Torrents de printemps

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°564 Avril 2001Rédacteur : Jean SALMONA (56)

C’est dimanche. Sur votre ter­rasse, une brise de prin­temps déjà tiède ploie dou­ce­ment les têtes fleu­ries des papy­rus et caresse les jeunes pousses vertes des roma­rins. Demain lun­di com­mence une semaine de tra­vail dense et ses négo­cia­tions dif­fi­ciles dont le stress pré­ten­du­ment redou­té vous excite déjà en réa­li­té. Mais cette pers­pec­tive vous appa­raît comme loin­taine et presque déri­soire, devant le plai­sir atten­du de quelques musiques dont la plu­part vous étaient encore incon­nues il y a peu, et que recèlent en leurs flancs minces les quelques disques qui jonchent votre table.

Zemlinsky et Prokofiev – Deux opéras

On peut se faire une idée de l’extraordinaire bouillon­ne­ment intel­lec­tuel à Vienne au début du XXe siècle en lisant Ste­fan Zweig (Le Monde d’hier) ou Elias Canet­ti (La langue retrou­vée). La Vienne mul­ti­cul­tu­relle où se côtoient Klimt, Mah­ler, Freud, Schnitz­ler est le para­digme d’une Europe idéale qui dis­pa­raî­tra bien­tôt à jamais, empor­tée par l’apocalypse de la Pre­mière Guerre mondiale.

Les chefs‑d’œuvre y foi­sonnent et sont remi­sés par­fois dans un tiroir au pro­fit de l’œuvre sui­vante avant même d’avoir été créés. Ain­si de l’opéra Der Traumgörge (Görge le Rêveur), qui devra attendre 1980 pour être créé (à Nurem­berg), que com­pose en 1903–1907 Alexan­der von Zem­lins­ky, et que viennent d’enregistrer, diri­gés par James Conlon, le Gür­ze­nich-Orches­ter Köl­ner Phil­har­mo­ni­ker et une pléiade de solistes par­mi les­quels David Kue­bler, Patri­cia Racette, Susan Antho­ny, Iride Mar­ti­nez, Andreas Schmidt1.

Œuvre tonale sub­tile aux har­mo­nies com­plexes et à l’orchestration raf­fi­née, sans airs, oni­rique, dont la musique a pour ambi­tion de “ col­ler ” aux émo­tions des per­son­nages, eux-mêmes à la psy­cho­lo­gie tour­men­tée : on pense, bien sûr, à Pel­léas, com­po­sé dix ans aupa­ra­vant ; mais Görge est moins aus­tère, plus sédui­sant, avec des lignes mélo­diques proches de la musique de Mah­ler plus que de celle de Strauss. C’est très beau, aus­si raf­fi­né et plus intel­li­gent que Strauss. Conlon dirige avec beau­coup de clar­té. À décou­vrir absolument.

Com­po­sé à la veille de la révo­lu­tion d’octobre, Le Joueur de Pro­ko­fiev, d’après le roman de Dos­toïevs­ki, n’était pas dans la ligne du par­ti et ne fut créé en Union sovié­tique qu’en 1963. Alors que l’opéra de Zem­lins­ky est tout de mesure et d’équilibre, Le Joueur est une œuvre enfié­vrée et exces­sive, avec pas moins de 31 solistes et un orchestre consi­dé­rable – Dos­toïevs­ki n’en méri­tait pas moins. La musique est très proche du texte, expres­sion­niste, et évoque irré­sis­ti­ble­ment Woz­zeck d’Alban Berg. L’enregistrement récent par les solistes, le chœur et l’orchestre du Kirov (aujourd’hui le Marins­ky) diri­gés par Vale­ry Guer­giev est superbe2.

Ceux qui ont eu la chance de voir Guer­giev diri­ger au Marins­ky, à Saint-Péters­bourg, ont décou­vert une sorte de Bern­stein russe, extra­ver­ti, qui maî­trise avec pas­sion un orchestre de pre­mier plan, sans doute le meilleur de Rus­sie aujourd’hui, avec des cuivres fabu­leux. Si vous aimez Woz­zeck et Lulu, cou­rez écou­ter Le Joueur : vous décou­vri­rez une musique beau­coup plus sub­tile et ori­gi­nale que celle des bal­lets que vous connais­sez, Roméo et Juliette, l’Amour des trois oranges, ou encore, pour les afi­cio­na­dos d’Eisenstein, Alexandre Nevs­ki.

Mahler, Chostakovitch, Schoenberg –
Trois symphonies, presque quatre

La 2e sym­pho­nie de Mah­ler – Résur­rec­tion – est un de ces monu­ments de la musique que tout mélo­mane connaît bien aujourd’hui, alors qu’elle était encore peu jouée, et redou­tée, il y a trente ans. Peut-être la plus ambi­tieuse des sym­pho­nies de Mah­ler par ses conno­ta­tions méta­phy­siques – Mah­ler y aborde expli­ci­te­ment le grand pro­blème de la Vie et de la Mort avec l’emphase qui le carac­té­rise – elle est gran­diose aus­si par son orches­tra­tion (un effec­tif consi­dé­rable, dont 10 cors, 8 trom­pettes, 4 trom­bones, 2 harpes, un orgue).

