Un demi-siècle de construction navale

Dossier : Les métiers de la merMagazine N°644 Avril 2009

REPÈRES
La construc­tion navale, sou­vent consi­dé­rée comme stra­té­gique, a été l’objet dans la plu­part des pays, sauf la Grande-Bre­tagne, d’un sou­tien constant des pou­voirs publics essen­tiel­le­ment par des garan­ties de cré­dit pour cou­vrir une par­tie des risques inhé­rents aux contrats de construc­tion des grands navires payés, presque en tota­li­té, à la livraison.

La construc­tion navale, au moins pour la construc­tion des navires de charge, ceux trans­por­tant des mar­chan­dises, uti­lise beau­coup de main-d’œuvre pour un inves­tis­se­ment par emploi très infé­rieur aux indus­tries plus capi­ta­lis­tiques comme les indus­tries méca­niques. Cette acti­vi­té peut de plus être implan­tée dans n’im­porte quel pays mari­time, les arma­teurs pou­vant la plu­part du temps sans sur­coût prendre livrai­son de leur navire n’im­porte où dans le monde.

La tota­li­té des chan­tiers de grande construc­tion navale en France, à l’ex­cep­tion des Chan­tiers de l’At­lan­tique à Saint-Nazaire, a été rayée de la carte dans les années quatre-vingt. On peut ana­ly­ser, sur la base d’une expé­rience de près de qua­rante ans au chan­tier de Saint-Nazaire, pour­quoi ce der­nier bas­tion a pu fran­chir jus­qu’à nos jours le par­cours d’obs­tacles de la com­pé­ti­tion internationale.

Les trois piliers : inves­tis­se­ment, orga­ni­sa­tion et poli­tique sociale

Les résul­tats de la socié­té action­naire d’un chan­tier dépendent évi­dem­ment d’autres para­mètres que la seule per­for­mance du site de construc­tion. Cela dit, comme dans la plu­part des autres acti­vi­tés indus­trielles, la per­for­mance d’un chan­tier de construc­tion navale repose sur trois piliers : l’in­ves­tis­se­ment, l’or­ga­ni­sa­tion et la poli­tique sociale.

L’investissement

C’est à Pierre Loygue (34) que l’on doit la déci­sion de recons­truc­tion et moder­ni­sa­tion des infra­struc­tures et moyens de pro­duc­tion du chan­tier dans les années soixante.

À cette époque, les chan­tiers japo­nais avaient construit plu­sieurs gigan­tesques chan­tiers modernes qui pul­vé­ri­saient les per­for­mances de leurs concur­rents euro­péens en uti­li­sant les tech­niques de construc­tion en blocs pré­fa­bri­qués assem­blés sous un por­tique dans une grande forme de construc­tion. Une mis­sion d’une ving­taine d’in­gé­nieurs du chan­tier avait été orga­ni­sée pour s’im­pré­gner de leur technique.

À par­tir de ces consta­ta­tions, les grands tra­vaux de trans­for­ma­tion du chan­tier ont été réa­li­sés entre 1962 et 1968 pour en faire un chan­tier moderne dis­po­sant de grands ate­liers de pré­fa­bri­ca­tion, d’une forme de construc­tion de neuf cents mètres équi­pée d’un por­tique de 750 tonnes de capa­ci­té de levage et d’un grand bas­sin d’armement.

Les arma­teurs peuvent prendre livrai­son de leur navire n’importe où dans le monde

À par­tir de cette date et pour dix ans, le chan­tier s’est spé­cia­li­sé dans la construc­tion des grands navires, prin­ci­pa­le­ment pétro­liers et métha­niers qui sont sor­tis du chan­tier à la cadence d’un navire toutes les six semaines, ce qui a fait la for­tune du chan­tier dans cette période et a per­mis son regrou­pe­ment avec Alsthom en 1976. Ces ins­tal­la­tions n’ont été que peu com­plé­tées depuis pour les adap­ter à la taille crois­sante des navires et au volume de production.

