sans dif­fi­cul­té, ils n’a­vaient aucune rai­son de nous l’ac­cor­der. Vu de cette manière, les Cana­diens peuvent évi­dem­ment cla­mer que l’ac­cord de mai 2000 ne leur apporte pas grand-chose puisque de toute façon ils avaient déjà le droit d’exer­cer en France, de fait ils ont gagné la pos­si­bi­li­té de rem­pla­cer le titre d’ingé­nieur de l’É­cole poly­tech­nique de Mont­réal par ingé­nieur diplô­mé de l’É­cole poly­tech­nique de Mont­réal. Ils ont sur­tout gagné la pos­si­bi­li­té de négo­cier dans des condi­tions beau­coup plus favo­rables une recon­nais­sance euro­péenne de leurs diplômes. L’ac­cord dit aus­si que chaque par­tie recon­naît la qua­li­té des ingé­nieurs for­més dans le cadre des pro­grammes habi­li­tés par la CTI et accré­di­tés par le BCAPI du CCI : ils pour­ront arguer que leur licence est recon­nue équi­va­lente à notre nou­veau M. Sc.

À l’in­verse au Cana­da, exploi­tant l’in­co­hé­rence de notre poli­tique, on pour­ra nous objec­ter que notre M. Sc. ne vaut qu’une licence ! La pre­mière chose à faire serait donc de dénon­cer l’ac­cord fran­co-cana­dien puis­qu’il n’ap­porte rien et puisque les Cana­diens du Qué­bec ne le res­pectent pas et en ont uni­la­té­ra­le­ment modi­fié les termes. Gageons que nos diplo­mates recu­le­ront à l’i­dée de faire de la peine aux Qué­bé­cois et d’ailleurs, il faut être vrai­ment naïf pour croire que les anciens élèves de l’E­NA qui peuplent le minis­tère des Affaires étran­gères, ou les uni­ver­si­taires qui sont au minis­tère de l’É­du­ca­tion natio­nale, deux minis­tères qui ont un pou­voir déci­sion­nel dans la signa­ture de ce type d’ac­cord, ont vrai­ment à cœur de se sou­cier du sort des anciens élèves des Grandes Écoles d’ingénieurs.

Au moins il ne fau­drait pas le renou­ve­ler, signé pour six ans en 1999, il suf­fi­rait de ne rien faire, une solu­tion pas­sive qui aurait sûre­ment plus de faveur dans les admi­nis­tra­tions. Elle aurait d’au­tant plus de chances d’être adop­tée que les asso­cia­tions d’an­ciens élèves vou­draient bien jouer un rôle de lob­by pour la pro­fes­sion, rôle que mani­fes­te­ment la Com­mis­sion du titre d’in­gé­nieur n’a pas ou mal joué.

Ce qui pré­cède montre que ce n’est pas suf­fi­sant ; pour négo­cier, il faut avoir quelque chose à offrir et si nous ne dis­so­cions pas recon­nais­sance du diplôme et exer­cice de la pro­fes­sion, nous n’au­rons jamais cette mon­naie d’é­change qui pour­rait faci­li­ter notre mobi­li­té professionnelle.

Nous pour­rions mettre en avant la sécu­ri­té du public : en France, un ingé­nieur de Péchi­ney qui com­met­trait une faute pro­fes­sion­nelle entraî­nant des bles­sures pas­se­ra au tri­bu­nal cor­rec­tion­nel. Une condam­na­tion pénale, même à une simple amende, lui inter­di­ra l’ac­cès en Amé­rique du Nord. Pour la même faute, un ingé­nieur qué­bé­cois de chez Alcan aurait, lui, un casier dis­ci­pli­naire et n’au­ra aucune dif­fi­cul­té à conti­nuer d’exer­cer en France… chez Péchi­ney ! L’exemple peut paraître tiré par les che­veux, mais n’ou­blions pas que si la situa­tion était inverse, les ingé­nieurs qué­bé­cois auraient déjà uti­li­sé l’ar­gu­ment pour deman­der et obte­nir une modi­fi­ca­tion des textes en leur faveur.

Sur­tout le pro­blème que pose aux ingé­nieurs fran­çais l’exis­tence d’un ordre des ingé­nieurs n’est pas spé­ci­fique au Qué­bec ; la créa­tion d’un ordre des ingé­nieurs aurait sans doute des relents pétai­nistes, mais clai­re­ment les Qué­bé­cois nous montrent la voie à suivre : ils ont entre­pris la modi­fi­ca­tion de leur loi sur les ingé­nieurs dès la signa­ture de l’ac­cord de 1999 pour rendre l’ac­cès à la pro­fes­sion plus dif­fi­cile. La loi sur les ingé­nieurs en France n’a pas subi de modi­fi­ca­tion majeure depuis 1934 ! Qui peut dire qu’elle reste adap­tée au monde actuel ?

Une solu­tion tout aus­si effi­cace et plus simple, sans incon­vé­nient au niveau euro­péen, serait une modi­fi­ca­tion de la loi de 1934. Celle-ci inter­di­rait l’exer­cice en France de la pro­fes­sion d’in­gé­nieur, par les diplô­més étran­gers et la men­tion même de leur diplôme, sauf s’il y a, soit accord de stricte réci­pro­ci­té soit trai­te­ment non dis­cri­mi­na­toire entre ingé­nieurs locaux et étran­gers. Il faut noter qu’ob­te­nir réci­pro­ci­té ou non-dis­cri­mi­na­tion sont deux objec­tifs de négo­cia­tion dif­fé­rents mais accep­tables. Cette inter­dic­tion serait, comme au Qué­bec, pro­tec­tion du public oblige, appli­cable à tous les domaines tech­niques, génie civil, mais aus­si logi­ciel et mana­ge­ment. Par contre, la mise sous tutelle d’un ingé­nieur étran­ger expé­ri­men­té par un ingé­nieur fran­çais est une solu­tion inef­fi­cace et ridi­cule. D’ailleurs, il ne faut pas s’y trom­per, le but n’est pas d’a­voir comme les Qué­bé­cois un outil juri­dique pro­tec­tion­niste contre les inva­sions bar­bares ; le but d’un tel amen­de­ment à la loi de 1934 est clai­re­ment de for­ger une arme offen­sive per­met­tant d’ob­te­nir pour les ingé­nieurs fran­çais une par­ti­ci­pa­tion à la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale avec des règles iden­tiques à celles qu’on applique aux autres ingénieurs.

