Teneur en plomb de l’eau de boisson

Dossier : Environnement et santé publiqueMagazine N°546 Juin/Juillet 1999
Par Philippe HARTEMANN

Monsieur le Professeur, vous avez participé aux travaux européens préalables à l’établissement de la nouvelle directive relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, qui vient d’être publiée. Pouvez-vous nous faire part de vos réflexions au sujet des dispositions concernant la teneur en plomb de l’eau de boisson ?

Monsieur le Professeur, vous avez participé aux travaux européens préalables à l’établissement de la nouvelle directive relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, qui vient d’être publiée. Pouvez-vous nous faire part de vos réflexions au sujet des dispositions concernant la teneur en plomb de l’eau de boisson ?

Pro­fes­seur Har­te­mann : Cette direc­tive fixe à 10 µg par litre la concen­tra­tion maxi­male admis­sible, au lieu de 50 µg/l actuel­le­ment, à une échéance de quinze ans, avec un objec­tif inter­mé­diaire de 25 µg/l à atteindre dans deux ans.

Si une teneur de 25 µg/l est rela­ti­ve­ment facile à obte­nir par cor­rec­tion des eaux agres­sives, il n’en est pas de même pour la teneur maxi­mum de 10 µg/l qui néces­si­te­ra la sup­pres­sion de tout contact de l’eau avec le plomb à l’a­mont des robi­nets de pui­sage. Pour beau­coup d’im­meubles, il fau­dra non seule­ment chan­ger les cana­li­sa­tions de bran­che­ments, mais aus­si les ins­tal­la­tions de dis­tri­bu­tion inté­rieures, y com­pris dans les cas où il ne s’a­git que d’un contact avec des sou­dures conte­nant du plomb et une robi­net­te­rie en lai­ton, qui, comme on l’i­gnore sou­vent, contient aus­si du plomb.

Les inves­tis­se­ments à consen­tir ont été éva­lués pour la France à quelque 40 mil­liards de francs pour la pre­mière phase et une cen­taine pour la seconde. Même si ces éva­lua­tions sont exces­sives, les consé­quences sont donc consi­dé­rables, ce qui pose la ques­tion du choix des prio­ri­tés de san­té publique.

Diriez-vous que l’intoxication de la population par le plomb dans l’eau de boisson est une question secondaire ?

Pro­fes­seur Har­te­mann : Certes non ! J’ai pu en consta­ter les consé­quences dans les Vosges et tous les méde­cins com­pé­tents sont d’ac­cord sur la gra­vi­té des effets de l’in­ges­tion de plomb, notam­ment pour les jeunes enfants.

Même aux faibles doses ?

Pro­fes­seur Har­te­mann : Bien que cer­taines études fassent état de risques de can­cers, on admet que le plomb a un effet déter­mi­niste avec une rela­tion dose-effet mais il n’est pas clai­re­ment éta­bli si celle-ci com­porte un seuil avec absence d’ef­fet néfaste. Les études récentes montrent pour les jeunes enfants des effets neu­ro­toxiques avec en par­ti­cu­lier une baisse sen­sible du QI de 2 à 3 points sur 100 lorsque le taux de plomb dans le sang, la plom­bé­mie, aug­mente de 100 µg/litre. On a donc pro­gres­si­ve­ment dimi­nué la valeur du seuil, jus­qu’à contes­ter son existence.

Pour pro­té­ger cette caté­go­rie de popu­la­tion, on est conduit à s’ef­for­cer de limi­ter les apports aux quan­ti­tés nor­ma­le­ment éli­mi­nées, donc en des­sous d’un niveau qui n’en­traîne aucune aug­men­ta­tion de la plom­bé­mie, alors qu’il y a quelques années on admet­tait comme sans effet des plom­bé­mies de l’ordre de 100 à 200µg/l.

Mais la plombémie est-elle un bon indicateur ?

Même en fai­sant abs­trac­tion des intoxi­ca­tions aiguës et des effets du satur­nisme chro­nique avec taux éle­vé de plom­bé­mie, il est incon­tes­table que l’in­toxi­ca­tion aux faibles doses pose un pro­blème grave de san­té publique, compte tenu des résul­tats épi­dé­mio­lo­giques évo­qués précédemment.