C’est à cette même époque que le nombre d’in­gé­nieurs a été consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té pour dis­po­ser de bureaux d’é­tudes et d’une capa­ci­té de recherche suf­fi­sante, en par­ti­cu­lier dans le domaine du cal­cul et de l’ar­chi­tec­ture navale.

L’organisation

Un fac­teur trois
La pré­fa­bri­ca­tion et le mon­tage des équi­pe­ments le plus en amont pos­sible dans le pro­ces­sus de construc­tion du navire ont per­mis de divi­ser par un fac­teur trois les heures et les délais de construction.

Les évo­lu­tions prin­ci­pales des méthodes de construc­tion des navires ont été le déve­lop­pe­ment de la pré­fa­bri­ca­tion et du pré­ar­me­ment. L’i­dée consiste à intro­duire le plus tôt pos­sible, en ate­lier ou sur des blocs pré­fa­bri­qués, le maxi­mum d’é­qui­pe­ments habillant la coque métal­lique. Cela per­met des pro­grès impor­tants de pro­duc­ti­vi­té dus à l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de tra­vail et une réduc­tion consi­dé­rable des délais de construc­tion. L’exemple sui­vant illustre cette évo­lu­tion : le paque­bot France livré en 1961 a été construit en soixante et un mois avant la moder­ni­sa­tion du chan­tier. Vingt-cinq ans plus tard, le paque­bot Sove­rei­gn of the Seas de taille com­pa­rable l’é­tait en vingt-sept mois.

Ces évo­lu­tions ont évi­dem­ment conduit à une décom­po­si­tion des tâches et des appro­vi­sion­ne­ments beau­coup plus fine et donc à une com­plexi­té crois­sante de l’or­don­nan­ce­ment des tâches, des études, de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment des maté­riels et équi­pe­ments, des tra­vaux sous-trai­tés à des entre­prises spé­cia­li­sées, jus­qu’aux essais et la livrai­son du navire. Cela n’a été ren­du pos­sible que grâce à des inves­tis­se­ments impor­tants en infor­ma­tique pour assu­rer la cohé­rence de l’ensemble.

Il est cer­tain que la construc­tion d’un paque­bot en vingt-sept mois, de la com­mande à la livrai­son clés en main, navire qui incor­pore la tota­li­té des tech­no­lo­gies modernes, sup­pose une orga­ni­sa­tion des tâches que peu de domaines d’ac­ti­vi­té ont à résoudre.

Les trois pouvoirs
La per­for­mance d’une uni­té de pro­duc­tion tient au bon équi­libre entre le pou­voir de la direc­tion, le pou­voir de l’en­ca­dre­ment inter­mé­diaire et le pou­voir des syndicats.
La base de l’autorité
L’in­for­ma­tion est la base de l’au­to­ri­té : le chef est celui qui sait et qui informe.

La politique sociale

Au début des années soixante, Saint-Nazaire était le théâtre de luttes sociales sévères qui se renou­ve­laient tous les ans à l’oc­ca­sion de négo­cia­tions sala­riales. Les dis­cus­sions étaient d’au­tant plus dures que leur résul­tat ser­vait de réfé­rence à toute la métal­lur­gie régionale.

Préfabrication et montageCes négo­cia­tions se dérou­laient au siège de la direc­tion géné­rale rue Auber à Paris. Elles s’ac­com­pa­gnaient de démons­tra­tions de force à Saint-Nazaire, grèves géné­rales ponc­tuées par l’in­va­sion des bureaux, des ate­liers et par­fois des navires en construc­tion, et se pour­sui­vaient par un arrêt de l’ac­ti­vi­té pen­dant deux à trois semaines sur déci­sion de la direc­tion au vu des affron­te­ments et des risques sur la sécu­ri­té des per­sonnes et des installations.

L’en­ca­dre­ment vivait ces évé­ne­ments très dif­fi­ci­le­ment, non pas tant pour les agres­sions la plu­part du temps ver­bales dont il était l’ob­jet, mais en rai­son d’une absence totale d’in­for­ma­tion et d’im­pli­ca­tion dans l’é­vo­lu­tion du conflit. Les infor­ma­tions ne nous par­ve­naient que par les tracts syn­di­caux régu­liè­re­ment dis­tri­bués aux portes de l’entreprise.