Notons que les accords de doubles diplômes entre les écoles d’in­gé­nieurs fran­çaises et les uni­ver­si­tés qué­bé­coises sont aus­si des accords de dupes ; avec un diplôme fran­çais et qué­bé­cois, un Qué­bé­cois aura un accès direct à l’Eu­rope, un mar­ché de 300 mil­lions d’ha­bi­tants, un Fran­çais aura un docu­ment sans valeur et deux diplômes dont il n’au­ra pas le droit de faire état au Cana­da, au lieu d’un ! Le mar­ché cana­dien repré­sente, lui, 30 mil­lions d’ha­bi­tants ; dans ce cas un accord équi­li­bré ne serait pas néces­sai­re­ment un accord de réci­pro­ci­té si l’on tenait réel­le­ment compte de la valeur de ce que la recon­nais­sance du diplôme apporte à chaque par­tie comme mar­ché poten­tiel. Si dés­équi­libre il y avait, il devrait être en notre faveur, sûre­ment pas l’in­verse. Les écoles négo­cient sou­vent direc­te­ment ce type d’ac­cord parce que c’est bon pour leur mar­ke­ting, sans voir qu’elles ont une res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis de leurs élèves qui s’é­tend bien après la déli­vrance du diplôme. Sans sépa­ra­tion entre diplôme et droit d’exer­cice, l’in­ter­dic­tion de la déli­vrance de doubles diplômes avec les pays ayant un ordre pro­fes­sion­nel s’impose.

Alors quelle est la valeur juri­dique de nos diplômes ? À l’ex­pé­rience, ce qu’il en reste lorsque, trans­plan­tés à l’é­tran­ger, on leur enlève tout l’en­vi­ron­ne­ment cultu­rel et rela­tion­nel sur lequel nous nous repo­sons sans même nous en rendre compte, leur covo­lume, cova­leur si l’on veut, est pra­ti­que­ment nul. Un diplôme pour la gloire en somme. Quelles qu’en soient les rai­sons, la France a tort d’ou­vrir ses fron­tières aux ingé­nieurs étran­gers en dépré­ciant les siens. Quand on se com­pare à la moyenne des ingé­nieurs étran­gers, et nous avons tous l’oc­ca­sion d’en ren­con­trer beau­coup au cours d’une car­rière, on voit bien que tant le mode de sélec­tion que la for­ma­tion scien­ti­fique que nous avons reçue ne sont rien de moins qu’ex­cep­tion­nels. C’est une conso­la­tion, mais elle est bien maigre puisque si, comme les chas­seurs de têtes, on fait un paral­lèle entre ingé­nieur et pro­duit, on ne peut igno­rer que les cime­tières tech­no­lo­giques sont pleins de pro­duits tech­ni­que­ment supé­rieurs mais n’ayant jamais réus­si à domi­ner le mar­ché faute d’un sup­port juri­dique ou mar­ke­ting suffisant. 

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Pr S. FEYErépondre
24 mai 2013 à 10 h 48 min

uti­li­té des diplômes officiels

Il est clair que les diplômes offi­ciels sont deve­nus net­te­ment insuf­fi­sants, mais la ques­tion se pose éga­le­ment : vont-ils deve­nir inutiles ? Ma réponse est : » Pro­ba­ble­ment oui ! ». J’en ai fait l’ex­pé­rience en fon­dant il y a 20 ans SCHOLA NOVA, une école indé­pen­dante d’hu­ma­ni­tés gré­co-latines, qui a, pré­ci­sé­ment, refu­sé d’être recon­nue par l’É­tat pour pré­ser­ver la qua­li­té et la liber­té de ses programmes.


Si, au début, cela a limi­té for­te­ment le nombre d’ins­crip­tions (les parents crai­gnant pour le « diplôme » de leurs enfants), la répu­ta­tion de l’é­cole et les résul­tats à l’u­ni­ver­si­té sont tel­lemnt supé­rieurs, que non seule­ment les parents prennent « le risque » quand leurs enfants sont doués (ce qui fait une aug­men­ta­tion chez nous des bons élèves et une dis­pa­ri­tion (non vou­lue) des moins forts), mais même les uni­ver­si­tés accordent cer­tains pri­vi­lèges (dis­penses de cer­tains cours etc.) à ceux qui sortent de Scho­la Nova.


Donc, fina­le­ment, notre diplôme qui n’a offi­ciel­le­ment aucune valeur éta­tique, devient par le fait même un lais­ser-pas­ser presque par­tout, et la répu­ta­tion aug­mente d’an­née en année. J’en conclus que ce qui est vrai pour SCHOLA NOVA doit cer­tai­ne­ment le deve­nir pour d’autres… Sté­phane Feye Scho­la Nova – Huma­ni­tés Gré­co-Latines et Artistiques
http://www.scholanova.be 
http://www.concertschola.be&nbsp ;
http://www.liberte-scolaire.com/…/scho­la-nova

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