Pro­fes­seur Har­te­mann : Il n’y a guère que 1 à 2 % du plomb dans le sang, 5 à 10 % dans les tis­sus et plus de 90 % se fixent dans les os. Mais à l’é­tat d’é­qui­libre la plom­bé­mie est assez un bon indi­ca­teur. Il ne faut pas oublier cepen­dant que le plomb fixé dans les os peut être remo­bi­li­sé ce qui explique l’ap­pa­ri­tion de patho­lo­gies chez les per­sonnes âgées.

Les études INSERM-Réseau natio­nal de san­té publique (1997) montrent qu’en France envi­ron 85 000 enfants de 1 à 6 ans ont une plom­bé­mie supé­rieure à 100 µg/l et 8 000 supé­rieure à 250 µg/l.

Quel est donc le niveau des apports de plomb que l’on peut considérer comme inoffensif ?

Pro­fes­seur Har­te­mann : Il dépend essen­tiel­le­ment du poids de la per­sonne concer­née. Les comi­tés d’ex­perts de l’OMS ont déduit, sur la base d’é­tudes anté­rieures, qu’il n’y avait aucune aug­men­ta­tion de la plom­bé­mie pour des apports jour­na­liers par l’a­li­men­ta­tion ne dépas­sant pas 3 à 4 µg/kg/jour, un effet incons­tant vers 5 et une aug­men­ta­tion constante au-delà de 8 à 9. Ils ont pro­po­sé de limi­ter les apports à 3,5 µg/kg/jour, soit à une quan­ti­té heb­do­ma­daire, période plus per­ti­nente, de 25 µg/kg. C’est une posi­tion très prudente.

Et d’une séduisante simplicité !

Pro­fes­seur Har­te­mann : oteur ou intel­lec­tuel, dimi­nu­tion du QI. D’autre part, le coef­fi­cient d’ab­sorp­tion diges­tive du plomb est de l’ordre de 50 % pour des enfants de un an, puis dimi­nue jus­qu’à un niveau de l’ordre de 10 % pour des adultes.

Dans ces condi­tions, avec de telles dif­fé­rences indi­vi­duelles de sen­si­bi­li­té, il est déli­cat de rai­son­ner sans tenir compte de la nature des popu­la­tions exposées.

D’où vient donc ce plomb que nous ingérons ?

Pro­fes­seur Har­te­mann : Essen­tiel­le­ment des acti­vi­tés humaines, le plomb du sol étant peu mobi­li­sable par les plantes et en pro­por­tion infime dans l’eau « natu­relle ». Actuel­le­ment, sauf situa­tions par­ti­cu­lières liées à des émis­sions indus­trielles locales, il existe trois sources prin­ci­pales : le plomb tétra-éthyle uti­li­sé comme anti­dé­to­nant dans les car­bu­rants, l’at­taque des cana­li­sa­tions, sou­dures et robi­net­te­ries des réseaux de dis­tri­bu­tion d’eau, les anciennes pein­tures au plomb.

Il y a d’autres sources, depuis la perte de plomb de cer­tains maté­riaux uti­li­sés pour conte­nir des ali­ments, en par­ti­cu­lier sous l’in­fluence des micro-ondes, jus­qu’à cer­taines plantes médi­ci­nales, mais on conçoit qu’une poli­tique de san­té publique porte en prio­ri­té sur les plus impor­tantes : éli­mi­na­tion pro­gres­sive du plomb dans les car­bu­rants, réno­va­tion des pein­tures dans les loge­ments anciens, trai­te­ment des eaux agres­sives et rem­pla­ce­ment d’ins­tal­la­tions de dis­tri­bu­tion d’eau.

L’ab­sorp­tion se fait essen­tiel­le­ment par voie diges­tive : pous­sières et écailles de pein­ture, ali­ments, eau de bois­son dans des pro­por­tions moyennes res­pec­tives du total des apports de l’ordre de 20 %, 30 % et 45 % pour un nour­ris­son de trois mois et de 8 %, 60 % et 25 % pour un adulte.

Comment a‑t-on déterminé la teneur limite de 10 µg/l pour l’eau de boisson ?