Dans ce contexte les efforts de pro­duc­ti­vi­té néces­saires se per­daient dans un cli­mat per­ma­nent de lutte de classes.

Cette situa­tion tra­dui­sait clai­re­ment que les trois pou­voirs sur le per­son­nel, qui coexistent aujourd’­hui dans la plu­part des acti­vi­tés à savoir la direc­tion, l’en­ca­dre­ment et les syn­di­cats, étaient tota­le­ment dés­équi­li­brés au pro­fit des syn­di­cats, rédui­sant le rôle de l’en­ca­dre­ment au domaine uni­que­ment technique.

À par­tir de 1980, la déci­sion fut prise de lan­cer un grand pro­gramme de per­fec­tion­ne­ment de tout l’en­ca­dre­ment à son rôle social.

Portiques

Il appa­rut rapi­de­ment que l’une des bases de l’au­to­ri­té tenait à la qua­li­té de l’in­for­ma­tion et l’u­ti­li­sa­tion qu’en fait chaque membre de l’en­ca­dre­ment vers ceux dont il a la charge.

À par­tir de ce constat, une orga­ni­sa­tion très contrai­gnante a été mise en place. Elle consis­tait à impo­ser à tous les membres de l’en­ca­dre­ment la tenue d’une réunion, chaque mer­cre­di matin, avec les per­sonnes direc­te­ment pla­cées sous leur auto­ri­té. La pre­mière réunion était celle du comi­té de direc­tion qui éta­blis­sait la liste de toutes les infor­ma­tions de nature à inté­res­ser le per­son­nel, ain­si l’en­semble du per­son­nel de l’en­tre­prise rece­vait, de son res­pon­sable direct, tous les mer­cre­dis avant 12 h 30 les mêmes infor­ma­tions sur la vie de l’en­tre­prise. Cette pro­cé­dure, qui a été dénom­mée » La messe du mer­cre­di « , s’est main­te­nue sans inter­rup­tion pen­dant quinze ans car elle a été rapi­de­ment reven­di­quée à tous les niveaux de l’entreprise.

Simul­ta­né­ment des ini­tia­tives ont été prises pour don­ner au per­son­nel des moyens d’ac­tion sur l’or­ga­ni­sa­tion et les méthodes de tra­vail en met­tant en place des groupes de dis­cus­sion qui per­met­taient aux volon­taires d’une même équipe de tra­vail de pro­po­ser des modi­fi­ca­tions d’or­ga­ni­sa­tion, des inves­tis­se­ments en outillage ou autres mesures per­met­tant d’a­mé­lio­rer leurs per­for­mances et leurs condi­tions de travail.

Dans le même esprit, la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per aux essais à la mer et de visi­ter les navires en achè­ve­ment avec les familles a été régu­liè­re­ment organisée.

Cette poli­tique nou­velle accom­pa­gnée d’une décen­tra­li­sa­tion de pou­voirs réels de déci­sion dans le domaine social, en par­ti­cu­lier la pra­tique des entre­tiens indi­vi­duels annuels avec leur impact sur la ges­tion des salaires et des car­rières, a redon­né à l’en­ca­dre­ment une auto­ri­té per­met­tant à l’en­tre­prise d’ac­cé­lé­rer les évo­lu­tions indispensables.

Cette expé­rience montre qu’il est pos­sible de modi­fier l’é­qui­libre des pou­voirs à l’in­té­rieur d’une entre­prise, même dans une grande struc­ture, à condi­tion de mettre en oeuvre une poli­tique sociale cohé­rente en com­men­çant par l’in­for­ma­tion interne et la res­pon­sa­bi­li­sa­tion de l’en­ca­dre­ment inter­mé­diaire. Elle néces­site aus­si un contre-pou­voir pour évi­ter les dérives car, comme le dit Mon­tes­quieu : » C’est une véri­té éter­nelle que tout homme qui a du pou­voir est por­té à en abu­ser. » Il faut donc paral­lè­le­ment per­mettre aux syn­di­cats de débattre avec la direc­tion de toutes ques­tions tou­chant aux inté­rêts col­lec­tifs des salariés.

