Wallace CAROTHERS

Tendances en recherche universitaire et industrielle

Dossier : La chimie et les hommesMagazine N°576 Juin/Juillet 2002
Par Edel WASSERMAN

Éloge de l’interdisciplinarité

Éloge de l’interdisciplinarité

La chi­mie a une posi­tion par­ti­cu­lière par­mi les sciences, si on se réfère aux sub­di­vi­sions inhé­rentes à la chi­mie. La chi­mie phy­sique, la phy­sique molé­cu­laire (deve­nue à pré­sent chi­mie pour une large part), et la plu­part de la phy­sique sont quan­ti­ta­tives et recourent sur­tout à des argu­ments déduc­tifs. La syn­thèse des maté­riaux, y com­pris la chi­mie miné­rale, la chi­mie orga­nique, la bio­lo­gie molé­cu­laire et la plu­part de la bio­lo­gie sont des dis­ci­plines plus qua­li­ta­tives, moins foca­li­sées sur la struc­ture, c’est-à-dire sur la connec­ti­vi­té des atomes (leurs rela­tions de proxi­mi­té). En consé­quence s’ouvre à tout dépar­te­ment de chi­mie uni­ver­si­taire la pos­si­bi­li­té de recherches inter­dis­ci­pli­naires. C’est l’une des ten­dances fortes de la science actuelle. Cette voie est encou­ra­gée tant par des per­cées tech­niques que par les orga­nismes publics de finan­ce­ment de la recherche.

Il s’a­git sou­vent de com­bi­ner les com­pé­tences dans deux, ou plu­sieurs domaines afin de pro­duire de la science neuve. À l’oc­ca­sion, cela peut être le fait d’un cher­cheur maî­tri­sant deux sec­teurs, tels que la modé­li­sa­tion et la théo­rie, qu’il accom­pagne d’une expé­ri­men­ta­tion. Mais le plus sou­vent, deux spé­cia­listes ou davan­tage œuvrent ensemble.

Je don­ne­rai comme exemple du pre­mier type les tra­vaux de R. B. Wood­ward, il y a plus de soixante ans, en 1941.

Il com­bi­na les spectres ultra­vio­lets et la struc­ture des fonc­tions cétone alpha, bêta-insa­tu­rée dans les molé­cules sté­roïdes. De la sorte, un outil phy­sique, simple à uti­li­ser, s’a­vé­ra apte à déter­mi­ner une par­tie de la struc­ture des molécules.

Par la suite, Wood­ward tra­vailla avec des théo­ri­ciens sur des pro­blèmes d’une plus grande com­plexi­té. Dans les années 1950, son par­te­na­riat avec W. E. Mof­fitt et d’autres étu­dia l’ac­ti­vi­té optique, cen­trée sur le grou­pe­ment car­bo­nyle. Ils purent ain­si éta­blir la règle de l’oc­tant. Dans les années 1960, en tan­dem avec Roald Hoff­mann, il décri­vit le mou­ve­ment des élec­trons lors des réac­tions chi­miques, ce qui leur fit décou­vrir les règles de symé­trie des orbitales.


Wal­lace CAROTHERS

Un cas anté­rieur de col­la­bo­ra­tion expé­ri­men­ta­teur-théo­ri­cien s’ob­ser­va chez DuPont dans les années 1930, lorsque W. H. Caro­thers y lan­çait la science moderne des poly­mères. Convain­cu que mathé­ma­tiques et sta­tis­tiques aide­raient à com­prendre le com­por­te­ment des macro­mo­lé­cules, il mit sur le pro­blème P. J. Flo­ry, un phy­si­co­chi­miste de talent qui venait de rejoindre son groupe. Celui-ci mit au point les outils mathé­ma­tiques nécessaires.

La contri­bu­tion de Flo­ry eut un rôle impor­tant, elle concré­ti­sa l’in­tui­tion de Caro­thers, sui­vant laquelle la forme étroite et allon­gée d’un poly­mère déter­mi­nait ses pro­prié­tés, bien davan­tage que la nature exacte des mono­mères ser­vant de modules de construction.

Deux des membres du groupe de Caro­thers, à pré­sent très âgés, vivent près de Wil­ming­ton, dans le Dela­ware. Leur sou­ve­nir est que l’élé­ment prin­ci­pal de la col­la­bo­ra­tion entre Caro­thers et Flo­ry était » beau­coup de dis­cus­sions « . Les publi­ca­tions cru­ciales de Flo­ry, et son approche théo­rique, tout au long de sa car­rière, furent issues de ces conversations.