Pro­fes­seur Har­te­mann : Ce groupe de tra­vail FAO-OMS a déci­dé d’af­fec­ter à l’eau de bois­son 50 % de la valeur limite des apports éva­luée comme indi­qué pré­cé­dem­ment à 25 µg/kg par semaine.

La consom­ma­tion d’eau étant esti­mée à 0,75 l/j pour un enfant de 5 kg nour­ri au bibe­ron et à 2 l/j pour un adulte de 60 kg, un cal­cul simple donne une teneur limite de 11,6 µg/l pour un nour­ris­son et de 52 µg/l pour un adulte. D’où le choix d’une valeur recom­man­dée de 10 µg/l.

Le directive ne fait donc que suivre cette recommandation, en prévoyant toutefois un délai de quinze ans pour sa mise en application.

Pro­fes­seur Har­te­mann : Effec­ti­ve­ment.

Le choix qui a été fait me paraît tenir plus à une volon­té « poli­tique » et à une pru­dence extrême, qu’à une approche pre­nant en compte le rap­port coût-effi­ca­ci­té par rap­port à d’autres prio­ri­tés de san­té publique.

Mais la fixa­tion d’une CMA, « concen­tra­tion maxi­male admis­sible », qui consti­tue une obli­ga­tion régle­men­taire, est une déci­sion de ges­tion du risque qui tient compte des scé­na­rios envi­sa­geables, de l’en­semble des prio­ri­tés de san­té publique, compte tenu de la tota­li­té des moyens que l’on est dis­po­sé à y affec­ter glo­ba­le­ment. Une recom­man­da­tion est un objec­tif sou­hai­table, sus­cep­tible d’être révi­sé selon l’é­vo­lu­tion des connaissances.

D’autres pays ont-ils des approches différentes ?

Pro­fes­seur Har­te­mann : Aux USA, le scé­na­rio de la FDA est très dif­fé­rent. Une pre­mière approche uti­lise des fac­teurs de conver­sion per­met­tant de cal­cu­ler des apports tolé­rables empi­riques. Une deuxième tient compte du coef­fi­cient d’ab­sorp­tion diges­tive, variable avec l’âge, pour éva­luer les apports per­met­tant de main­te­nir une plom­bé­mie ne dépas­sant pas 100 µg/l dans les popu­la­tions les plus sensibles.

La syn­thèse abou­tit à pro­po­ser des éva­lua­tions d’ap­ports jour­na­liers aux­quels on applique un fac­teur de sécu­ri­té de 10, ce qui donne par exemple un apport maxi­mum admis­sible de 6 µg/j pour un enfant de un an.

Ceci a conduit les auto­ri­tés amé­ri­caines à pro­po­ser une CMA pour le plomb dans l’eau de 15 µg/l. Cette valeur est beau­coup plus facile à res­pec­ter que la valeur euro­péenne de 10 µg/l.

Il semble en effet plus rationnel de considérer l’apport global, plutôt que l’apport spécifique de l’eau de boisson.

Pro­fes­seur Har­te­mann : Ces apports varient selon les milieux et les modes de vie.

Si l’on éva­lue les dif­fé­rentes caté­go­ries d’ap­ports, hors le cas des intoxi­ca­tions par la pein­ture, qui posent un pro­blème spé­ci­fique et urgent, on obtient par dif­fé­rence la part admis­sible pour la bois­son. Ces scé­na­rios que nous avions construits avaient abou­ti pour la France à des valeurs supé­rieures à 10 µg/l de l’ordre de 15 à 20 µg/l.

Par ailleurs, nous n’a­vons pas consta­té dans les Vosges, où l’eau dis­tri­buée est par­ti­cu­liè­re­ment agres­sive, d’aug­men­ta­tion sen­sible de la plom­bé­mie chez les enfants lorsque la concen­tra­tion de plomb dans l’eau de bois­son ne dépas­sait pas 30 µg/l.

Mais cet apport global dépend de nombreux facteurs, qui peuvent évoluer.