Mal­gré ces excès, ou peu­têtre grâce à eux, c’est une œuvre magni­fique, du même niveau que la 9e de Bee­tho­ven, à laquelle on peut secrè­te­ment la pré­fé­rer. L’interprétation qu’en donne Sei­ji Oza­wa à la tête de l’Orchestre Sai­to Kinen de Tokyo, avec Natha­lie Stutz­mann, est très clas­sique, et même bee­tho­vé­nienne, aux anti­podes des envo­lées de Bern­stein3. Pour ceux qui aiment la mesure et l’équilibre, même dans Mahler.

Les sym­pho­nies 2 (Octobre) et 3 (Le 1er Mai) sont par­mi les moins connues de Chos­ta­ko­vitch, et il est bon que Neeme Jär­vi les res­sus­cite, à la tête de l’Orchestre et du Chœur Sym­pho­niques de Göte­borg4. Com­mandes très offi­cielles du gou­ver­ne­ment, elles furent par la suite désa­vouées par Chos­ta­ko­vitch. On voit mal pour­quoi : la musique est du meilleur Chos­ta­ko­vitch, avec le mélange habi­tuel de gran­diose et de bur­lesque, avec des thèmes qui prennent à la gorge, une orches­tra­tion d’une extrême richesse, une archi­tec­ture irréprochable.

Alors ? Reste l’argument, de toute évi­dence pro­pa­gan­diste. On veut voir aujourd’hui dans Chos­ta­ko­vitch un créa­teur qui souf­frait en silence de devoir se plier aux contraintes inac­cep­tables de la culture d’État, et qui aurait adop­té par réac­tion le mode par­fois bur­lesque, voire sar­cas­tique, pour bro­car­der les auto­ri­tés. Certes. Mais la réa­li­té est sans doute plus simple : dans le sys­tème, il n’y avait guère le choix qu’entre plier, s’enfuir si l’on le pou­vait, ou ris­quer le Gou­lag. Comme l’immense majo­ri­té des artistes demeu­rés en France sous Vichy, à moins d’être un héros, il fal­lait bien… com­po­ser. En réa­li­té, sans les contraintes du régime, Chos­ta­ko­vitch n’aurait peut-être pas écrit une musique aus­si forte : la liber­té abso­lue ne vaut rien aux créateurs.

Schoen­berg est un de ceux, nom­breux, qui se sont lais­sé séduire par le poème de Mae­ter­linck Pel­léas et Méli­sande. Le sym­bo­lisme et la psy­cha­na­lyse nais­sante fai­saient bon ménage. Encore incon­nu, Schoen­berg écrit non un opé­ra ou une musique de scène mais une sym­pho­nie en quatre mou­ve­ments, la der­nière de ses œuvres tonales, qu’il dénomme modes­te­ment Pel­léas et Méli­sande, poème sym­pho­nique. Une musique intense, très fouillée, une des œuvres les plus fortes – et les plus belles – de la musique du début du siècle, que dirige remar­qua­ble­ment Chris­tian Thie­le­mann à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Ber­lin5. Sur le même disque, Sieg­fried-Idyll, l’œuvre exquise, aérienne, de Wag­ner, à des années-lumière des outrances du Ring.

Henze, Schubert

Les Six Chants de l’Arabe sont une œuvre toute récente (1999) de Wer­ner Henze, écrite pré­ci­sé­ment pour Ian Bos­tridge, l’extraordinaire ténor anglais, qui l’interprète sur un récent disque d’EMI6. Henze a écrit lui-même les textes. Il en résulte une œuvre étrange, très dif­fi­cile, mais qui mérite l’effort d’écoute. Henze, com­po­si­teur aty­pique, a goû­té de tout, de la musique sérielle au néo­clas­si­cisme. Ici, chaque mesure est sup­po­sée être la tra­duc­tion de ce qu’expriment les mots du texte qui la sous-tendent (alors que, dans un lied clas­sique, la musique dans son ensemble crée une atmo­sphère cohé­rente avec celle du texte). Sur le même disque, une autre œuvre de Henze, Trois Mélo­dies d’après Auden. Bos­tridge est accom­pa­gné par Julius Drake.

Et pour ter­mi­ner, l’ineffable : quatre Sonates de Schu­bert par Alfred Bren­del7. Il s’agit des Sonates en sol majeur, si majeur, la majeur, si bémol majeur. Nul aujourd’hui ne sait, comme Bren­del, jouer Schu­bert à la fois avec ce déta­che­ment serein, mélan­co­lique mais non déses­pé­ré, qui parle si bien de la vie qui s’écoule, du temps qui passe, sans dimen­sion méta­phy­sique, sans sen­ti­men­ta­lisme ni miè­vre­rie non plus.

Aucun des Roman­tiques ne nous place aus­si bien face à notre “ petit tas de secrets ”, selon le mot de Mal­raux – ni Cho­pin, encore moins Bee­tho­ven, ni même Brahms ou Schu­mann – avec une telle sim­pli­ci­té, une telle absence de recherche for­melle, et nous pro­cure en même temps un tel plai­sir d’écoute. Il n’y a plus que nous, nous et la petite musique de l’âme, et Bren­del est, entre les deux, le modeste et mer­veilleux intercesseur.

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1. 2 CD EMI 5 57087 2
2. 2 CD PHILIPS 28945 45592
3. 2 CD SONY CB 802
4. 2 CD DGG 469 525–2
5. 1 CD DGG 469 008–2
6. 1 CD EMI 5 57112 2.

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