Un autre exemple his­to­rique influent est la déter­mi­na­tion de la struc­ture de l’ADN au début des années 1950. J. D. Wat­son, un bio­lo­giste, y col­la­bo­ra avec F. Crick, un phy­si­cien, doué pour les cal­culs numé­riques exi­gés par la cris­tal­lo­gra­phie des rayons X ; et ils éta­blirent ain­si la struc­ture en hélice double.

Ces exemples pré­coces de recherche inter­dis­ci­pli­naire pré­sentent des leçons quant aux rai­sons de leur suc­cès. Est cru­ciale l’ap­ti­tude de deux cher­cheurs, for­més dans des domaines dif­fé­rents, à com­mu­ni­quer l’un avec l’autre. De sur­croît, un étu­diant pré­sent dans un tel envi­ron­ne­ment, au contact de deux ensei­gnants (ou plus), issus de champs dis­ci­pli­naires dif­fé­rents, peut se rendre un acteur dans l’é­la­bo­ra­tion d’une science nou­velle, avec toutes les portes qu’elle ouvre.

Dans une large mesure, l’u­ni­ver­si­té conti­nue à fonc­tion­ner sur le modèle d’un groupe de recherche conduit par un ensei­gnant-cher­cheur. De mul­tiples rai­sons expliquent la péren­ni­té de cet état de fait, entre autres les modes de finan­ce­ment, ain­si que le sys­tème d’at­tri­bu­tion des prix scien­ti­fiques au sein de la com­mu­nau­té scien­ti­fique. Néan­moins, les étu­diants ont de mul­tiples occa­sions de se don­ner des atouts inter­dis­ci­pli­naires : en sui­vant des sémi­naires dans diverses spé­cia­li­tés, en lisant lar­ge­ment la lit­té­ra­ture scien­ti­fique et, sur­tout, en cau­sant avec d’autres, for­més à d’autres domaines. La pra­tique élar­git encore de telles apti­tudes à l’interdisciplinarité.

La chi­mie four­nit de telles ouver­tures en nombre. Quels que soient notre appren­tis­sage de la chi­mie, et notre spé­cia­li­sa­tion à l’in­té­rieur de celle-ci, cette science demeure la meilleure des­crip­tion de bien des aspects du monde qui nous entoure. Elle est apte à réunir les aspects qua­li­ta­tifs et quan­ti­ta­tifs en un tout abor­dable. Ni la méca­nique quan­tique ou d’autres théo­ries, seules, ni l’ob­ser­va­tion empi­rique, seule, y suf­fisent. Il y faut leur réunion.

Ain­si, tout par­ti­cu­liè­re­ment pour de jeunes cher­cheurs, une telle apti­tude à lan­cer des ponts, et à com­bi­ner des approches, sont une manière de contri­buer à l’a­van­ce­ment des connaissances.

Les laboratoires industriels de la seconde moitié du XXe siècle

Ce qui pré­cède est la toile de fond de ce qu’on observe dans l’in­dus­trie en ce moment. Dans les années 1950 et aupa­ra­vant, de nom­breux labo­ra­toires indus­triels visaient à être les chefs de file mon­diaux dans un sec­teur scien­ti­fique adé­quat à leurs inté­rêts com­mer­ciaux. Caro­thers et Flo­ry fai­saient pro­gres­ser la science des poly­mères chez DuPont, tout en décou­vrant et déve­lop­pant le nylon et le caou­tchouc arti­fi­ciel, le néo­prène. Ceux-ci res­tent des pro­duits com­mer­ciaux importants.

Aux Bell Labs, Brat­tain et Bar­deen décou­vraient le tran­sis­tor, une inven­tion essen­tielle aux télé­com­mu­ni­ca­tions modernes sous sa forme la plus avan­cée qu’est la puce. Leurs réa­li­sa­tions furent aus­si un puis­sant sti­mu­lant pour une grande par­tie de la phy­sique moderne de l’é­tat solide.

Chez Gene­ral Elec­tric, Lang­muir avait éta­bli une bonne part de la chi­mie des sur­faces, telle que nous la connais­sons. Un corol­laire fut l’a­mé­lio­ra­tion des ampoules élec­triques incan­des­centes, qui conti­nuèrent à ali­men­ter de très sub­stan­tiels béné­fices pour cette socié­té. Et des prix Nobel vinrent récom­pen­ser ces trois monu­ments de la science.

Citons encore, au nombre de pro­grès indus­triels déter­mi­nants, l’in­ven­tion chez Exxon des cata­ly­seurs bimé­tal­liques, et celle chez Mobil de la chi­mie en espace confi­né, dans des zéo­lites en particulier.