Pro­fes­seur Har­te­mann : En France, mal­gré une baisse récente, la teneur en plomb des ali­ments solides est encore rela­ti­ve­ment éle­vée. On peut noter que la teneur en plomb des laits mater­nels peut être de l’ordre de 15 µg/l, la teneur maxi­male est de 30 µg/l pour les jus de fruit, 20 µg/kg pour les pré­pa­ra­tions pour nourrissons…

Il ne reste plus beau­coup d’ap­port tolé­rable pour l’eau de bois­son des jeunes enfants si leur nour­ri­ture est consti­tuée d’a­li­ments riches en plomb.

Mais on peut escomp­ter que la baisse se pour­sui­vra comme le montre la dimi­nu­tion de la plom­bé­mie moyenne consta­tée entre les enquêtes de 1979 et 1997, attri­buée à l’ef­fet dif­fé­ré de la dimi­nu­tion de la part d’es­sence plom­bée dans les car­bu­rants utilisés.

D’au­cuns en déduisent que la part du plomb conte­nu dans l’eau de bois­son aug­men­tant, il fau­dra se mon­trer d’au­tant plus sévère pour sa teneur. Mais, c’est évi­dem­ment le contraire, car c’est l’ap­port total qui ne doit pas dépas­ser la quan­ti­té tolérable.

La fixa­tion d’un taux maxi­mum à échéance de quinze ans ou plus me paraît donc pré­ma­tu­rée, car on peut espé­rer que la situa­tion aura bien évo­lué et que les autres sources de plomb auront bien dimi­nué, comme aux États-Unis.

Quelles auraient dû être les priorités, à votre avis ?

Un sys­tème de bons d’a­chats d’eau de source en bou­teille consti­tue­rait un moyen pré­ven­tif et immé­diat rela­ti­ve­ment peu coû­teux par rap­port au mon­tant de cer­tains inves­tis­se­ments pré­vi­sibles pour se confor­mer aux pres­crip­tions. Il est cepen­dant évident qu’il faut abso­lu­ment pro­gram­mer les tra­vaux néces­saires à la neu­tra­li­sa­tion des eaux agres­sives et à la sup­pres­sion des réseaux publics et pri­vés en plomb et mettre en place une stra­té­gie offen­sive face au pro­blème des loge­ments vétustes conte­nant des pein­tures dangereuses.

Pro­fes­seur Har­te­mann : La dis­pa­ri­tion de l’es­sence plom­bée qui a une inci­dence dif­fé­rée sur la teneur en plomb des ali­ments et des pous­sières est pro­gram­mée, il convient donc de don­ner prio­ri­té aux milieux les plus exposés.

De ce point de vue, l’ob­jec­tif d’une teneur de l’eau au robi­net de pui­sage ne dépas­sant pas 25 µg/l, qui peut être obte­nue avec un simple trai­te­ment des eaux agres­sives, me paraît incon­tes­table ain­si qu’une réduc­tion ulté­rieure ten­dant vers 15 µg/l.

Pour les autres sources, des actions ciblées de réno­va­tion des loge­ments abri­tant des enfants conta­mi­nés, comme pré­vu d’ailleurs par la loi sur l’ex­clu­sion, et des mesures concer­nant les zones tou­chées par une pol­lu­tion indus­trielle sont cer­tai­ne­ment prioritaires.

On aurait même pu se poser la ques­tion de la pos­si­bi­li­té, certes contraire aux habi­tudes des ser­vices publics, de four­nir immé­dia­te­ment aux popu­la­tions les plus sen­sibles aux faibles doses, femmes enceintes et enfants de moins de deux ans et les plus expo­sées dans cer­taines zones, de l’eau de bois­son exempte de plomb.

En bref, vous estimez qu’il aurait fallu réfléchir avant de choisir une politique.

Pro­fes­seur Har­te­mann : Le rap­port d’ex­per­tise col­lec­tive que l’IN­SERM vient de com­mu­ni­quer aux Ministres qui l’a­vaient com­man­dé contient d’ex­cel­lentes pro­po­si­tions ain­si qu’une éva­lua­tion du coût des dif­fé­rentes stratégies.

Il est dom­mage que ce tra­vail, qui consti­tue une base de réflexion sérieuse, n’ait pas été réa­li­sé, exa­mi­né et dis­cu­té avant que soit négo­ciée la direc­tive rela­tive à la qua­li­té des eaux des­ti­nées à la consom­ma­tion humaine.

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