La fierté des acteurs

La flexi­bi­li­té
L’a­dap­ta­tion rapide aux nou­veaux mar­chés sup­pose une flexi­bi­li­té qui ne s’ob­tient que par une délé­ga­tion effec­tive des pou­voirs à tous les niveaux et dans tous les domaines.

Dans la com­pé­ti­tion mon­diale qui s’est éten­due à toutes les acti­vi­tés, qu’elles soient pro­duc­tives de biens ou de ser­vices, une condi­tion essen­tielle de la réus­site, sinon la prin­ci­pale, tient au bon équi­libre des pou­voirs à l’in­té­rieur de l’en­tre­prise. Per­sonne ne conteste la néces­si­té de syn­di­cats puis­sants pour exer­cer le contre-pou­voir indis­pen­sable à la défense des inté­rêts des sala­riés mais les syn­di­cats n’ont pas pour rôle de diri­ger l’en­tre­prise. Une entre­prise se dirige avec une direc­tion et une hié­rar­chie res­pon­sables. Les grands chan­tiers navals du sud de la France se sont écrou­lés du fait de l’hy­per­tro­phie du pou­voir syndical.

Il est pos­sible de modi­fier l’équilibre des pou­voirs à l’intérieur d’une entreprise

Le sec­teur public, qui a don­né, pour des rai­sons essen­tiel­le­ment poli­tiques, une place trop impor­tante aux syn­di­cats dans les organes de direc­tion au détri­ment du rôle de la hié­rar­chie, se révèle en grande dif­fi­cul­té pour s’a­dap­ter suf­fi­sam­ment vite aux évo­lu­tions néces­saires. L’É­du­ca­tion natio­nale en est mal­heu­reu­se­ment la meilleure illustration.

Rien n’est jamais défi­ni­ti­ve­ment acquis, sur­tout à notre époque, il n’est donc pas du tout cer­tain que les Chan­tiers de l’At­lan­tique, aujourd’­hui STX France Cruise SA, sur­montent les crises qui ne man­que­ront pas de sur­gir dans l’a­ve­nir. Il faut espé­rer que la fier­té des acteurs qui vivent cette épo­pée les aide­ra à la pour­suivre aus­si long­temps qu’ils en auront la volonté.

Le mar­ché des croisières
Les Chan­tiers de l’At­lan­tique, mal­gré les trans­for­ma­tions décrites ci-des­sus, n’au­raient pas tra­ver­sé le ving­tième siècle si des pré­si­dents comme René Regard (38), et sur­tout Alain Grill (51), avec le sou­tien de Jean-Pierre Des­georges (51), pré­sident d’Al­sthom, n’a­vaient pas eu la vision pré­mo­ni­toire de sai­sir dès son émer­gence le mar­ché des paque­bots de croi­sière qui depuis vingt ans se déve­loppe régu­liè­re­ment au rythme de 7 % par an. C’est en 1985 qu’A­lain Grill signait la com­mande du Sove­rei­gn of the Seas, pre­mier paque­bot de croi­sière de nou­velle géné­ra­tion qui fut livré vingt-sept mois plus tard à son arma­teur Royal Carib­bean Cruise Line au prix d’une recon­ver­sion com­plète de l’en­tre­prise. Ce mar­ché, qui ne repré­sente que quelques pour cent de la construc­tion navale mon­diale, est le seul que les chan­tiers euro­péens ont réus­si jus­qu’à pré­sent à conser­ver car il sup­pose une flexi­bi­li­té et une auto­no­mie de déci­sion à tous les niveaux, qui demeurent un point fort de notre héri­tage cultu­rel. Les chan­tiers de Saint-Nazaire ont su en vingt ans se posi­tion­ner comme un des lea­ders dans ce sec­teur de haute technologie.

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