Puis advint en 1957 le Spout­nik, le satel­lite sovié­tique. Ce fut trois mois après mon arri­vée aux Labo­ra­toires Bell. Je pus donc étu­dier de près l’im­pact de cet évé­ne­ment. Une cla­meur s’é­le­va au tra­vers de l’en­semble des États-Unis pour deman­der davan­tage de recherche fon­da­men­tale. Un cer­tain nombre de firmes aux tech­no­lo­gies avan­cées se dis­tan­cèrent, de ce fait, de pro­blèmes à per­ti­nence indus­trielle pour se tour­ner davan­tage vers un style uni­ver­si­taire de recherche.

Ce fut un chan­ge­ment curieux. Le Spout­nik repré­sen­tait un triomphe de l’in­gé­nieur, et non du cher­cheur fon­da­men­ta­liste. Néan­moins, ce chan­ge­ment se fit. Bell Labs, IBM, DuPont et d’autres socié­tés encore devinrent des endroits davan­tage pri­vi­lé­giés encore pour y faire de la science pure. Le finan­ce­ment en interne cou­lait à flot. Les dis­trac­tions étaient inexis­tantes, point de réunions de com­mis­sions, de cours à don­ner, de pro­jets de contrats de recherche à rédi­ger, etc. De plus, et ceci fut d’im­por­tance pri­mor­diale, nous avions des col­lègues remar­quables et une atmo­sphère de très grande ouver­ture. Les ges­tion­naires de ces labo­ra­toires ren­for­çaient au maxi­mum cet aspect posi­tif, s’in­té­res­sant non seule­ment aux pro­duc­tions indi­vi­duelles, mais aus­si à l’en­traide mutuelle des chercheurs.

La ges­tion de la recherche brillait alors par son talent. Nous avions des ani­ma­teurs bien­veillants mais aus­si moti­vés. Ils vou­laient construire une science pion­nière de très haut niveau. Le meilleur de ce qui fut alors accom­pli ren­con­tra un tel objectif.

Ce furent pour moi des années extrê­me­ment gra­ti­fiantes. Cepen­dant, je ne peux m’empêcher de me deman­der ce qu’il serait adve­nu si les cher­cheurs, ces années-là – il y a une tren­taine d’an­nées – s’é­taient plu­tôt inves­tis sur une science encore plus com­plexe, plus avan­cée encore que seuls des labo­ra­toires indus­triels sont en mesure d’af­fron­ter. Dans les années récentes, on a pu obser­ver un désen­ga­ge­ment d’a­vec la science pure de la part de l’in­dus­trie. Les réa­li­sa­tions anté­rieures furent jugées insuf­fi­sam­ment pro­fi­tables pour les firmes. L’au­raient-elles été que le sou­tien pour de telles recherches indus­trielles n’au­rait pas manqué.

Bien des ouver­tures sub­sistent dans de nom­breux domaines. L’in­dus­trie s’at­tache à cer­taines d’entre elles, dans ses gros labo­ra­toires propres, ain­si que dans les petits labo­ra­toires de start-ups, ain­si qu’en col­la­bo­ra­tion avec l’université.

IBM a réus­si de très impor­tants chan­ge­ments, tout en conser­vant intacte la plu­part de sa recherche conforme à ses pré­oc­cu­pa­tions d’en­tre­prise. DuPont se donne en ce moment une sem­blable refocalisation.

Les modi­fi­ca­tions les plus dras­tiques sont appa­rues chez AT&T. C’est une his­toire encore en cours. Elle vit inter­ve­nir des modi­fi­ca­tions majeures.

Des mutations récentes

Bell Laboratories Lucent Technologies
Bell Labo­ra­to­ries Lucent Technologies

Vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, AT&T com­men­ça à subir une concur­rence accrue en télé­pho­nie, de la part sur­tout de MCI (deve­nu depuis World­com). Au lieu d’es­sayer d’é­vo­luer dans un monde en muta­tion, la réponse d’AT&T fut de lan­cer une vigou­reuse offen­sive visant à exclure la concur­rence. Le patron de la firme était un lea­der excep­tion­nel qui, en d’autres cir­cons­tances, aurait pu être le plus grand PDG dans l’his­toire de cette socié­té. Il était extra­or­di­naire, mais il était isolé.

En 1974, le gou­ver­ne­ment des États-Unis inten­tait une action anti­trust à l’en­contre d’AT&T, visant ses pra­tiques de mono­pole. Des actions en jus­tice anté­rieures, depuis le début du XXe siècle, avaient cau­sé quelques chan­ge­ments, mais pas de trans­for­ma­tion majeure. Com­bi­ner des ser­vices télé­pho­niques locaux et à grande dis­tance restrei­gnait l’es­sor de la firme. Se sépa­rer des filiales régio­nales, vues comme gour­mandes en capi­tal et à crois­sance lente, pour­rait libé­rer la mai­son mère, ain­si apte à deve­nir l’une des grandes socié­tés de haute tech­no­lo­gie. Les diri­geants s’at­ten­daient aus­si à de gros béné­fices finan­ciers. La sépa­ra­tion inter­vint en 1984. Les ²la­bo­ra­toires Bell res­taient dans le giron de AT&T.

Mais la recherche en souf­frit. Une petite frac­tion du reve­nu des com­mu­ni­ca­tions télé­pho­niques locales avait contri­bué au finan­ce­ment des labo­ra­toires. Après la sépa­ra­tion, le sou­tien maté­riel dimi­nua. La recherche s’o­rien­ta davan­tage vers des sujets moins aca­dé­miques, plus direc­te­ment en phase avec les mar­chés des com­pa­gnies. Certes, le pro­grès tech­nique conti­nua, mais dans un cadre plus restreint.

Il y a six ans, AT&T se scin­da de nou­veau. Lucent fut bâti, avec les labo­ra­toires Bell comme figure de proue. Durant plu­sieurs années, cette nou­velle socié­té réus­sit plei­ne­ment. Puis, ces deux der­nières années, l’af­fais­se­ment du mar­ché des télé­com­mu­ni­ca­tions, cou­plé avec des mani­pu­la­tions finan­cières mal­heu­reuses, han­di­ca­pa sa via­bi­li­té. À pré­sent (avril 2002), plus de la moi­tié des employés sont par­tis, et la via­bi­li­té à long terme de Lucent paraît incer­taine. AT&T tra­verse aus­si de grosses dif­fi­cul­tés finan­cières. Son ave­nir est lui aus­si incer­tain, après un cer­tain nombre d’ac­qui­si­tions coû­teuses et des résul­tats d’ex­ploi­ta­tion médiocres.

Dans ces deux socié­tés, AT&T et Lucent, la recherche se foca­lise de plus en plus sur des pro­jets à court terme. Cette ten­dance regret­table fut amor­cée, il y a une ving­taine d’an­nées, lorsque AT&T don­na son accord à sa sub­di­vi­sion, et lors­qu’une bonne part du finan­ce­ment des labo­ra­toires Bell fut sou­dain tarie. Néan­moins, les cher­cheurs indi­vi­duels eurent ample­ment le temps de se cher­cher d’autres emplois en interne ou en externe.

Un autre exemple récent est celui inter­ve­nu chez DuPont et annon­cé en février de cette année. Une firme sépa­rée pro­dui­ra à par­tir de fin 2003 les nylons, poly­es­ters et Lycra™. La rai­son en est la sur­ca­pa­ci­té, et les mau­vais béné­fices dans ce sec­teur des com­mo­di­tés-poly­mères depuis une bonne décen­nie. Les recherches peuvent certes amé­lio­rer les pers­pec­tives com­mer­ciales de ces pro­duits, et d’autres simi­laires. Mais leurs axes pour­ront chan­ger, dans la mesure où la pers­pec­tive d’en­semble de la nou­velle firme sera plus étroite.

Conclusion

Dans une conjonc­ture incer­taine, les cher­cheurs indus­triels ont beau­coup à apprendre par la simple obser­va­tion des aspects com­mer­ciaux de leurs com­pa­gnies. Mais des scien­ti­fiques sont enclins à s’in­ves­tir dans leur tra­vail, prê­tant de ce fait insuf­fi­sam­ment atten­tion à ce qui se passe autour d’eux.

Une for­ma­tion uni­ver­si­taire en chi­mie, et dans les sciences connexes, four­nit une excel­lente base à une car­rière indus­trielle de plu­sieurs décen­nies. Mais les per­cées tech­no­lo­giques ont une durée de vie limi­tée, par­fois à des périodes de seule­ment cinq à dix ans. Dès lors, le talent cru­cial pour un cher­cheur est de » savoir apprendre « . Les années de doc­to­rat servent à se don­ner cet atout.

Beau­coup des domaines tech­niques qui ont vu des pro­grès majeurs durant ces der­nières décen­nies sont encore jeunes, intel­lec­tuel­le­ment par­lant. Ils sont capables de bien davan­tage. La bio­lo­gie four­nit depuis tou­jours une masse d’exemples sti­mu­lants. Elle montre qu’un petit nombre de com­po­santes peut don­ner lieu à for­ma­tion de struc­tures aux fonc­tion­na­li­tés extra­or­di­naires, lors­qu’on accède à des ordres de com­plexi­té supé­rieurs. Il existe un grand nombre d’oc­ca­sions de réa­li­sa­tions ana­logues, mais avec des struc­tures molé­cu­laires et des maté­riaux syn­thé­tiques. Nous n’a­vons encore fait que le pre­mier pas dans cette direction. 

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